Les 13 et 14 octobre derniers, le Festival Premiers Regards – consacré au court-métrage documentaire étudiant – prenait ses quartiers au centre Paris Anim Ken Saro-Wiwa. Cette cinquième édition faisait la part belle au dialogue et à l’inclusion avec une compétition de huit courts français et deux séances spéciales internationales. Au-delà de l’accessibilité de tous les films et de toutes les discussions aux personnes sourdes et malentendantes (sous-titrage SME et interprétation en LSF des échanges), l’agencement des doubles programmes favorisait les échos d’un court à un autre. À la manière de la machine à voyager dans le temps, artisanale et enfantine, au centre de Submarino Volador du Cubain Lucas Tadeu Zacarias Coelho, la programmation invitait à explorer des territoires excentrés – de la banlieue toulousaine à la Polynésie, en passant par Ouessant –, en compagnie de figures revêches et secrètes.
Tout en se faisant l’écho des pratiques documentaires actuelles, le festival prenait le pouls des sections de cinéma à l’université, dans l’après crise sanitaire. Les propos des cinéastes laissaient transparaître une certaine disparité dans l’accompagnement pédagogique. Même si certains ont pleinement profité de l’émulation de leur promotion (en travaillant sur différents projets) et d’intervenants extérieurs (notamment sur le volet de production et de distribution d’un film), d’autres partageaient une expérience à l’encadrement plus limité. Mais de ce panorama de portraits à la marge, cet éventail de documentaristes plus ou moins pris dans des projets à venir, on retiendra ces mots du professeur de théâtre de Parce que je suis là, qui siéent parfaitement à tout jeune réalisateur et à nombre de leurs sujets : faire « le contraire de s’excuser d’être là ».
Miloud Chabane – poète slameur de 55 ans, immigré algérien ayant vécu dans le quartier de Mirail à Toulouse –, possède une voix déjà bien affirmée. Filmé par Milo Maigne dans Miloud fait de la résistance , cette présence massive se subordonne difficilement à l’objectif ; du face à face d’ouverture à cette séquence où il ne peut jardiner sans se taire. De leurs échanges, le cinéaste tire le portrait d’un homme qui, au fil de ses textes, ne cesse de modestement semer ; de la pièce de monnaie enterrée avec un gamin de la cité, dans l’attente de ce qui y poussera, aux paris hippiques auxquels il se prête malgré sa précarité. Si certaines pensées ne vont pas au-delà de leur fugacité (le rapport de Miloud à la nostalgie, à cet étrange « amour du béton »), Milo Maigne arrive à bâtir une œuvre commune sur la banlieue et ceux qui la peuplent, entre vues urbaines et vers récités par leur auteur. Dans Parce que je suis là , documentaire le plus riche de la compétition, Roméo Lefevre s’intéresse plus collégialement à la marge. Pendant six mois, il accompagne une douzaine d’adolescents venus de la banlieue sud parisienne, qui participent à une expérience théâtrale. En renvoyant au hors-champ les intervenants, le réalisateur suit au plus près ces corps dans leur cheminement personnel. Il n’est pas uniquement question de s’affirmer physiquement – comme cet adolescent qui reproduit sa routine sportive, un peu gauchement, sur la musique de Rocky, et à qui un professeur lance « Là tu te donnes à fond ? » –, mais de partager avec sûreté sa propre intimité. Et c’est en travaillant à partir de leurs premières expériences (quelle qu’elles soient) qu’ils arrivent à appréhender cette part d’eux-mêmes. La bouleversante intervention d’Ilyès, qui ne peut raconter jusqu’au bout un premier amour homosexuel, coming out sur lequel plane le spectre du suicide, donne toute sa puissance au projet de Roméo Lefevre : capter une succession d’élans et de récits qui, pour certains, ne peuvent encore s’exprimer pleinement sur scène. Mais nulle fatalité ici, car d’autres répétitions sont à venir. Les apprentis comédiens portent désormais en eux ce travail, cette expérience en commun qui les portera à chaque fois qu’un doute les assaillira.
