Désirs dans l’aquarium

A propos du Pornographe de Shohei Imamura

par ,
le 19 décembre 2018

« – Tu comprends ce gars ?
– Non, pas du tout. »

C’est par une question – énoncée de sa propre voix dans une salle de projection – qu’Imamura clôt Le Pornographe, son huitième film, que nous aurons pu découvrir en salle cette année à l’occasion d’une rétrospective distribuée par Mary-X Distribution [11] [11] Il s’agit du troisième film de cette rétrospective après La Femme insecte et Profond désir des dieux. Quatrième même, si l’on y ajoute La Ballade de Narayama, sa palme d’or ultérieure qui fut, elle, programmée cette année par Les Bookmakers et distribuée par La Rabbia. . Geste de provocation du cinéaste qui, par mise en abyme, redouble l’incompréhension et l’exaspération du spectateur après ces deux heures et huit minutes de métrage. En effet, Le Pornographe est déroutant au premier abord : trop dense, chaotique et rugueux. Son montage désordonné, entre des flashbacks impromptus et des scènes coupées trop tôt, comme collées arbitrairement sans souci de raccord, nous perd. Au milieu de ce fatras se meuvent des personnages au moins tout aussi inconstants. En définitive, nous, spectateurs, sommes sans repère. Néanmoins, l’égarement, pour peu que l’on accepte de lâcher prise, devient source de jouissance, car le film tire sa force et son énergie de ses images confuses. Et Il y a toutefois dans Le Pornographe une figure récurrente qui, aussi incongrue qu’elle puisse paraître, permet d’appréhender le film : la carpe dans l’aquarium.

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La carpe apparaît pour la première fois après une séquence de flashback, au bout d’une dizaine de minutes. Ce flashback montre la naissance de la « liaison interdite » entre monsieur Ogata (le futur pornographe du titre et personnage principal) et Haru, la propriétaire de la maison dont il loue une chambre. L’homme essaye de retenir la femme au moment où celle-ci s’apprête à tomber d’un tabouret, mais elle le repousse et tombe. Veuve, elle dit garder le deuil pour que son mari puisse reposer en paix. Un plan montre alors le visage d’Ogata craintif, filmé à travers le miroir d’un autel bouddhiste : face à sa main posée sur la cheville d’Haru, la religion vaut comme un rappel à la morale. Dans l’image suivante, l’autel est au fond du cadre et sépare les deux protagonistes. Son miroir émet un halo lumineux en guise de nouvel avertissement. Cependant, les barrières de la morale sont faibles face aux désirs, et le refus lié au veuvage devient ici le simple argument d’un jeu de séduction. Les deux personnages se rapprochent mutuellement, franchissent la frontière de principe, s’embrassent, puis tombent l’un sur l’autre hors champ. Retour au présent, le couple discute dans un salon de coiffure. Haru vient de se faire avorter et explique à Ogata avoir fait ce choix en dépit de sa volonté, à nouveau pour préserver l’intégrité de son défunt mari. À l’arrière-plan, la carpe dans l’aquarium a remplacé l’autel bouddhiste : le patriarche a trouvé un corps pour marquer la permanence de sa présence au sein du foyer. Le poisson né le jour de la mort de l’époux est sa réincarnation, Haru en est certaine. Imamura joue de cette croyance tout au long du métrage, faisant sauter la carpe chaque fois que « quelque chose de mal arrive », comme Haru l’explique ici pour la première fois.

