Exposer Wang Bing

L’Œil qui marche (Le BAL, 2021)

par ,
le 30 juin 2021

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Dominique Païni et Diane Dufour exposent le cinéma de Wang Bing au BAL. Ce n’est pas la première fois que les œuvres du documentariste chinois migrent de la salle de cinéma à l’espace d’exposition. La Galerie Chantal Crousel, qui collabore depuis longtemps avec le cinéaste chinois, avait montré en 2009 deux films en regard, L’Homme sans nom (2008) et He Fengming, Chronique d’une femme chinoise (2007), répétant l’expérience en 2018 avec trois nouveaux films exposés. Le Centre Pompidou fut également tenté par l’expérience en 2014 en accueillant différentes installations autour de la correspondance filmé entre Wang Bing et Jaime Rosales. Les films de cet échange organisé par Beaubourg au sein de la série « Cinéastes en correspondance » et des photographies inédites occupaient ainsi l’espace du musée. Cette migration de l’œuvre du réalisateur n’est pas une exception française : l’Institut d’art Contemporain Wattis à San Francisco s’essaya à l’exercice en 2016, le Eye Filmmuseum d’Amsterdam en 2018 et la Kunsthalle Zurich en 2019. Si ces expositions « se contentaient » d’accrocher sur les cimaises un nombre réduit de films et choisissaient uniquement, au sein de la filmographie, les « portraits » du réalisateur (L’Homme sans nom, Crude Oil, He Fengming, Mrs. Fang), l’enjeu pour ces institutions étaient aussi de préserver les films d’un quelconque découpage temporel et d’adapter leur espace d’exposition à des conditions de projection plus ou moins classique. Le travail expographique de « L’Œil qui marche » illustre le chemin inverse en proposant un panorama de l’œuvre du cinéaste et en accommodant le film à des dispositifs scéniques variés.

Ces nouvelles façons de voir l’œuvre wangienne s’appuient sur un double choix. Les commissaires ont décidé de découper dans l’œuvre et de ne choisir que des films de sa partie dite « anthropologique » dans laquelle Wang Bing « [s’attacherait] à suivre les pas des exclus du miracle économique chinois ». De la veine qu’ils qualifient d’« historique », dont Les Âmes mortes sorti en 2018 est le dernier représentant, il ne reste qu’un vestige, Traces, unique film en celluloïd du cinéaste tourné en 2005 avec des bobines 35mm prêtées par un ami. Le film est ensuite développé et monté en 2013. Un autre choix, tout aussi radical, est de n’exposer que des extraits de films. Hormis Père et fils (2014) dont les 87 minutes sont montrées, les cinq autres œuvres sont divisées en fragments. On s’amusera d’ailleurs à remarquer le peu de coupes visibles dans les extraits choisis. L’extraction consiste en la recherche d’un plan autonome, pur, émancipé du reste du film. Il survit tout de même quelques coupes ici et là mais ce n’est définitivement pas l’aspect d’un Wang Bing monteur qui intéresse l’exposition. Pas de photographie non plus, comme c’était le cas à Beaubourg en 2014.

À l’Ouest des rails occupe la première pièce – la plus impressionnante – avec un double écran projetant deux travellings issus de la première partie du film. Le premier, à gauche, est l’ouverture : travelling monté sur l’avant du train qui traverse le complexe industriel de Tiexi tandis que la neige tombe et habille l’image d’un manteau blanc. Le second est le premier travelling porté à la main. Wang Bing suit un des ouvriers, des vestiaires à une zone de l’usine où le cuivre est fondu. On est saisi par le tremblement du cadre de ce plan de dos liminaire et par la coloration radicale de l’image d’un orangé vif qui se double du trouble provoqué par les nombreuses mises au point de la caméra DV. Trois petits écrans sur le côté complexifient la relation aux images. À l’Ouest des rails ne se limite pas à ce regard attentif et précis d’un démantèlement industriel. C’est aussi un film sur la parole, sur la conversation entre ouvriers. Sur ces trois écrans côte à côte, on constate ainsi la manière dont Wang Bing trouve sa place, à l’écart des échanges, mais participant physiquement, par les mouvements d’appareils à ces conversations ordinaires des lieux de travail, souvent drôles, parfois politiques.

