Des États généraux à Diagonale, l’utopie concrète de Paul Vecchiali

Hommage à un producteur militant

par ,
le 26 janvier 2023

Après l’annonce du décès de Paul Vecchiali le mercredi 18 janvier 2023, nous rendons aussi hommage à un réalisateur qui a toujours clamé son indépendance. Cinéaste du mélodrame, Paul Vecchiali était pourtant familier des plus grandes actrices du cinéma français qui lui faisaient l’amitié d’apparaître régulièrement dans ses films. Paul Vecchiali a aussi fondé plusieurs maisons de production pour financer ses films et ceux des autres. La conception singulière du rôle de producteur est décrite dans le projet que Paul Vecchiali a défendu aux États généraux du cinéma de Mai 68. Cet épisode de sa vie est encore méconnu mais son analyse permet de comprendre le rapport du cinéaste au monde du cinéma et la façon dont il conçoit son exercice du septième art.

vecchiali1.jpg

Dans la vie de Paul Vecchiali (1920-2023), l’expérience unique de la société de production Diagonale constitue un moment charnière. De 1976 à 1994, cette maison a réuni une famille de cinéastes et leur a permis d’élever une voix singulière, propre aux avant-gardes. Marie-Claude Treilhou, Danièle Huillet, Jean-Marie Straub, Noël Simsolo et Jean-Claude Biette parmi d’autres ont trouvé en Paul Vecchiali un producteur dévoué à faire exister un cinéma marginal. Il faut entendre Paul Vecchiali parler de Diagonale pour comprendre comment le métier de producteur s’apparente, pour lui, à une mission ou un sacerdoce.

La marginalité de Paul Vecchiali, cinéaste et producteur, s’affirme contre un milieu qui n’a vu en lui qu’un faire-valoir et dont le travail a tardé à être reconnu. Parmi ceux qui le connaissent, peu savent qu’en Mai 68 il a été l’un des premiers à appeler à la tenue d’États généraux du cinéma et qu’il a même défendu un projet autogestionnaire. En mai 2022, alors qu’il se remettait du coronavirus avant d’entamer un marathon parisien pour inaugurer la salle qui porte son nom au cinéma Le Grand Action, je me suis entretenu au téléphone à ce propos avec Paul Vecchiali. Au fil de la conversation, Paul Vecchiali mêlait ses souvenirs de Mai 68 à ceux de la création de Diagonale. Entre les deux événements, Vecchiali voyait une continuité et je me propose de raconter le parcours de Paul Vecchiali en Mai 68 pour éclaircir un tant soit peu les raisons de sa démarche.

Pour rappel, le 17 juin 1968 le Syndicat des techniciens de la production cinématographique – CGT (STPC-CGT), les étudiants de l’École nationale de photographie et de cinématographie (ENPC), de l’Institut des hautes études cinématographiques (Idhec) et des critiques des Cahiers du cinéma déclarent la grève de toute la profession cinématographique et appellent à des États généraux du cinéma dans les locaux de l’ENPC, rue de Vaugirard. Le lendemain, à Cannes, le festival est annulé et les cinéastes qui y étaient présents rentrent à Paris. En tout, les États généraux du cinéma ont réuni près de 1500 personnes dont l’activité principale était de débattre et de rédiger des projets de restructuration de la profession cinématographique. Après une première assemblée générale le 26 mai au théâtre de Suresnes où les cinéastes en lutte doivent choisir entre 19 projets issus de 19 groupes de travail, le mouvement se disperse le 5 juin. Le projet synthétisant les trois projets majoritaires (le projet n°13 défendu par Pierre Lhomme et la CGT, le projet n°16 défendu par Louis Malle et le projet n°19 défendu par Michel Cournot et ceux qui composent la future Société des Réalisateurs de film) échoue à convaincre faute de l’agitation d’une frange gauchiste du mouvement réunie autour du projet n°4 défendu par Thierry Derocles, Marin Karmitz et Claude Chabrol.

simonebarbes2.jpg

En parcourant le premier Bulletin des États généraux du cinéma intitulé « Le cinéma s’insurge », nous lisons une liste de 385 signatures qui affichent leur soutien au mouvement du cinéma en grève. Le nom « Paul Vecchiali » y figure parmi d’autres. À l’époque, Paul Vecchiali avait déjà réalisé son premier long-métrage autoproduit Les Ruses du diable (1966). Il se définit comme un réalisateur autodidacte de tendance anarchiste et s’inscrit en rupture avec le monde du cinéma qui venait aux États généraux. Il y défend pourtant le projet n°12 qu’il assure avoir écrit tout seul. Il en est le rapporteur lors de l’Assemblée générale du 26 mai, qui se tient à Suresnes, et recueille un faible nombre de suffrages (25) qui le place en sixième position.