Le réalisateur use donc de la réincarnation bouddhiste pour figurer le joug moral qui pèse sur les protagonistes. Néanmoins le symbole est trop lourd pour un cinéaste aussi terre-à-terre ; les questionnements éthiques semblent peu à leur place dans cette œuvre. L’image de la carpe prête surtout à rire. Facétieux, Imamura n’hésite d’ailleurs pas à redoubler sa pesanteur symbolique, faisant par exemple résonner la voix des personnages lorsqu’ils sont filmés du point de vue de l’aquarium, comme épiés depuis l’au-delà. C’est alors, dans un premier temps, sur le mode du rire qu’il faut envisager l’opposition dramatique entre libido et morale. Ogata, être pulsionnel, maladroit, ressemble aux multiples anti-héros comiques qui parcourent les productions japonaises depuis les années 1960 (qui vont, par exemple, de Tora-san aux récents personnages d’Hitoshi Matsumoto). Il faut voir l’acteur Shoichi Ozawa pris de spasme, gesticuler, lorsque le personnage croit son désir presque incestueux pour sa jeune belle-fille, Keiko, découvert. Son affrontement sisyphéen avec la carpe, dont il tente de se débarrasser à plusieurs reprises mais qui finit toujours par revenir, en ferait presque un personnage burlesque (c’est le diable à ressort de Bergson [22] [22] Bergson Henri, Le Rire : essai sur la signification du comique, PUF, Paris, 1955, p.53. ).

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Mais, souvent loin de la comédie, Le Pornographe exprime quelque chose de l’état de la société japonaise au milieu des années 1960. Le film sort en 1966, soit deux ans après les Jeux olympiques de Tokyo qui affirmèrent aux yeux du monde entier la prospérité de l’archipel, alors en pleine Haute Croissance, bien loin des douloureuses périodes de guerre et d’après-guerre. Ici toutefois, les fastes de l’époque apparaissent peu. Se déroulant presque exclusivement en intérieur, le film les laisse hors champ. Dès ses premières images, dès l’ouverture de Désirs volés, en plongée aérienne sur Osaka entièrement reconstruite, Imamura présente le projet de sa filmographie : détourner le regard du haut monde moderne environnant, fouiller en dessous, plonger vers les bas quartiers pour observer les classes populaires, ouvrières, paysannes et marginales.

Avec Le Pornographe il pousse sa logique d’observation et, dans un renversement dialectique, fait de l’aquarium depuis lequel les personnages sont observés par la carpe le miroir de leur propre condition. Épiés de loin, depuis un point de vue obstrué, ils vont de lieux clos en lieux clos. Propice aux grandes étendues, le format scope est utilisé pour filmer des lieux encombrés, surchargés, en tout cas trop petits pour les corps qui s’y déploient. Les surcadrages se multiplient et enferment les personnages, constamment en cage. Nous nous souvenons alors du film précédent, Désir meurtrier qui s’ouvrait sur deux souris entassées dans une cage trop étroite. Cette image faisait écho à la situation de l’héroïne, Sadako, prise entre une structure familiale asservissante et un désir d’ailleurs, visuellement manifesté par la ligne de chemin de fer derrière sa maison. Dans Le Pornographe, si Ogata et ses acolytes s’interrogent sur le concept de démocratie qu’ils peinent visiblement à assimiler (ils sont de la génération qui a connu la guerre)[33] [33] L’idée de démocratie est au cœur de la constitution de 1946 dictée par l’occupant américain. , Imamura laisse entendre que les libertés qu’il induit sont en réalité illusoires. Les deux jeunes, Keiko et Koichi, en subissent les frais : tous deux rêvent de s’échapper du foyer parental, mais le temps passe, et, lors de l’épilogue, ils n’ont pas bougé de place. Ils sont, au même titre que les autres protagonistes et malgré leur âge, piégés dans l’aquarium.

