Festival Lumière 2020 (2/2)

Patrimoine / Thomas Vinterberg / Viggo Mortensen

Jusque dans le couperet d’un couvre-feu qui provoqua l’annulation et la reprogrammation de certaines séances, la 12ème édition du Festival Lumière, du 10 au 18 octobre 2020, est apparue comme une bulle d’air à l’intérieur de laquelle on s’évertuait à perpétuer le plaisir du cinéma : aller en salle, s’asseoir sur un siège confortable et, le temps d’une séance, échapper à la pression extérieure. Plaisir néanmoins teinté de solennité, et même, alors que les organisateurs remerciaient et félicitaient abondamment les spectateurs de leurs présences, de militantisme. Gel hydroalcoolique, sièges laissés vides, spectateurs masqués : à l’ombre de la Covid, rien n’était tout à fait comme d’habitude, et la légèreté de la fête était troublée par une appréhension que de nouvelles mesures et qu’un report sine die de la réouverture des salles obscures n’auront depuis fait qu’accentuer, jetant les secteurs de la production, de la distribution et de l’exploitation dans un désarroi et une incertitude sans précédent.

Le Festival Lumière, dans ces conditions, n’aurait pu être que l’occasion de satisfaire un besoin de divertissement et de repli. On pouvait même, à travers une série d’avant-premières estampillées « Cannes 2020 », y voir une séance de rattrapage pour une grand-messe du cinéma. Mais cette édition, par le biais de ses 424 séances et ses 190 films répartis dans 60 lieux de projections, aura permis d’arpenter un large territoire cinématographique, à l’intérieur duquel classes populaires, populations agricoles et minorités sexuelles, sans tout à fait se tailler la part du lion, occupaient une place significative. La programmation conjointe du centenaire Michel Audiard et de la rétrospective dédiée aux frères Dardenne pourrait d’ailleurs illustrer une volonté de couvrir un espace allant de la comédie populaire au cinéma social. Mais ce sont peut-être les retours sur les œuvres de deux réalisatrices, Joan Micklin Silver et Alice Rohrwacher, qui, à travers leur souci de la communauté, ont offert le plus d’émotion, le plaisir du retrait s’accroissant par la pulsation du monde.

Lire la première partie du compte-rendu (Joan Micklin Silver / Alice Rorhwacher / avant-premières), ici.

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Patrimoine

Remous (1964), Istvan Gaal

Une belle journée d’été, dans la Hongrie rurale des années 1960, au bord de la Tisza. Un groupe de jeunes, entre rivalités amicales et amourettes, part se baigner. L’un d’eux disparaît. Très vite, la tragique vérité apparaît : il s’est noyé, quelque part dans les remous de l’éclatante Tisza… C’est sans surprise que Remous s’ouvre et se clôt sur la vue de ce bras de rivière : c’est dans ce décor, dans un quasi huis-clos, que se noue ce drame à huit protagonistes. Rivière comme source de vie, en témoignent les sculptures que le jeune Luja façonne à même la vase ; rivière comme linceul : on raconte, au village, de drôles d’histoires sur les noyés, qui semblent occuper l’esprit de tous les locaux. Le film a la pudeur de ne jamais expliquer le geste du défunt Gabi : suicide, accident ? Sa fin demeurera à jamais ambiguë, et c’est avec cette incompréhension tragique que devront désormais vivre les personnages.