La salle du dessous, aperçue subrepticement et en surplomb lors de la descente de l’escalier grâce à une ouverture dans le mur, approfondit cette articulation entre la forme des films et la réflexion sur leur exposition. À la folie (2015), film sur l’enfermement, est divisé en six écrans disposés dans un U comme pour matérialiser par l’architecture même de l’exposition la cour du centre psychiatrique du Yunnan, au sud-ouest de la Chine, que filme Wang Bing. 15 Hours (2017), montrant le travail répétitif des ouvriers sur la chaîne d’une usine textile dans la région du Hushou, est dédoublé par la projection superposée : une femme (au-dessus) et un homme (en-dessous) opèrent les gestes redondants de couture et d’apiéçage. Les boucles temporelles sur lesquelles sont placés les deux extraits vidéo se répondent et les gestes du travailleur et de la travailleuse sont disposés en miroir sur l’axe horizontal pour qu’une forme d’harmonie se dégage de cette scène d’aliénation par le travail.

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Traces est quant à lui projeté sur le sol. L’extrait contient quelques-uns des paysages du site de Jiabiangou mais s’arrête surtout sur le geste d’exhumation par le regard du cinéaste qui tourne son objectif vers la terre cherchant longuement les ruines du camp et l’émergence des charniers et des ossements humains. Cet objectif, tourné vers le bas, contamine ainsi l’espace d’exposition : le visiteur, comme Wang Bing, dirige son regard vers ses pieds. La projection de Père et fils se fait sur un écran dont la grandeur respecte l’échelle humaine. Film au cadre fixe, il s’attarde sur l’intérieur de la chambre d’un ouvrier hébergeant ses deux fils désoeuvrés et les observe pendant une journée, entrecoupée de plusieurs ellipses temporelles. Moins long que 15 Hours, le film témoigne d’un même désir d’entraîner le regard à l’observation lente des micro-événements qui composent le quotidien. L’ingéniosité du dispositif scénique est ainsi de mettre face à face ces jeunes gens démunis et le promeneur de galerie, l’inactivité subie du commun et le désœuvrement du flâneur muséal.

On voit ainsi bien comment les commissaires trouvent, dans l’agencement des écrans et des murs, une traduction matérielle de la forme sensible des films. L’enfermement par l’architecture, la projection au sol, le dédoublement du plan et le respect de l’échelle humaine de l’écran sont un ensemble de trouvailles scéniques qui favorisent la réception des images par le visiteur distrait. Ces mises en scène n’approfondissent pas le sens de l’œuvre mais redoublent plutôt le commentaire des films. Malgré cette redondance, ces propositions proposent un véritable travail d’ouverture des images de Wang Bing à des logiques muséales. L’enjeu n’est donc pas de trouver un site neutre duquel les films seraient projetés mais bien d’adapter et de modifier organiquement l’espace à la matière cinéma. De la même manière, les images se soumettent aux règles de ce nouveau milieu. Le pixel numérique des caméras à faible définition, le flou provoqué par les courses de l’opérateur et le tremblement des cadres négocient avec le lieu curatorial et ne se limitent pas à siéger maladroitement au sein d’un espace n’accueillant que temporairement les formes cinématographiques.