Si les personnages d’Imamura ne peuvent s’échapper de l’aquarium, quitter leur milieu, ils n’ont pas d’autres choix, pour survivre, que de s’y adapter. La Femme insecte se plaçait en 1963 sous les lumières de l’entomologie, Le Pornographe, lui, affirme par son sous-titre une ambition anthropologique [44] [44] Le titre complet du film est Le Pornographe : introduction à l’anthropologie. Le sous-titre est un ajout d’Imamura vis-à-vis du roman adapté, Les Pornographes, écrit par Akiyuki Nosaka. . Au fond, Ogata et Tome (la femme insecte) suivent un trajet similaire : pauvres, partis du bas-monde, il et elle ont tous les deux réussi à s’adapter au monde moderne en gérant un commerce illégal – pornographie pour lui, prostitution pour elle – jusqu’à côtoyer les « élites ». Ils sont comme cet insecte en ouverture de La Femme insecte, dont le cinéaste scrute en gros plan le déplacement imperturbable, même lorsqu’il s’agit d’escalader un tas de terre : il surmonte les difficultés, s’en accommode (avant les deux souris de Désir meurtrier, Imamura explicitait déjà son projet à l’aide d’une comparaison inter-espèces). L’environnement auquel est confrontée l’espèce humaine, sous les auspices de la société japonaise des années 60, est la Haute Croissance et son capitalisme urbanisé, où tout peut s’acheter, jusqu’à la virginité des jeunes filles.

Ainsi, si Imamura montre peu de l’apparat moderniste de cette société, il s’applique à décrire comment l’argent informe toutes les relations. Pour les personnages, d’origines sociales peu avantageuses, les problèmes d’ordre financiers ne cessent en effet de s’accumuler tout au long du récit : la liaison d’Ogata et Haru se noue autour du fait qu’il n’a pas les moyens de lui payer son loyer ; Ogata a besoin de fonds afin de financer ses films, principale source de revenus du foyer ; on réclame à Keiko d’onéreux frais pour intégrer une école ; Koichi dérobe de l’argent à sa mère pour s’enfuir avec son amante, etc. Malgré tout, Ogata fait face, s’avérant être, en dépit des apparences, un habile homme d’affaires. Si les flashbacks dépeignent un « bon à rien », celui-ci est parvenu à monter un véritable commerce qui, bien que crapuleux, est minutieusement organisé en termes de rentabilité. Ogata s’est hissé en haut des tours de la Haute Croissance. Il est le seul protagoniste à passer d’un monde à l’autre : du salon de coiffure aux grandes entreprises. Toujours en activité, toujours en mouvement, le montage le téléporte d’un lieu à l’autre, qu’il essaye à chaque fois de maîtriser : en côtoyant les cadres, il a appris leurs codes.

Un plan est à cet égard significatif : au loin, nous percevons à travers un ensemble de vitres Ogata discutant avec un groupe d’hommes en costume ; dans la pièce d’à côté des femmes sont absorbées par leur travail. Sans le son, nous pourrions être face à une scène d’entreprise des plus ordinaires, seulement les voix révèlent les vrais enjeux de la réunion : un pornographe est venu vendre ses services. Vivant dans un monde où l’argent est roi, Ogata a trouvé son filon. Partant du constat que « les plaisirs d’un homme, c’est de manger et de faire l’amour », il vend aux « patrons » – discrètement, sous le manteau – ce qu’ils veulent dans leur soif de pouvoir, mais sans l’admettre parce qu’ils ont honte ; il transforme leurs fantasmes en marchandises. Son commerce se glisse dans les failles du Japon des années 1960  – jeune société libérale encore pétrie de valeurs ancestrales – et s’articule à partir d’un triple rapport entre les désirs (l’humain et sa libido), la morale (les barrières des mœurs) et l’économie (le profit).

Le pornographe assouvit, avec ses images pornographiques et un éventail de services associés, les pulsions primitives inavouables des hommes d’affaires que la Haute Croissance a érigés en modèle. S’intégrant au mouvement de marchandisation, il tire profit de la répression de ces affects : son activité prospère en raison même de son immoralité. Les « patrons » dans leurs hautes tours, pour ne pas se salir les mains, ont besoin qu’Ogata, homme du bas-monde, apporte sur un plateau les objets de leurs désirs prohibés. Car la honte est au cœur du Pornographe  à travers l’inadéquation de ses personnages et de leurs pulsions au cadre plus large d’une société les rendant immoraux. Et le film dévoile l’hypocrisie d’un monde qui, pris dans l’effervescence d’un nouveau capitalisme où le moindre objet, le moindre service, acquiert une valeur monétaire, fait naître un marché de ses propres interdits.