Car Remous est avant tout un beau film sur la fin de l’adolescence : le drame vient rompre l’insouciance ensoleillée de la séquence introductive, vive, drôle, à la photographie lumineuse. Istvan Gaal choisit alors pour sujet l’exploration du deuil de ces adolescents, qui se sentent coupables du sort de Gabi. Face à la souffrance de la perte, les langues se délient : secrets refoulés et rancœurs anciennes refont surface. Le drame se teinte d’analyse psychologique, et le film devient plus contemplatif : dans une superbe scène, l’amoureuse secrète et le meilleur ami de la victime observent de nuit le rituel funéraire auquel se livre dignement la grand-mère de Gabi, qui dispose sur l’eau des bougies en souvenir du disparu. Juchés sur une falaise, à l’abri du regard des autres, leur chagrin peut enfin s’exprimer pleinement, au moment où ils comprennent à quel point ils l’aimaient. Après une ultime réunion, le groupe se sépare à jamais, entre ceux qui restent au bord de la Tisza et ceux qui partent étudier à Budapest. Cette fin de l’adolescence est un arrachement, qui force les êtres à assumer les conséquences de leurs actions et les laisse endeuillés, perdus, adultes ; à jamais liés par les remous funestes d’une étincelante rivière.

Jules Cucullières

La Lettre qui n’a jamais été envoyée (1960), Mikhaïl Kalatozov

Résumer La Lettre qui n’a jamais été envoyée est une gageure, non à cause de sa complexité, mais plutôt car le film n’a pas pour sujet principal ses personnages et leurs aventures. En quelque sorte, que quatre géologues subissent la violence des forces naturelles après avoir été déposés au cœur de la taïga sibérienne pour une mission de prospection importe peu. Nous saute aux yeux le plaisir que prennent Kalatozov et Ouroussevski (le chef-opérateur – tous deux ayant auparavant travaillé ensemble pour Quand passent les cigognes) à jouer avec le mouvement de la caméra et des acteurs (les nombreux plans-séquences ont dû être minutieusement chorégraphiés), et avec les quatre éléments (l’eau sous toute ses formes surtout, mais aussi le feu et l’air de manière spectaculaire). C’est l’aspect visuel qui prédomine en effet au point que que l’on retombe devant La Lettre… dans une fascination primitive pour la magie des images animées – fascination qui ôte presque aux péripéties et aux personnages leur ordinaire fonction dramatique. Ces éléments narratifs se retrouvent sur le même plan que la composition minimaliste des paysages, le noir et blanc flamboyant, la mobilité audacieuse de la caméra. Pendant une heure et demie, tout concourt de la même manière à la création d’une fresque poétique des rigueurs sibériennes, à l’esthétique minimaliste et brutale.

Le film est empreint d’idéologie socialiste : la vie des jeunes pionniers ne vaut que par le service rendu à l’Union, tout convergeant vers une glorification du sacrifice individuel au profit de la collectivité. Mais ces lourdeurs propagandistes, qui pèsent explicitement sur certains dialogues et certaines images (comme cette vue en contre-plongée d’un corps athlétique en plein travail, évidemment calquée sur l’iconographie soviétique) se dissipent en même temps que l’intrigue. Aussi renonce-t-on aisément à critiquer le prosélytisme, la légère incohérence psychologique des quatre protagonistes (et autres manquements aux codes du survival moderne). Ce qui intéresse ici n’est pas tant le récit d’une survie – qui, faisant peu de cas de la vraisemblance, devient vite assez abstraite et allégorique – que, par exemple, les contrastes magnifiques, en particulier dans une longue scène d’incendie forestier où le formalisme de la réalisation s’assume comme véritable coeur de l’œuvre.

Gabriel Jannot

Chromosome 3 (1979), David Cronenberg

Dans Chromosome 3, un psychiatre soigne ses patients graves aux psychoprotoplasmes, méthode qui aura des conséquences étranges sur la famille de l’une de ses patientes. À travers le genre déjà répandu des midnights movies, Cronenberg met en scène les conséquences des traumatismes – maltraitance et abandon – sur le corps. Une tension angoissante s’établit d’emblée. La première scène de meurtre frappe par son efficacité, mêlant aux éléments du cinéma gore des années 80 des procédés psychologiques mettant à l’épreuve les nerfs du spectateur. Le réalisateur mêle le point de vue de la victime à celui de la bête. Un double mouvement se met en place. Le spectateur est mis à la place du bourreau et semble omniscient. Or, sa vision de la scène est partielle : Cronenberg prend soin de dissimuler la nature et l’apparence de la bête. Le jump scare joue alors parfaitement son rôle : on ne voit pas la menace, mais, quand on l’entraperçoit, cette vision est tellement furtive qu’elle provoque de l’effroi et éveille notre curiosité.

