George Sikharulidze

Le retour des monstres

par ,
le 30 septembre 2019

Cinéaste d’origine géorgienne vivant aux États-Unis, George Sikharulidze écrit actuellement le scénario de son premier long-métrage. Son projet, intitulé Panopticon, a été sélectionné dans le cadre des résidences de la Cinéfondation à Paris. L’occasion de le rencontrer pour discuter des choix esthétiques qui traversent les quatre courts métrages qu’il a déjà réalisés et qui ont suscité un vif intérêt lors de festivals internationaux comme Clermont-Ferrand, Toronto ou Sundance : Le Poisson noyé (The Fish That Drowned, 2014), Les Pommes rouges (Red Apples, 2016), Une Nouvelle année (A New Year, 2017) et La Patrie (Fatherland, 2018).

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INTROSPECTION

Débordements : Il semblerait que pour vous, un Géorgien émigré aux États-Unis, le processus de création rencontre l’idée d’un retour aux origines. Mais dans quelle mesure votre approche de la Géorgie implique-t-elle aussi un recul critique ?

George Sikharulidze : Lorsque j’écris un scénario, souvent aux États-Unis, je le situe inévitablement en Géorgie. Je suppose que cela est lié aux souvenirs de mon enfance, et aux séjours que j’y effectue aujourd’hui. Pour ce qui est du recul critique, j’ai certainement gagné en lucidité en quittant mon pays. Je me souviens d’une conférence de David Foster Wallace durant laquelle il racontait l’histoire suivante : un poisson en croise deux autres, plus jeunes, et leur demande : « Comment trouvez-vous l’eau aujourd’hui ? » Puis il poursuit son chemin. Les deux jeunes se regardent alors et demandent : « C’est quoi, l’eau ? » D’une certaine façon, lorsque je vivais en Géorgie, j’étais comme eux. Quand j’ai quitté le pays, j’ai basculé dans l’univers du troisième poisson, plus âgé, plus dynamique, et sans nul doute plus lucide.

D. : Pensez-vous qu’il y ait une influence américaine sur votre travail ?

G. S. : Non, pas nécessairement américaine. Je pourrais vivre en Allemagne ou ailleurs. En fait, cela fonctionne ainsi : quand j’écris le premier jet, je ne suis pas en Géorgie. Ce n’est que le concept, l’essence, l’émotion de base. À chaque fois que je retourne sur place pour retravailler, je dois toujours adapter l’histoire à la vie géorgienne, à la façon de voir géorgienne. C’est comme si la Géorgie exigeait de moi d’être en alerte. Comme si les idées que j’avais avant d’être sur place étaient trop théoriques. L’enjeu est d’affronter cet environnement sans pitié. Les choses se mettent ainsi à fonctionner d’une façon inattendue. Je pense que je gagne à être dans cette vibration. Cela concerne le cinéma, mais surtout la vie. Lorsque l’on quitte son pays pendant un an ou deux, on ne vit plus la vie quotidienne ou la routine. Quand on revient, on a des idées préconçues, ou des envies. À ce moment-là, tu reçois une claque de réalisme. Un réalisme local, je veux dire. Tout cela a un effet sur le scénario, évidemment. Pour le mieux.

D. : En vous écoutant, j’ai pensé à cette phrase du critique de cinéma Serge Daney : « Le cinéma, je ne l’ai jamais pris sous son côté mythologique, qui ne m’intéresse pas. Je l’ai pris sous son côté “habitons l’histoire et la géographie”. Cela m’a paru possible, puis cela m’a fait vivre, et j’ai fait le tour du monde grâce à ça. »

G. S. : Selon moi, le cinéma a à voir avec l’histoire personnelle. Il s’agit d’une enquête sur soi. Toute investigation nécessite, par défaut, de retourner dans le passé. Dans mon cas, c’est vers l’enfance ou vers l’adolescence. Cela implique une découverte, ou une redécouverte, une enquête historique mais à un niveau personnel. Ce que j’essaie de faire, c’est de prendre ce passé et de le reconfigurer dans le temps présent, afin d’explorer les changements de la Géorgie contemporaine et de voir comment l’histoire s’est construite. Inévitablement, cela engage aussi la géographie à un certain degré, la manière dont l’espace a été façonné.