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Bien que son commerce paraisse détestable, nous aurions tort de croire qu’Imamura condamne les agissements de son personnage. Le cinéaste observe ces êtres avec distance, sans les juger. Ogata est un anti-héros, peu sympathique, mais pas antipathique. Avec La Femme insecte, Imamura subvertissait les codes du mélodrame, remplaçant l’héroïne tragique conventionnelle par une femme pragmatique ; or c’est le même pragmatisme qui guide le pornographe : Ogata et Tome sont devenus marchands pour grimper les échelons de la société moderne et en finir avec la pauvreté. Ogata n’est pas mauvais et son commerce immoral n’est que le pur produit de la Haute Croissance, dont les libertés sont en réalité pouvoir d’achat.

Ce personnage porte donc en lui les contradictions de cette société. Le « service social » qu’il prétend prodiguer à ses clients en leur permettant dans un environnement libéral d’assouvir leurs désirs est en réalité avant tout source de profit. De même que, s’il se réclame par son activé de la démocratie, son comportement est autoritaire lorsqu’il joue au père – symptôme d’une obsession de l’ordre en dépit des libertés acquises. Ogata croit être un agent de l’émancipation alors qu’il n’est qu’un commerçant voulant préserver ses affaires à tout prix. Il est celui qui veut garder le contrôle en plein tumulte. L’espace qu’il a bâti, qu’il maîtrise, est quotidiennement assiégé : c’est la tempête dans l’aquarium. Des « ennemis » de l’extérieur envahissent son environnement : ce sont ces policiers et yakuzas qui apparaissent dans le cadre et dérangent son commerce. Lors de ces scènes, le personnage se dérègle, il redevient risible, s’évertuant à fermer les cloisons qui l’entourent : comme s’il pensait que ces fines couches de papier allaient le protéger du désordre extérieur.

Seulement, c’est peut-être davantage à l’intérieur, au plus profond du personnage, qu’il faut chercher les causes de l’effondrement de son monde. Car si dans ses affaires, depuis une position distanciée, Ogata traite aisément la libido des autres, il a bien du mal à maîtriser la sienne. À chercher à réifier les pulsions, celles-ci n’en deviennent que plus virulentes et échappent à tout contrôle. L’obstination qu’il met à fermer les cloisons (perméables) témoigne chez lui d’une volonté de préserver le secret de ses désirs. Ogata est poursuivi par la honte depuis l’enfance. Du moins, c’est ce que nous comprenons des flashbacks où nous le voyons enfant, confronté à sa belle-mère et à un prêtre bouddhiste (du moins paraît-il comme tel) : tantôt réprimandé ; tantôt observant les adultes dans leurs ébats sexuels. Ces séquences surgissent abruptement chaque fois que le personnage est embarrassé par l’un de ses actes pulsionnels. Après avoir couché avec Keiko, il reproduit un geste de son enfance : pris de confusion, il s’enroule dans une couverture et se frotte machinalement la tête comme s’il cherchait à effacer ce qui vient de se passer. Ogata aspire à une vie normale mais, perverti depuis l’enfance, cela est voué à l’échec. De fait, sa volonté d’être un « bon père » pour Keiko coexiste avec un désir fou pour elle.