Le discours n’est pas manichéen, au contraire. Ici, le monstre est avant tout victime de traumatismes familiaux, de manque de considération et de manipulations diverses : ses névroses provoquent de la violence, des pulsions de meurtre, ou des déformations corporelles. L’horreur s’incarne alors physiquement sur les visages des personnages et la déformation physique est poussée à l’extrême. La chair, les pustules graphiques, et la prothétique ne servent qu’à témoigner de l’horreur psychologique des personnages en rendant l’intérieur visible, et repoussant.

Margaux Aouillé et Fanny Villaudière

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The Amusement Park (1973), George Romero

C’est un petit événement que la projection au Festival Lumière, en première mondiale, du moyen-métrage inédit de l’un des maîtres du cinéma d’horreur outre-Atlantique, The Amusement Park. Restauré sous la direction de sa veuve, Suzanne Desrocher-Romero, il s’agit d’un film commandé en 1973 par l’ONG protestante américaine Lutheran Services, dans le but de dénoncer les sévices infligés par la société américaine aux personnes âgées. Amusée, Desrocher-Romero déclarera en interview : « Pour être honnête, je ne sais pas s’ils ont réalisé quel genre de cinéaste était George A. Romero. » ; l’œuvre est en effet d’une violence telle que Lutheran Services bloquera tout simplement la distribution du film à l’époque !

Dans la veine du centre commercial de Zombie, George Romero se sert du lieu de manière purement allégorique : ici, le parc d’attraction fonctionne comme un microcosme de la société, et, comme celle-ci, broie progressivement un vieillard (Lincoln Maazel) considéré comme inadapté. Ayant pour ambition de le plonger physiquement dans le quotidien d’une personne âgée, le film agresse constamment son spectateur par un mixage son volontairement assourdissant et un montage épileptique. Pour le cinéaste, le monde moderne est trop hyperactif pour les personnes âgées, surtout quand celles-ci sont financièrement précaires : dans ce parc d’attraction, le protagoniste subit ainsi une succession de micro-agressions (l’exclusion d’un restaurant, des violences physiques, une amende injustement infligée) qui soulignent la stigmatisation constante qui pèse sur le troisième âge, à la fois de la part des institutions et d’individus plus jeunes indifférents vis-à-vis de la souffrance de leurs aînés.

Or, si Romero signe peut-être ici son film le plus impitoyable socialement parlant, il signe aussi son film le moins subtil. L’action est encadrée par un monologue de l’acteur Lincoln Maazel, qui surexplicite un message social par ailleurs assez évident. Si le spectateur ne peut que souscrire à ce message, la messe est dite d’entrée de jeu, et la suite ne consistera qu’en une simple illustration de ce propos : une succession d’explicitations visuelles de cette violence symbolique, qui rapprochent finalement The Amusement Park d’un épisode un peu anecdotique de la Quatrième Dimension, plutôt que d’en faire une perle redécouverte dans la filmographie de Romero.

Jules Cucullières

Mélo (1986), Alain Resnais

Romaine et Pierre vivent une vie tranquille dans un petit pavillon de banlieue parisienne. Marcel, un ami d’enfance de Pierre, vient un soir dîner chez eux ; s’ensuit un jeu de séduction entre Marcel et Romaine, qui se transformera très vite en histoire d’amour passionnelle. Dans une des dernières scènes, Marcel se retrouve coincé par son ami Pierre, pris d’émotion à la simple évocation d’une présumée liaison entre lui et Romaine. Il répond à son ami que non, Romaine n’a jamais été qu’une simple amie, que sa disparition si soudaine l’émeut beaucoup. Il explique à Pierre qu’il attend un coup de fil important, qui sûrement ne viendra plus, et lui demande de s’éclipser pour lui laisser l’occasion d’en avoir le cœur net. Dans la confusion, Pierre s’éloigne, et Marcel se lève. Il s’avance très sobrement, les yeux embués de larmes, le corps qu’on devine tremblant, vers l’agenda de Romaine, nonchalamment posé sur le piano où elle jouait autrefois. Ce pétale de rose laissé à la date de leur rencontre, auquel il a été fait référence comme « la petite bouche de Romaine », il s’en approche, le frôle dans un baiser avec le passé, confus par l’absence d’un adieu.