Le projet n°12 montre une cohérence politique et une vision du cinéma liée à une réorganisation de la structure-même de la profession. Décomposé en unités de production, formées selon un projet de film, le monde du cinéma s’autonomise des cadres capitalistes mais aussi de l’influence de l’État. L’organisme centralisant ces unités de production s’appelle « Office autonome du cinéma » et capte lui-même les recettes des films pour les réinvestir dans la production de films. Cet Office se substitue aux maisons de distribution en tant qu ‘« organe régulateur de l’exploitation » mais aussi aux organismes de ventes internationales. L’idée principale est de réduire les pertes économiques causées par l’éparpillement de la profession. L’OAC examine aussi les projets soumis par les unités de production à partir de leur scénario et établit un budget prévisionnel selon le nombre de techniciens qui participent de l’unité. L’OAC supervise aussi la décentralisation du cinéma en établissant des cinémathèques et des écoles de cinéma sur tout le territoire français. En somme, le projet de Paul Vecchiali pense l’autonomie comme un moyen de libérer le cinéma français de l’emprise étatique, d’une part, et de permettre à tous de réaliser des projets en dehors des cadres de rentabilité. En bon anarchiste, Paul Vecchiali réfléchit à un cinéma sans maître.

en-rachachant.jpg

Au cœur des États généraux, ce type de projet ne détone pas. La revendication autogestionnaire fait consensus comme le traduit la répartition des votes : les quatre projets arrivés en tête déclinent tous cette thématique. Nous ignorons les raisons pour lesquelles le projet n°12 ne s’est pas hissé dans ce quatuor de tête. Nous pouvons cependant donner deux hypothèses. Dans un premier temps, par rapport aux projets de la CGT et de Louis Malle, le projet n°12 est relativement bref et peu détaillé. Il formule l’utopie d’un monde du cinéma sans rentabilité mais développe peu les modalités de son exécution. Dans un deuxième temps, le personnage de Paul Vecchiali, extérieur à la profession, se rattache peu à la répartition politique et sociologique de l’assemblée. Le projet n°16 de Louis Malle et le projet n°19 de Michel Cournot rassemblent les tenants de la Nouvelle vague, le projet n°13 de Pierre Lhomme réunit les syndicalistes de la CGT du spectacle et le projet n°4 affirme une tendance gauchiste et provocatrice qui attire à elle les suffrages de la frange la plus radicale des États généraux en proposant le « cinéma gratuit ».

Pourtant, Paul Vecchiali ne manque pas de culot. La mesure « choc » du projet n°12 se résume à un slogan « Chaque membre de l’Unité de production reçoit un salaire […] qui est le même pour tous ». Quand il défend cette proposition devant le cinéma en grève, Paul Vecchiali raconte qu’il a suscité des réactions vives et des insultes d’à peu près partout, y compris parmi les bancs gauchistes. Toute précaution gardée, on sent chez le cinéaste un esprit de provocation. Quoi qu’il en soit, le rejet de son projet scelle la rupture de Paul Vecchiali avec le mouvement. Quand je l’interroge sur les moments qui ont marqué la suite des États généraux, Paul Vecchiali dit ne pas les avoir vécus et s’être très vite défié du monde du cinéma. Des États généraux, le cinéaste garde des inimitiés qui marquent une défiance à l’égard d’un mode institutionnel de production.

Nous ne concluons pas d’une filiation directe entre les États généraux et la création de Diagonale mais nous pouvons en tirer une série de constat. D’abord, le projet n°12 traduit en propositions politiques une vision de la création cinématographique qui sera appliquée dans l’expérience Diagonale. D’une part, Paul Vecchiali conçoit le métier de producteur comme celui d’un gestionnaire émanant de l’équipe du film. C’est pourquoi il n’est pas rare de le retrouver co-scénariste ou monteur des films qu’il produit. D’autre part, faire un grand film avec peu de choses selon un budget accordé aux besoins des techniciens devient la règle générale de Diagonale. Le maître-mot de Paul Vecchiali est de ne pas tirer de bénéfices des films qu’il produit. Au cinéma, Paul Vecchiali ne s’est jamais payé, ni en tant que réalisateur ni en tant que producteur, et il a préféré vivre des commandes que lui passaient la télévision. Ensuite, les États généraux du cinéma incarnent chez lui un moment de rupture avec une profession. La question de la marginalité est une facilité pour la critique qui ne dit rien des processus de socialisation à l’œuvre au sein du monde du cinéma. Chez Vecchiali, la marginalité résulte à la fois d’une autonomie choisie et d’un manque de reconnaissance de la part du cinéma officiel. Plutôt que de chercher à convaincre le milieu, Paul Vecchiali applique à ses films et à ceux des autres sa propre utopie.

defile-etats-generaux-du-cinema-en-1968-cphoto-henri-glaeser-collection-marin-karmitz-1920x1080.jpg

Images : C'est la vie, photo de tournage (Paul Vecchiali, 1980) / Simone Barbès ou la vertu (Marie-Claude Treilhou, 1979) / En rechâchant (Straub-Huillet, 1982) / Photographie de la manifestation du 24 mai 1968, Gare de Lyon.