L’idée d’identité nationale est quelque chose qui a beaucoup changé pour moi à travers les années. Quand on est détaché de son pays, il y a une forme de violence. On perd le sens de l’identité et du foyer. J’essaie d’étudier ces problématiques, mais je n’essaie pas de prouver mon identité. C’est une constante introspection. Quand je vivais en Géorgie, j’essayais au contraire constamment de prouver que j’étais un vrai géorgien.

En ce qui concerne la mythologie, je pense qu’on peut utiliser les récits mythologiques pour explorer l’histoire. C’est même plus aisé de cette façon. J’ai tenté de le faire avec Patrie, parce que je ne pouvais pas faire un film portant directement sur un groupe de staliniens qui veulent canoniser Staline. J’ai décidé d’employer les symboles mythologiques pour mieux comprendre le phénomène de reprise de l’histoire. Je me demande donc si on peut séparer l’histoire de la mythologie. Elles peuvent s’entrecroiser.

D. : Souvent, on puise cette dimension mythologique dans la littérature. Dans les années 1970 et 1980, il était naturel pour les cinéastes d’Europe orientale d’adapter des œuvres de leur littérature nationale. Or, vous semblez nourrir une relation ambiguë avec les récits littéraires. D’un côté, vous citez constamment des ouvrages. D’un autre côté, vous n’avez pas adapté jusqu’à maintenant de romans, me semble-t-il.

G. S. : En vérité, j’ai déjà écrit une adaptation pour le cinéma des Âmes mortes de Gogol. Je réaliserai le film un jour, qui sait. Mais, concernant l’adaptation des œuvres littéraires dans les années 1970 et 1980 à l’Est, je pense que c’est lié à la censure. Les cinéastes puisaient dans les mythologies nationales car c’était sans doute un moyen plus facile d’exprimer certaines idées. Le cinéma géorgien de cette période avait également une tendance à utiliser la forme de la parabole, comme chez Sergueï Paradjanov. Cela crée une grande distance avec le spectateur, comme dans les contes de fées. Les gens avaient besoin de ce filtre.

D. : Votre premier court métrage, Le Poisson noyé, raconte l’histoire d’un jeune garçon qui, revenant en Géorgie après quelques années d’absence à l’Ouest, traverse un monde fait d’ombres et en complet délabrement ; il découvre que l’amie qu’il avait aimée jadis est morte. Était-ce une façon de raconter un épisode de votre propre vie ?

G. S. : C’est autobiographique, en effet. Lorsque j’ai quitté la Géorgie, j’ai perdu la certitude d’avoir la foi. Je voulais exprimer cela dans le film. La rupture avec mon pays avait également signifié la perte d’une relation au sentiment amoureux. Le film tente de mettre à distance ces deux types de connexions perdues. La mort de la petite amie n’est cependant que métaphorique. Les gens peuvent mourir pour nous-mêmes, bien qu’ils restent en vie. Et puis il y a aussi ce sentiment de familiarité perdue – familiarité avec son propre foyer, avec l’espace de la maison. J’ai décidé d’exprimer ce sentiment de façon presque littérale, physique, à travers l’image d’une maison détériorée. C’est pourquoi on voit la fuite d’eau depuis le plafond de la chambre. Le personnage participe ensuite à cette destruction en fabriquant un cercueil avec les portes de la maison. Je voulais traduire ce sentiment d’ancienneté, cette émotion particulière produite par le sentiment que tout est détruit. Cela traduit le choc culturel que j’ai ressenti. C’est précisément là que le mythologique ou le symbolique peut jaillir. Je n’aurais jamais pu raconter cette histoire littéralement.