Cette scène est caractéristique du jeu de contraste déployé par le film entre l’hyper-théâtralité du décor, du jeu, des dialogues, et une retenue émouvante, notamment dans le jeu d’acteurs qui s’apparente par moment à de la dentelle. Dans cette scène on décèle chez André Dussollier une fragilité de la voix, des gestes lents, une rigidité du corps, qui témoignent d’une souffrance cachée, fondée sur un secret qu’il garde seul. Toutes ces attentions, ces notes et ces « dentelles » composent la partition de Mélo, Alain Resnais faisant du spectateur le confident d’un drame intime et sobre qui laisse sans voix.

Margaux Aouillé

La Femme et le pantin (1929), Jacques de Baroncelli

Don Mateo tombe follement amoureux de Conchita qui le manipule – comme un pantin – et ne se donne jamais à lui. « La séduction sans passer par des mots, c’était un défi du cinéma muet » dit Virginie Apiou pour introduire le film. Dans la séance accompagnée par un orgue électrique et un piano, à l’Auditorium de Lyon, la séduction passe aussi par la musique. Le musicien entre sur scène, et s’installe devant l’instrument. Il alterne les rythmes endiablés aux gammes hispanisantes à l’orgue avec des mélodies harmonieuses et douces au piano, renforçant le contraste des mondes opposés dans lesquels vivent les deux personnages principaux. Le jeu de miroir qui s’établit entre la scène et l’écran de cinéma interpelle : dans sa performance, le musicien semble lui aussi devoir danser pour faire émettre à l’orgue un son. La danse du joueur rappelle celle de Conchita à l’écran : répétitive, passionnée, et endiablée.  Le souffle du musicien et les craquements des instruments sur scène ont ajouté à la modernité de la photographie, à ses  jeux de contrastes créés par l’éclairage des scènes nocturnes. Bien que lancinante, la musique rattrape rapidement une narration répétitive : la fin du film, bien que captivante, se fait trop longue. Au fil des incessants va-et-vient entre Don Mateo et Conchita, la musique emporte toute notre attention, et plus que le film en soi, c’est l’expérience de la séance qui s’imprime dans la mémoire. Dans La Femme et le Pantin la séduction ne passe pas par les mots mais bien par la sensualité tangible de la mise en scène, et, dans l’auditorium, par le mariage des images et de la musique.

M. A.

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La Chair et le diable (1926), Clarence Brown

« Veillez et priez afin que vous ne tombiez pas en tentation ; l’esprit est bien disposé mais la chair est faible ». Ce verset de La Bible pourrait à lui seul résumer l’intrigue de La Chair et le diable. Pour sa première collaboration avec Greta Garbo, Clarence Brown met en scène l’histoire de Léo et Ulrich, amis depuis leur plus tendre enfance. En permission, Leo tombe amoureux de la très belle comtesse Felicia. Mais, ignorant tout de cette liaison, Ulrich l’épouse alors que son ami est parti finir son service militaire en Afrique. Apprenant la nouvelle à son retour, Léo se retrouve tiraillé entre amitié et passion.

