Edito “Terrestres, après tout”

Débordements papier #2

par ,
le 28 septembre 2020

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Sommes-nous revenus du pays d’Oz ?

En avons-nous fini avec ce désir d’échapper à la catastrophe par la catastrophe, comme Dorothy découvrant, dans la tornade qui emporte sa maison et son monde, une occasion de fuite, une brèche vers l’imaginaire ?

En 1939, au moment où sort le film de Victor Fleming, la terre inculte du Kansas n’est pas qu’un décor, et les tempêtes une idée de scénario. C’est, au contraire, ce qu’il y a de plus concret pour des milliers de familles installées dans les Grandes Plaines. Depuis le début de la décennie, la sécheresse effrite un sol rendu instable par une mise en culture de plus en plus intense. Par vagues ou tourbillons, la poussière masque le soleil, trouble l’eau, ensevelit les habitations, s’infiltre dans les poumons. Beaucoup n’ont d’autre choix que de s’exiler, tandis que les cadavres des bêtes se décomposent et que les tracteurs rouillent.

C’est cette histoire que raconte Pare Lorentz dans The Plow That Broke The Plains (1936). Alors critique de cinéma, Lorentz convainc le directeur de la Resettlement Administration, renommée deux ans plus tard la Farm Security Administration, de produire un court-métrage expliquant les causes du Dust Bowl. Sous le nom de New Deal, les politiques socio-économiques et les grands chantiers d’infrastructure s’imaginent à cette époque de concert avec un travail de documentation devenu l’un des plus exemplaires du siècle – ainsi des photographies de Walker Evans, Dorothea Lange, Jack Delano ou Gordon Parks. En vingt-cinq minutes, Lorentz revient sur le massacre conjoint des Amérindiens et des bisons (évoqué, trop brièvement, en quelques mots lors du carton d’ouverture), l’appropriation de la terre, l’arrivée massive du bétail, le remplacement des hautes herbes par les céréales, le développement accéléré d’une agriculture d’exportation dans le contexte la Première Guerre Mondiale, la sécheresse et l’érosion. Par un montage digne du cinéma soviétique, le jeune réalisateur associe la progression des tracteurs au bruit de la mitraille, les champs et les champs de bataille, la fumée des explosions et la poussière soulevée par les mêmes engrenages infernaux. Cette large bande de territoire, qui s’étend du Canada au Mexique et traverse dix Etats, est désormais reliée au monde par trains et bateaux. Mais ce qui semble une conquête pour l’économie charrie en même temps l’image de la mise à mort d’un écosystème[11] [11] Sur le sujet, je renvoie à Hannah Holleman, Dust Bowls of Empire. Imperialism, Environmental Politics and the Injustice of « Green » Capitalism, New Haven and London, Yale University Press, 2018. .

De son côté, Dorothy ne pleure pas les bisons, mais serre son chien Toto dans ses bras. Et quand le malheur s’approche, Hollywood lui offre un passage secret vers un monde en Technicolor. Le blé y pousse d’abondance, les fleurs ont le luisant du plastique. Et s’il faut ruser pour avoir une pomme, l’arbre s’avère malgré tout généreux, lançant ses fruits à la jeune fille ravie. Au pays d’Oz, la poussière n’est plus qu’une neige légère effleurant un visage juvénile, aux pommettes bien rouges. Fièvre, délire ? Oui, mais la maison de Dorothy aura surtout été semblable aux fusées de science-fiction, dont les réacteurs contiennent la promesse de planètes lointaines, étrangères aux limitations de la Terre.

Il est tentant d’opposer le film de Lorentz et celui de Fleming, et partant, pourquoi pas, le documentaire et la fiction, la commande publique et l’initiative privée, le cinéma engagé et le divertissement industriel, le réel et le studio. Il semble plus fécond de les regarder ensemble, l’un avec l’autre. Ainsi rapprochés, il apparaît en effet que chacun tente de répondre à ce qu’implique le désastre, à ce que signifie aussi que d’être une créature terrestre dans un environnement devenu hostile. Le montage de Lorentz rend sensible le jeu des interdépendances entre le sol, le climat et les humains, mais aussi entre l’imaginaire « pionnier », les politiques publiques et les contextes historiques. Fleming obéit quant à lui à une logique de rêve marquée par le déplacement (des personnages, retrouvés à Oz sous une autre forme) et la substitution (de monde), la trajectoire de l’héroïne la ramenant dans l’orbite rassurante de la famille et du familier, sans que rien pourtant de son environnement n’ait changé. Lorentz montre une terre décollée d’elle-même par la colonisation des Grandes Plaines et des mouvements financiers globalisés ; Fleming transforme le home en univers autosuffisant, à l’image de la boule de cristal dans laquelle Dorothy regarde sa tante.

Au fil de ce numéro, il ne s’agira pas de décerner des certifications d’éco-responsabilité aux films ; en sillonnant le cinéma en tous sens, le but sera plutôt, comme ici esquissé, de revoir celui-ci à travers la sensibilité, nouvelle ou exacerbée, qu’impose l’accélération des mutations environnementales. Ainsi se trouveront posés de nouveaux problèmes de cinéma, depuis la possibilité de complexifier ses récits pour rendre compte des interconnexions à l’œuvre dans des terrains de vie spécifiques jusqu’à une interrogation sur sa matérialité même, ses supports, sa chimie ou ses algorithmes.

Parti très vite à la conquête de la Terre, il pourrait désormais nous aider à nous sentir terrestres. A quitter l’abstraction pour retrouver la relation. « Il n’y a pas de grand principe. Il y a des histoires enchevêtrées de création de rapports qui font que, à toutes les échelles, on doit apprendre comment des êtres s’impliquent et se requièrent les uns les autres, entrent en composition. Et peut-être pourrions-nous accepter cette génération de rapports comme ce à quoi nous participons, ce qui vient avant toute explication. Cela communique avec l’expérience d’être touché, l’être humain la ressent cette expérience, et il sait qu’elle est générative. Tout commence par là. »[22] [22] Isabelle Stengers, Résister au désastre. Dialogue avec Marin Schaffner, p.59, Marseille, Wilproject, 2019.

Pour découvrir le sommaire et commander le numéro : http://www.debordements.fr/Debordements-no2-881

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