Une nouvelle fois, c’est par un flashback que nous approchons les tourments du personnage. Celui-ci montre Keiko, alors enfant sous la surveillance d’Ogata, se faisant renverser par un camion. L’accident a marqué son corps d’une cicatrice ; devenu pour l’homme, quelques années plus tard, fétiche foudroyant, en face duquel son corps se raidit. Comment la culpabilité a-t-elle pu se transformer en désir. Le mystère reste entier [55] [55] Peut-être y a-t-il néanmoins une logique dans l’écriture du film : les pulsions culpabilisantes, liées à la cicatrice, sont les stigmates d’un échec dans son rôle de père protecteur. . Les désirs échappent à l’entendement, en eux germe un potentiel destructeur : ils submergent chacun sans considération morale pour l’entraîner dans leurs abysses. Haru en fera tragiquement les frais. Signe de l’irrémédiable incompatibilité entre désirs et morale, elle meurt de folie, définitivement perdue entre sa fidélité à son défunt époux et son attirance pour Ogata. Dans l’une des séquences les plus marquantes du film, accrochée aux barreaux de l’hôpital, elle hurle face à des spectateurs stoïques au milieu de la rue. Tragédie de sa condition : elle est une femme prisonnière de ses désirs, exposée à des regards inquisiteurs, semblables à ceux des spectateurs de pornographie. À ce moment, un sein d’Haru se découvre, la rapprochant d’une prostituée dans une vitrine. Seule la mort la libérera ; réincarnée en carpe, elle rejoint son mari au fond de la mer, libérée de l’aquarium.

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Pour vivre pleinement leurs désirs, les personnages doivent faire le choix de l’autarcie. Ogata le comprend à la fin du film. Alors que la poupée, sa démente invention [66] [66] Surprenante préfiguration de la « love doll » qui apparaît sur le marché nippon en 1981. Giard Agnès, « La love doll au Japon : jeux imaginaires, incarnation et paradoxes », dans Revue ¿ Interrogations ?, N°23. , est définie par son créateur comme « le résumé de la culture moderne », annoncée comme le paroxysme de la rationalisation des désirs, domestication totale de la chair par la machine, ce dernier décide finalement d’en préserver le secret. Ogata au cours de l’épilogue, situé après une ellipse de cinq années, est tel un artiste fou, obsédé par sa création. Il vit reclus, dans une petite cabane sur l’eau, à proximité de la maison et du salon de coiffure familial maintenant géré par Keiko. Koichi, devenu entrepreneur, amène un homme d’affaires pour lancer l’industrialisation et l’exportation de la poupée. L’ancien pornographe, autrefois pragmatique, refuse l’affaire : il détache la planche d’accès de la cabane, faisant tomber le commerçant à l’eau.

En construisant cette cabane – espace clos, hermétique aux regards – il s’est volontairement coupé du monde pour habiter un endroit où ses désirs peuvent s’exercer sans contrainte sur une poupée docile. Cette dernière est pour lui la manière d’en finir une bonne fois pour toutes avec les tabous : par ce fantasme d’une vie créée par et pour lui, il s’échappe de la morale et des interdits liés à la parenté, et peut donc librement succomber à ses pulsions. La cabane amarrée finit par se détacher et part voguer sur l’océan : un monde miniature (on revient au motif de l’aquarium), autonome, né à la périphérie du monde moderne. Un navire – marchand peut être, signe d’un capitalisme internationalisé – surplombe la cabane flottante lors de l’avant-dernier plan : la haute modernité a déjà conquis chaque parcelle du globe, jusqu’aux déserts océaniques ; impossible donc de lui échapper vraiment. Ogata se croit malgré tout enfin seul (son acolyte disparait subitement de la scène sans justification), enfin tranquille ; sa raison est, elle, restée sur le rivage [77] [77] « …et le protagoniste meurt, son sexe toujours en érection… » : tel que le rapporte Bastien Mereisonne dans le livret de l’édition Blu-Ray/DVD d’Elephant Films, voici comment Imamura voulait clôturer son film, avant de se raviser, pensant que le public Japonais n’était pas prêt pour une telle image. Cette fin aurait vu Ogata rejoindre Haru : libérée des contraintes terrestres ses désirs seraient assouvis par-delà la vie. Même si le cinéaste a ultérieurement regretté de ne pas avoir inséré ce plan, la fin présente reste intéressante dans le sens où le monde solipsiste du personnage coexiste en tant qu’anomalie avec la société englobante. . Avec sa poupée, Ogata fini comme Haru : en couple, séparé du monde et se croyant libéré.