Burlesque, le début est assez plaisant : la relation des deux amis est dépeinte à travers un comique de répétition qui confère un ton léger au récit. Rapidement, la comtesse entre en jeu et le film bascule dans le mélodrame. Felicia est source de jalousie et de trahison : alors que Léo tente de rester fidèle à son ami, elle le manipule, lui promet une fuite romantique pour mieux se rétracter ensuite. Mettant alors en garde contre les dangers d’une beauté fascinante et donc dévastatrice, le film adopte un point de vue religieux sur la femme. Felicia devient l’allégorie de certains des sept péchés capitaux : comme le dit si bien le prêtre, elle est le diable qui utilise la chair pour nuire à la vertu de l’homme. Dès lors, les deux modèles féminins proposés par le récit sont drastiquement opposés mais tout aussi affligeants. À travers le personnage de Félicia, la femme est représentée en tentatrice sensuelle sans coeur. Le personnage de la petite sœur d’Ulrich est au contraire un modèle de vertu : vierge de bonne famille, elle se tourne vers la religion et est capable d’un amour pur envers Léo. Doit-on alors enlever tout mérite au film ? On peut lui accorder des qualités formelles : la rencontre au clair de lune entre Felicia et Leo est sublime ; Greta Garbo joue son rôle à la perfection. Mais comment recevoir ce genre de discours en 2020 ? On pourrait excuser le film en le replaçant dans son contexte : il appartient à un autre siècle. Mais le discours mysogine a-t-il jamais été une fatalité ?

Fanny Villaudière

Laura (1944), Otto Preminger

Œuvre unanimement reconnue, le film d’Otto Preminger n’est plus à présenter. Laura Hunt, une talentueuse publicitaire, est présumée morte. L’inspecteur Mark McPherson mène l’enquête et interroge tous ses proches, dont Waldo Lydecker, le « pygmalion » de la jeune femme. Bien que cette dernière ne revête pas les traits de la femme fatale typique des films noirs, Laura ne déroge pas aux poncifs du cinéma hollywoodien. La femme y est l’objet d’un double regard ; celui du personnage masculin et du spectateur, qui projettent tous deux leurs fantasmes sur la figure féminine et la modèlent. À cet égard, toute la première moitié de Laura est consacrée à la construction de son personnage éponyme au travers de discours ; qu’ils soient oraux (voix off et témoignages), écrits (Waldo se lance dans le récit de la vie de sa protégée) ou visuels. Entremêlant différentes temporalités, le montage nous permet d’apercevoir la jeune femme au travers de flashbacks, mais c’est surtout son portrait qui devient rapidement un motif symbolique. Cristallisant les fantasmes et le mystère entourant Laura, il fait d’elle une icône. Elle devient la Femme, créée et idéalisée par les surréalistes ou les romantiques. Il y a donc deux Laura ; l’être chimérique dont le portrait surplombe l’inspecteur endormi, et la jeune femme de chair qui, rentrant de week-end, apparait devant lui. L’une pose sensuellement en robe noire. L’autre, toute de blanc vêtue, s’emporte contre l’inconnu qu’elle surprend dans son salon. Morte et vivante, coupable et victime, fatale et ingénue, la dualité du personnage est omniprésente jusqu’aux adieux de Lydecker. S’écroulant sur le divan après avoir reçu une balle, son dernier regard semble davantage s’adresser au portrait qu’à la jeune femme. Sur le programme du Festival, on peut donc lire « Laura est avant tout un film sur l’absence et le désir ». Mais il serait plus juste de préciser qu’il s’agit avant tout du désir masculin.