DÉMANTELER LA TRADITION

D. : L’un des enjeux de vos quatre films concerne la tradition. Chacun raconte comment le développement d’un individu est bloqué, à un certain moment, par des limites sociales. Ces règles ne sont pas ce qui permet de gagner quelque chose, mais ce face à quoi on échoue sans cesse. Le poids de la tradition est-il encore si fort aujourd’hui ?

G. S. : Oui. Si l’on se réfère aux Pommes rouges, il s’agit plutôt de la tradition arménienne, mais la question de la virginité reste une problématique majeure en Géorgie aussi. Des expériences similaires s’y sont déroulées, ce qui pousse les jeunes filles à la chirurgie plastique afin de reconstituer leur hymen. Cela garantit le bon déroulé du mariage. Mais c’est en train de changer, heureusement. La jeune génération se sent de moins en moins concernée par cela. Je voulais éviter tout antagonisme simpliste, que chaque personnage puisse être compris. Juste avant d’aller à l’hôpital, par exemple, la belle-mère pose un gilet sur l’épaule de la protagoniste, alors que dans la version originale du scénario, elle la giflait. J’ai considéré très vite que tous étaient des victimes de la tradition.

À cette époque, j’étais obsédé par Il était une fois en Anatolie de Nuri Bilge Ceylan. Je me souvenais d’une réplique du film, dite par le procureur au docteur : « Le boucher est préoccupé par la viande, le mouton est préoccupé par le couteau. » Il m’a semblé qu’on pouvait reprendre ce schéma pour la narration : la belle-mère est préoccupée par le respect de la tradition. Nous ne pouvons pas dire si c’est bien ou mal. C’est comme ça. La mariée est préoccupée par autre chose, et le mari également. Le triangle que forment leurs préoccupations distinctes ne crée pas du drame, mais au moins de la tension. Je voulais jouer sur le clivage entre ce qui est public et ce qui est privé. Je voulais montrer comment les gens enfilent publiquement un déguisement.

D. : Le Poisson noyé et Les Pommes rouges ont pour point commun de traiter de l’intimité détruite. Néanmoins, dans le premier, il semblerait que cette dévastation soit visible, alors qu’elle apparaît de biais dans le second, à travers le contraste avec la beauté des rituels du mariage. Dans Les Pommes rouges, la marche finale de la mariée montre ce contraste, la dévastation ronge le personnage et, par extension, le spectateur.

G. S. : Les films que je préfère sont ceux qui débouchent sur un point où l’on n’a pas besoin de grand-chose, en tant que spectateur. On y est déjà. Le réalisateur n’a presque rien à faire pour que cela existe. C’est pour cela que j’admire Bresson, il nous emmène vers un point mais nous montre à la fin le visage sans expression d’un modèle sans qu’on ne sache rien de la situation. Quand elle descend de sa chambre à la fin du film, la protagoniste des Pommes rouges est désormais habillée d’un tailleur et d’un col roulé, de façon à montrer la suffocation qu’elle subit. Je sais que Jean-Louis Trintignant dans Le Conformiste portait un polo d’une taille plus basse que la sienne, pour ressentir cette pression constante. Cela affecte le jeu. J’ai donc utilisé la même méthode pour traduire l’état psychique du personnage.

D. : Vos films jouent sur des figures doubles. Dans Les Pommes rouges, cette dualité s’incarne dans le sentiment de soupçon quant à une éventuelle trahison de la part de la nouvelle belle-fille. Vouliez-vous montrer qu’au-delà de la vérité du sentiment amoureux et de la sexualité, les règles sociales produisent ce type de sentiment ?

G. S. : Les règles sociales impliquent d’énormes attentes. Le moment où l’on manque à ces attentes, cela crée automatiquement du soupçon.