Le portrait passait également par des lieux chargés de désirs et de leurs souvenirs. Dans Retour aux Cuves , c’est à partir d’une confession que Paul Courbin tire le fil d’un été dans les Cuves de Sassenages. Tout comme les images des corps adolescents sont impossibles à raviver – malgré la voix-off évocatrice et une ambiance sonore forestière –, les grottes d’Isère et les plages de Vendée sont figées dans des vues Google glacées. Cette fixité résonne avec le mimétisme qui innerve ce récit d’un premier désir homosexuel, où le narrateur raconte la fascination trouble éprouvée envers un ami, qui le poussa à imiter (gestes, vêtements) une virilité éloignée de lui-même. Cet aveu rétrospectif rend tangible l’écueil possible d’une fixation d’un désir : dans l’incapacité de l’assouvir, non pas s’affirmer mais copier son objet. Le bruit de l’eau, le bruit du parking – le vert (premier prix de la compétition) se compose lui aussi d’une piste sonore riche de bruissements naturels. Plus de vues numériques, mais une zone sauvage à délimiter : parking, bois, stade. Au fil « des mouchoirs et des capotes », Théo Sauvé filme ses quelques occupants : Christian venu récupérer de l’eau pour ses fleurs, Patrick pratiquant le cruising, les joueurs de foot. Mais c’est hors du bois, hors de ce que la mise en scène cherche à circonscrire, qu’une véritable intimité éclot. La relation de confiance entre filmeur et filmé permet à Patrick de raconter son coming out tardif, fait à sa mère âgée mais surtout à lui-même. L’émotion naît à la fois d’un effet de surprise – il a prit conscience de son homosexualité en écoutant une chanson d’Eddy de Pretto – mais aussi de la visualisation de ce temps passé à se mentir, de cette soif de tendresse que n’ont pu contenter les déambulations dans le bois.
D’autres lieux se signalèrent par une forme de dépeuplement et d’oubli. Comme dans Parce que je suis là, qui délaissait les professeurs pour les participants, Insulaires met l’humain hors-champ pour se concentrer sur la vie animale. Sur l’île d’Ouessant, Noémie Girot (issue du documentaire animalier) arpente un territoire aux brumes mythologiques, jusqu’à un agnelage qui se déroule sans qu’aucune présence humaine ne semble requise. Mais c’est au cœur d’un autre territoire excentré, riche de questionnements mémoriels, que Aldébaran se distinguait. À partir d’archives personnelles – celles de son grand-père, mécanicien sur un bateau de l’armée française –, Emma Danion se penche sur le refoulé colonial français. Par le biais de l’inauguration d’une nouvelle base nucléaire en 1966 au large de Tahiti, la cinéaste cherche à se défaire de l’œil des colons pour y substituer, par le montage, un autre regard. L’incursion de l’homme occidental dans le paysage passe ainsi par une série de rimes visuelles : les numéros de ski nautique succèdent aux rameurs polynésiens, les décollages aéronautiques se superposent au vol des oiseaux. Mais c’est surtout avec le « baptême de l’équateur » (rite de passage hérité des croisades) que rejaillit « l’orgueil sans mesure de l’homme blanc » – mots de l’écrivaine polynésienne Chantal Spitz, dont les écrits nourrissent le film. Les marins, pour la plupart le visage peint en noir, font leurs les traditions polynésiennes, dans une atmosphère de vacances. C’est cette appropriation culturelle et territoriale que Aldébaran s’attache à mettre en perspective et à contrecarrer.
Avec Dernières volontés (lui aussi récipiendaire du premier prix), Fanny Challoche amorce une réflexion sur l’éternel tabou macabre, dans une forme de fantaisie documentaire. Davantage que par son versant féerique – des installations en pleine forêt, nimbées d’une brume mystérieuse –, c’est par ses saillies comiques autour du commerce funéraire que le film se démarque. Du sérieux décontracté d’une employée à une publicité didactique pour un incinérateur, l’aspect mercantile est sans cesse ramené du côté d’une légèreté ludique. Une exploration naïve qui culmine avec l’essai d’un cercueil par Fanny Chaloche en personne ; tentative qui n’est pas sans rappeler celle de Mathieu Amalric – de nuit et avec le couvercle – dans De la guerre. Tout aussi prompt à donner une dimension récréative à la gravité, Combat Perdant s’attaque aux punaises de lit. Bien avant que le sujet occupe une place prépondérante (le projet devait d’ailleurs être diffusé à l’Assemblée nationale), Thelma Borras dresse une étude de ces nuisibles dont elle fut victime lors du premier confinement. Sur le modèle de L’Île aux fleurs de Jorge Furtado, le film alterne exposés pédagogiques et décalages comiques. Cette progression du micro au macro permet de décortiquer les liens de cause à effet entre capitalisme débridé et prolifération des parasites – le tourisme jouant un rôle central dans leur recrudescence. Face à l’inévitable, les punaises ne cessant de muter pour résister aux pesticides, c’est l’inaction des pouvoirs publics qui ressort. Et ce sont encore une fois les mères – et non les maires – qui se retrouvent en première ligne. Les témoignages de deux d’entre elles, qui ont pris à bras le corps les suspicions d’infection dans les écoles de leurs enfants, permettent de lutter contre cette boucle capitaliste, amplifiée par le caractère cyclique du montage. À travers leurs voix, Combat perdant se fait le réceptacle des élans de lutte.