Orianne Lepetit

Outrage (1950), Ida Lupino

Ida Lupino fait partie de ces cinéastes (des femmes, pour la plupart) ignoré.e.s de l’Histoire du cinéma. Principalement connue pour ses rôles de femmes fortes, aux côtés d’Humphrey Bogart ou sous la caméra de Nicholas Ray, Hollywood n’a toutefois pas retenu d’elle les quelques pépites qu’elle a réalisées, et produit. Parmi elles, Outrage s’avère renversant par sa modernité formelle et thématique. La réalisatrice y aborde frontalement la question du viol et des traumatismes qu’il implique. Nous sommes en 1950 et seul Johnny Belinda de Jean Negulesco, sorti deux ans plus tôt, s’est confronté à ce tabou. Mais ici l’angle est plus radical, à l’image de la scène d’agression, volontairement insoutenable. Tard dans la nuit, une jeune femme, Ann, rentre gaiement chez elle quand elle est interpellée, sifflée puis poursuivie par un homme ; elle accélère le pas, s’arrête, se retourne, s’affole, s’enfuit, crie. Claquements de semelles, ombres menaçantes, souffle haletant de la jeune femme paniquée, qui finit prise au piège. À bout de force, elle s’écroule. Son visage trempé de larmes nous apparait alors, suivi d’un gros plan de son agresseur (le cou tailladé d’une cicatrice, qui reviendra sous de multiple forme tout au long du récit) qui s’embrume progressivement, jusqu’au noir de l’ellipse imposée par le Code Hays. C’est qu’Ida Lupino innove aussi formellement. De nombreuses métaphores visuelles et sonores nous permettent d’approcher la détresse d’Ann dont on partage la perception. Ainsi, après son agression, elle ne supporte plus les bruits de tampon, des feuilles tournées et le martèlement des ongles de sa collègue sur le bureau qui deviennent assourdissants.

On regrettera toutefois la seconde partie du long-métrage. Fuyant la ville et ses figures masculines étouffantes (juste après son agression, son fiancé l’empoigne fermement, la secoue et la presse de se marier), elle tente de recommencer une nouvelle vie. Mais elle est recueillie par un pasteur qui la prend sous son aile. Alors que sa fuite semble une première étape vers la guérison et l’émancipation, Ann s’en remet finalement aux mains de son « sauveur ». C’est en effet ce dernier qui lui trouve un foyer et un emploi, la défend face au juge qui veut l’inculper et finit par la convaincre de retourner au chevet de son mari. Mais on pardonnera vite la réalisatrice, tant l’audace de son sujet tranche dans la production de l’époque. Un film fort donc, qui prouve que, même dans les années 50, il était possible de perturber les codes de représentation du cinéma dominant.

O. L.

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Thomas Vinterberg

Drunk (2020)

Le scénario de Drunk peut se résumer simplement : quatre amis professeurs décident d’appliquer la théorie d’un psychologue norvégien selon laquelle l’homme augmenterait ses capacités sociales en même temps que son taux d’alcool dans le sang. Cette décision pour se sortir (à tout prix) de l’ennui du quotidien est une folie éphémère, mais qui apprend à revenir à l’essentiel : boire permet l’expression du corps et libère la vie sociale. À travers le thème de l’alcool, Vinterberg déclare avoir pour volonté de célébrer la vie. Sa caméra filme ainsi des moments d’euphorie et de joie dans des épisodes de rassemblements. Au plus près des corps, elle est mobile et vivante dans des scènes filmées à l’épaule, lors d’un match de football, une lutte amicale entre des amis ivres, une excursion au bar ou encore une danse improvisée dans un salon. Le film s’ouvre et se clôt sur ces moments vivants et dynamiques, comme pour inviter le spectateur à (ré)éprouver sa corporalité à la manière des personnages. Martin (Mads Mikkelsen), dont on suit plus précisément la trajectoire depuis son incapacité à se faire apprécier de ses élèves jusqu’à ses problèmes familiaux, fait l’expérience de ce lâcher-prise à travers le motif de la danse. La scène finale, véritable chorégraphie, devient alors la version harmonieuse d’autres mouvements, telle l’entrée de Martin, ivre, sautillant maladroitement dans la salle des professeurs. Que les expériences soient heureuses ou malheureuses, le réalisateur fait du corps le lieu d’un dénouement dans le rapport aux autres et à soi-même.

Joséphine Tredez

Submarino (2010)

Tomber pour mieux se relever. Voici un dicton qui pourrait synthétiser la carrière du cinéaste danois venu présenter son film méconnu, Submarino , au Festival Lumière. Après la création du dogme 95 et son film choc Festen (1998) Vinterberg, suite à des déboires à l’international, s’est retrouvé dans une impasse créative dont il sortira en laissant pleinement s’exprimer ses démons personnels. Lors de sa masterclass, le cinéaste présente ainsi cette adaptation littéraire comme son œuvre la plus sombre. Au travers des destins croisés de deux frères délaissés par leurs parents, il y explore ce qu’implique l’enfance dans le parcours d’un homme.