Outre cette empreinte du film dans l’espace, l’exposition montre d’autres échanges fructueux entre la forme-film et la forme-installation. La question de la rencontre, terme qui irrigue les différents cartels du parcours muséal, est un élément de réponse. Les films eux-mêmes ne sont pas l’endroit du hasard des rencontres du cinéaste avec le monde, le tournage étant l’aboutissement d’une première approche sans caméra. Wang Bing apprend à avancer, à parler, à marcher avec ceux qu’il filme avant de sortir les appareils d’enregistrement. C’est davantage dans la façon par laquelle les films communiquent entre eux que s’illustre cette capacité qu’a son cinéma de faire connaissance avec les marges de la société chinoise (les ouvriers, les fous, les jeunes au chômage, les travailleurs du textile). Antony Fiant avait remarqué ce jeu entre les films[11] [11] Antony Fiant, Wang Bing : un geste documentaire de notre temps, Laval, Warm, « Cinéma », 2019. : chaque tournage entraîne le suivant. Chaque « œil qui marche » découvre un nouveau lieu (Wang Bing tombe sur l’asile psychiatrique d’À la folie sur le tournage des Trois sœur du Yunnan ), un nouveau personnage (il rencontre l’ermite de L’Homme sans nom en filmant Le Fossé ), une nouvelle réalité économique (faisant la connaissance des jeunes chinois ruraux migrant du Yunnan à Shanghai, il filme Argent Amer et 15 Hours sur les manufacturiers de Huzhou). On reconnaîtra ainsi dans cette logique de l’exposition une façon de révéler ce lien secret. Car malgré le faible nombre de films choisis au regard du reste de la filmographie, le choix d’exposer des films satellites permet au reste de l’œuvre d’exister par défaut. Ainsi, Traces annonce l’excavation désertique du réalisateur, dans Le Fossé (2010) et Les Âmes mortes. 15 Hours et l’unicité du lieu filmé rappellent la pérégrination des jeunes migrants d’Argent Amer. Et même Père et fils, pendant statique des Trois sœurs du Yunnan (2012), évoque cette envie de filmer la pauvreté à partir de son enregistrement ordinaire.

Un autre enjeu posé par ce transfert est de distinguer dans le travail de Wang Bing l’invention d’une forme cinématographique particulière. Cette forme est résumée par le terme de filature que les commissaires emploient à de nombreuses reprises. Détourné de son contexte de technique de surveillance et de soustraction d’information, la filature désigne avec le cinéaste chinois un exercice d’observation dont le but est de suivre le mouvement de l’autre. Si la filature policière dénote une certaine infraction de l’intimité par le regard, le plan de dos de Wang Bing vise exactement l’inverse. Cette vue de dos permet ainsi de ne jamais adopter pleinement le point de vue de cet autre tout en restituant au plus proche son expérience du monde. L’héritage formelle de la filature wangienne n’est pas à trouver non plus dans la pratique artistique – de Sophie Calle par exemple dans M’as-tu vue ? – ou littéraire – les personnages obsessionnels de Paul Auster et sa Trilogie new-yorkaise – qui font de suivre l’inconnu dans la rue un potentiel fictionnel infini. Filer, pour Wang Bing s’entend d’abord comme une manière de trouver sa place au sein du mouvement d’autrui. Quelques adaptations, quelques hésitations, le cinéaste connaît les corps qu’il filme mais leur laisse un espace de respiration. La filature, dépêtrée de son motif de contrôle à distance, consiste avant tout à créer le plan à deux, grâce aux mouvements des deux corps, sans jamais hiérarchiser ces deux mouvements, sans jamais les fusionner non plus.

Finalement, l’exposition enrichit cette pratique curatoriale de la déconstruction et de la « customisation[22] [22] Dominique Païni, Le Cinéma, un art plastique, Crisnée, Belgique, Yellow Now, 2013, p. 245. » des films. L’Homme sans nom est divisé en huit écrans les uns à côtés des autres montrant différents plans où l’ermite sans histoire et sans passé s’adonne à ses activités quotidiennes principalement constituées de marche, de cuisine sommaire et d’attente. Le cinéaste est à l’écoute, se rapprochant ou s’écartant de ce corps qu’il apprend à connaître dans le mutisme de l’étrange relation qui les lie. Ce qui frappe et qui ne faisait peut-être pas partie du film dans ses autres modalités d’apparition (en salle, sur son écran mobile) ou en tout cas seulement souterrainement, est bien cette variété des gestes de la vie solitaire que le travail de juxtaposition des projections révèle sensiblement. Ce corps multiplié et dissous dans le paysage expose la diversité des manières d’interagir avec l’environnement et d’habiter le monde. Toute l’exposition résonne alors à partir de cette constitution d’une bibliothèque des gestes de la société chinoise que le cinéma de Wang Bing fait entrer en visibilité : geste productif de l’ouvrier, geste improductif de la jeunesse rivée à son téléphone portable, geste de survie et de détournement des fous, geste d’habitation minimale. Voilà ce qu’apporte ce passage de la salle au musée, tenter l’archive des gestes de sociabilité de l’à-côté, de la lisière.

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Images : écrans projetant À la folie (2015) ; 15 Hours (2017) ; À l’Ouest des rails (2002), Père et fils (2014), À l’Ouest des rails.