D. : Le soupçon du mari semble détruire la confiance qui existait au sein du couple.

G. S. : J’apprécie que vous disiez cela. La première fois que j’ai lu le scénario, je ne savais pas comment l’appréhender. Je n’avais jamais expérimenté ce que la mariée traverse. Si j’ai pu me l’approprier, c’est qu’il était plutôt clair pour moi que le film parlait de trahison. Je voulais que ma caméra puisse capter cela. Si l’on imagine comment se poursuit le film, pour moi la fille reste dans la famille et pardonnera la belle-mère. Pourquoi ? Parce que son comportement est clair, elle cherche une preuve. Et la vie continue. Mais elle ne pardonnera jamais à son mari. Quelque chose s’est rompu au moment où il tombe dans les bras de sa mère méfiante. Il y a toujours un moment, dans la vie d’un homme, où celui-ci doit décider entre la mère et la femme. Cela me fait penser à une phrase de Martin Luther King : « Ce dont nous nous souvenons à la fin est moins la parole de notre ennemi que le silence de nos amis. » C’est ce que décrit le film.

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D. : Ce qui est fascinant dans Les Pommes rouges, c’est cette relation entre intimité, société et politique. Est-ce une chose que vous rationalisez ?

G. S. : L’un de mes exemples préférés, c’est In The Mood For Love de Wong Kar-Wai. Il y a cette séquence où les deux personnages ont enfin tout pour être ensemble, ils ont fait fuir leurs conjoints respectifs, ils sont dans la même pièce. Mais elle se sent bloquée parce que les voisins surveillent. Pour moi, c’est très géorgien. Cela rappelle la manière dont les communistes épiaient les espaces domestiques. On en revient à la question : qu’est-ce que les autres peuvent dire ?

D. : Cela n’est-il pas aussi problématique aux États-Unis ?

G. S. : Si. Il est important de savoir de quelle intimité on parle. Même aux États-Unis, la question de l’intimité des autres est très discutée publiquement, surtout lorsqu’on évoque le mariage pour les homosexuels. Si l’on parle de l’intimité en posant la question “que puis-je faire de moi-même ?”, aux États-Unis, tu peux prendre de vraies décisions. L’avortement relève du choix intime. Mais, partout, les gens essaient de porter atteinte à l’intimité des autres à travers la politique. En Géorgie, ce qui est spécifique, c’est le rapport entre l’intimité sexuelle et l’Église chrétienne orthodoxe. Dans certains cas, la religion interdit la sexualité avant le mariage. Mais la société, qui interdit cette sexualité pour les filles, la rend obligatoire pour les garçons. Un garçon de seize ans qui n’a pas été avec une femme, c’est honteux. Même les futures mariées attendent que leurs maris aient eu des relations sexuelles avant le mariage.

D. : La prostitution est donc un passage obligé ?

G. S. : Cela dépend du milieu où l’on évolue. Chez les artistes, on se moque de tout cela. Mais pour la population dans son ensemble, ça reste un enjeu. J’ai grandi dans cette tradition où le père ou l’oncle emmène le tout jeune garçon voir une prostituée. Parfois, il s’agit de la même prostituée que celle que le père avait vue. C’est tout à fait normal. Et puis, ces mêmes personnes vont à l’église et prient à genoux ou portent la croix. On assiste aujourd’hui à une montée des groupes fascistes. Ces groupes veulent démettre les “étrangers” de leur nationalité géorgienne parce qu’ils tiennent des maisons closes. Mais ces sex-clubs offrent une solution aux jeunes garçons qui sont dans ces associations fascistes et qui veulent respecter les traditions. La question de la sexualité dans son rapport au pouvoir politique est centrale dans mes préoccupations actuelles.

D. : Dans Le Poisson noyé, les parents de la fille apprennent au jeune garçon qu’elle a été tuée pendant la Gay Pride à Tbilissi. Comme cela n’est pas du tout développé dans le film, je me suis demandé quel était le sens de cette mort.