La structure narrative fait succéder deux parties suivant les déboires de Nick, puis de son frère, la seconde partie venant combler la première en opposant les points de vue des personnages. Malgré une intrigue tragique un poil convenue, la radicalité brutale de la mise en scène et le portrait sincère d’un monde froid et anxiogène frappent. Les questionnements sur la morale, chers au cinéaste, viennent plonger les spectateurs et les protagonistes « sous l’eau » (comme l’indique le titre du film) dans un déterminisme social parfois asphyxiant. Offrant peu de répit, le cinéaste laisse apparaître les liens fraternels comme unique moyen pour s’accomplir en tant qu’adulte. Formant une boucle, le récit se referme par le souvenir d’une enfance perdue, symbolisée par l’événement qui ouvre le film : le baptême « fait maison » du petit frère. Séparés par les barreaux d’une prison, les protagonistes, dans un instant suspendu dans le temps, se retrouvent une dernière fois en enfance, entre le poids du passé et une complicité retrouvée.

Jolan Fayol

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Viggo Mortensen

Révélé au grand public début 2000 avec son rôle d’Aragorn dans la trilogie du Seigneur des Anneaux, Viggo Mortensen est désormais un acteur accompli. Il construit sa filmographie avec soin, alternant entre cinéastes de renom (Peter Jackson, Ridley Scott, David Cronenberg, Sean Penn…) et cinéma indépendant (Matt Ross, Lisandro Alonso…). Polyglotte, il joue en outre dans des productions de nombreux pays : Espagne, Argentine, Danemark, France… Mortensen a 35 ans de carrière en tant qu’acteur lorsqu’il réalise son premier long-métrage, Falling, pour lequel il était mis à l’honneur dans cette édition du festival Lumière. La rétrospective qui lui est consacrée était ainsi l’occasion de se replonger dans quelques-uns de ses rôles les plus marquants

Bien qu’individuellement très différents parce qu’à des âges distincts de leurs vies, Mortensen incarne dans The Indian Runner (Sean Penn, 1990), A History of Violence (David Cronenberg, 2005) et Captain Fantastic (Matt Ross, 2016) trois hommes de famille aux valeurs communes : pour eux, les liens du sang sont suprêmes et absolus, inaltérables. Présentés comme des hommes forts, ils souffrent pourtant, tiraillés entre deux réalités. Frank (The Indian Runner) est en lutte constante entre la réalité de son frère, flic rangé à la vie paisible, et la sienne, violente et tourmentée. La dualité dans le film de Cronenberg est plus évidente encore puisqu’elle est interne au protagoniste qui possède deux identités : Tom Stall, homme marié et citoyen modèle a été, dans sa jeunesse, Joey Cusack, gangster de Philadelphie. Quant à Ben (Captain Fantastic), il doit accepter de concilier une réalité qu’il a fait sienne (une vie minimaliste, autonome et isolée dans la forêt) et celle du dehors dont il a voulu s’affranchir (le monde occidental et capitaliste).

Chacun de ces personnages se confronte à l’impossibilité d’échapper à la rencontre des deux réalités : la vie qu’on souhaiterait enterrer, dont on voudrait se défaire tout à fait finit toujours par refaire surface. C’est explicite dans A History of Violence : le passé rattrape le héros qui n’a d’autre choix que d’y faire face une fois pour toute. Ca l’est presque autant dans Captain Fantastic : la confrontation au monde extérieur est rendue nécessaire par la mort de la mère et par le nouveau besoin de découverte des enfants (avec, notamment, le départ du grand frère à l’université). Seul à ne pas proposer une fusion des deux réalités, le film de Sean Penn fait exception. A History of Violence se termine sur une réintégration. En effet, les deux réalités se superposent quand Tom Stall & Joey Cusack s’assoient ensemble autour de la table à manger : deux âmes dans un seul corps où le père de famille aimant cohabite en paix avec l’ancien gangster. Il en va de même dans Captain Fantastic où vie autarcique et vie sociale se rejoignent. L’isolement géographique est conservé (la vie dans la forêt) mais augmenté d’une ouverture quotidienne sur le monde (les enfants vont à l’école). En revanche, Frank, le personnage de The Indian Runner, ne parvient pas à trouver un équilibre : il est contraint de choisir une réalité pour pouvoir continuer à vivre.