Seulement, même libérés du monde et de ses contraintes morales, Ogata et Haru restent prisonnier.e.s de l’image qui les donne à voir. L’aquarium qui contient les poissons est un simulacre  entre les vitres duquel sont disposés des objets miniatures qui évoquent l’étendue des profondeurs maritimes ; simulation au sein d’un espace clos. Mais l’aquarium, c’est aussi le film dans sa totalité. Rappelons que Le Pornographe s’ouvre et se ferme par une mise en abyme : nous découvrons le récit d’Ogata en même temps qu’une équipe de production de films pornographiques. Les individus projetés sur l’écran, acteurs et actrices amateur.ice.s pornographiques, ont été préalablement capturés par la pellicule. Ils sont maintenant prisonniers des regards voyeurs et inquisiteurs : ceux des producteurs avides qui n’hésitent pas à faire des commentaires grossiers, comme ceux du public dans la salle de cinéma.

Réfugié dans sa cabane Ogata se croit seul et libre, parce qu’il n’a pas conscience d’être épié par ces personnes hors cadres, filmiques et extrafilmiques, toutes déconcertées devant cette fin sibylline. Ce nouvel habitat, bien qu’il vogue librement sur l’océan, est encore un espace clos qui soumet ses occupants aux regards. Une petite fenêtre permet à la caméra d’observer à distance, à son insu, le créateur à l’œuvre, révélant aux spectateurs-voyeurs le secret de sa création. Haru, même réincarnée en carpe – donc a priori débarrassée des contraintes humaines – dans les profondeurs maritimes, n’en est pas plus affranchie. Comme dans le cas d’Ogata, Imamura oppose lors de sa dernière apparition un cadre à l’étendue. L’environnement aquatique est réduit à un plan fixe, opaque et obstrué. Coincés entre des déchets, ne pouvant nager librement, les deux poissons sont contraints de regarder la caméra. La texture de l’image est par ailleurs singulière, comme s’ils étaient filmés à travers une vitre : sous l’eau, l’aquarium se recompose. L’émancipation chez Imamura n’est qu’une illusion, et les personnages saisis par le film sont prisonniers de leur condition à perpétuité.

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Mathieu Capel définit l’objectif d’Imamura en ces termes : « mettre en lumière l’irrationalité de l’humain, en sonder les profondeurs, porter au jour ce qui en chacun se voue à l’invisible » [88] [88] CAPEL Mathieu, Evasion du Japon : Cinéma japonais des années 1960, coll. « Cinéma », Les Prairies ordinaires, Paris, 2015, p.329. . Ce propos éclaire le regard que porte ici le cinéaste sur les désirs, les traitants comme affects irrationnels, résistants au mouvement de rationalisation excessive de la Haute Croissance. Nous voyons dès lors un peu d’Imamura chez Ogata devenu artiste fou. Au cours des années 1960, sa relation avec la Nikkatsu, le studio pour lequel il travaille depuis ses débuts, est de plus en plus conflictuelle. Le studio qui à cette époque se lance dans la production massive de films de genre, usant de l’érotisme et de la violence comme argument commercial pour concurrencer la sage télévision émergente, aimerait que le cinéaste se joigne au mouvement. Mais n’ayant pas envie de suivre des préceptes de rentabilité, Imamura continue de lui apporter des œuvres toujours plus obscures qui peinent à satisfaire ses exigences commerciales. Le Pornographe constitue alors un point de rupture. Bien que la Nikkatsu soit encore coproductrice et distributrice du film, le réalisateur décide de prendre ses distances avec elle en fondant sa propre société de production, Imamura Productions. Suivant les pas d’Ogata, Imamura rompt petit à petit ses liens avec les hommes d’affaires et part seul, à la marge des studios, face aux producteurs médusés.

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