Ce film pourrait donc faire office d’introduction, comme un échauffement, une préparation. De fait, la douleur commune aux trois personnages semble évoluer, mûrir et se transmettre d’un film à l’autre. Alors qu’une dizaine d’années sépare chacun de ces rôles, on pourrait voir, à travers l’évolution de l’acteur, l’évolution d’un personnage unique. Il n’en est évidemment pas question, mais la vision rapprochée des trois œuvres est assez intense pour nous permettre ce fantasme : un jeune homme qui se perd dans la violence d’un monde trop grand – Frank – réussit finalement à construire une vie de famille paisible troublée malgré lui par un passé turbulent – Tom – avant de tout abandonner pour une vie autonome au cœur de la forêt dans laquelle il s’efforce d’être le meilleur père pour ses enfants – Ben.

Voilà de quoi résumer, de façon bien trop sommaire, trois rôles clés de la carrière de Viggo Mortensen. Mais il n’en faut pas plus pour remarquer qu’ils semblent avoir nourri significativement sa première expérience en tant que réalisateur. En passant derrière la caméra, Viggo Mortensen, semble poursuivre la problématique familiale qui transparaissait au long de sa filmographie d’acteur. Autour d’un père et de son fils, il confronte à son tour deux réalités opposées, tout en incarnant un personnage désireux de les réconcilier.

Pour présenter ce premier long-métrage, Viggo Mortensen déclare : « cette histoire peut devenir votre histoire ». Avec une narration constituée de réminiscences et d’anecdotes, Falling peut rappeler à chacun un souvenir, une sensation, un sentiment familier : l’image d’une tapisserie, un anniversaire, un repas de famille qui se termine mal. Au sein d’une histoire principale qui se déroule au présent, et dans laquelle le père âgé (Lance Henriksen) rend visite à son fils (Viggo Mortensen) pour qu’il l’aide à acheter une maison, la structure narrative intercale de petits épisodes en flashback. S’établit alors un système de correspondances qui permet de saisir un ensemble d’émotions vécues par les membres de la famille en liant les souvenirs au présent : un verre d’eau évoque une rivière, le climat rappelle un mariage enneigé, un repas en convoque un autre.

Au moyen d’une forme de circularité, à travers la récurrence de thèmes (le repas, la chasse, la figure maternelle), la séparation profonde entre les deux générations se donne à comprendre. Chacune incarne en effet une tendance de la société américaine : d’une part une mentalité patriarcale et conservatrice, d’autre part une logique progressiste et inclusive. Le père, personnage insupportable malgré le côté burlesque de sa folie, coche ainsi toutes les cases du patriarche violent, sexiste, homophobe et raciste, tandis que son fils est son opposition parfaite : doux et calme, homosexuel et inclusif. Autour d’une opposition déjà très générale, l’usage de clichés fait ainsi malheureusement basculer les scènes et les réalités opposées dans la caricature.

Anna Jousselin et Joséphine Tredez

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Images : La Lettre qui n'a jamais été envoyée, Mikhaïl Kalatozov / Chromosome 3, David Cronenberg / La Chair et le diable, Clarence Brown / Submarino, Thomas Vinterberg / Falling, Viggo Mortensen

Compte-rendu écrit dans le cadre de l'atelier d'écriture de critique proposé par le Master Pensées du cinéma de l’Ecole normale supérieure de Lyon, et animé par Romain Lefebvre.