G. S. : Durant l’écriture du scénario, le 17 mai 2013, un incident s’est produit en Géorgie. Une vingtaine de jeunes activistes LGBTQ se sont regroupés au centre de Tbilissi car il s’agissait du jour international contre l’homophobie. Ils ont organisé une rencontre pacifique. Mais les Chrétiens voulaient se faire entendre. J’ai vu des images de l’événement sur les plateformes de diffusion. Ce qu’on voit, c’est qu’un petit groupe de jeunes femmes et hommes se sont retrouvés face à des milliers de personnes qui descendaient l’avenue principale de la ville. Devant le cortège, il y avait les prêtres qui portaient des choses pouvant servir à blesser, comme des chaises par exemple. La police était dépassée. Des gens haut placés avaient assez de raison pour évacuer le groupe d’activistes en les réunissant dans un bus jaune. Les manifestants conservateurs se sont alors mis à jeter des pierres sur le bus, les vitres du bus se sont brisées. L’un d’entre eux a grimpé sur le toit du bus. Si les autorités n’avaient pas pris la décision de les évacuer, il y aurait eu un meurtre. Les activistes auraient été assassinés. Une fille a quand même été violemment atteinte à la tête par une pierre. Dans mon film, je voulais reprendre de cette histoire l’intention des conservateurs, c’est-à-dire l’envie de tuer.

LA FOI ET L’INTIME

D. : Lorsqu’on regarde Patrie, on peut difficilement s’empêcher de penser au Repentir (მონანიება, 1984) de Tenguiz Abouladze, à ce jeu avec la vie et la mort, à ce retour des figures infernales de l’Histoire.

G. S. : Je n’y ai pas pensé. J’adore cet élément dans le film. Lorsque j’ai raconté l’histoire du père qui maintient ouvert le cercueil, cela m’a traversé l’esprit. Je n’ai pas revu le film lorsque je préparais Patrie, et j’aurais dû ! C’est toute cette question de la ré-apparition qui est centrale ici, mais aussi cette question de la croyance dans la figure du père, du guide spirituel.

D. : Vous employez constamment le terme « foi », phénomène que vous qualifié plus haut d’éventuellement « pathologique ». Mais pourquoi parler de « foi pathologique » plutôt que de « nostalgie », par exemple ?

G. S. : Eh bien, ces deux choses sont connectées. Le ferment du groupe des staliniens, c’est la nostalgie. Le profond désir de retour de la figure paternelle. Quand Staline est mort, même les gens qui étaient en exil ont pleuré. On m’a dit récemment : « Staline est mon deuxième Christ. » Les choses ne vont pas bien dans la Géorgie actuelle et rien ne compense cette nostalgie qu’ils ressentent depuis la mort de Staline. Ils appellent de leurs vœux le retour de cette gloire passée. Ils construisent cette mythologie pour accepter la dureté du présent, pour être fiers de quelque chose. Cela explique aussi la prégnance de la Seconde Guerre mondiale dans les mémoires.

Le symbolisme soviétique est interdit en Géorgie, mais il y a toujours une statue de Staline à Gori. Lorsque le gouvernement a tenté de la déloger, les habitants l’ont entourée, ils étaient prêts à employer la force pour la défendre. On a d’ailleurs eu une petite explosion de violence au moment du tournage. Au cours de la dernière séquence, tout le monde est inconscient, au moins dans un état d’euphorie hallucinatoire où chacun décuve. Une femme est venu me voir pour me dire : « Pourquoi sommes-nous endormis ? » Je lui ai dit qu’il s’agissait d’un moment métaphorique, relevant du réalisme magique, qui succède à la profonde joie d’avoir célébré Staline. Ma réponse l’a rendue très sceptique. Elle est allée dire aux figurants que je faisais de l’humour au détriment de Staline. Il y eut une petite révolte sur le plateau. La violence est le risque inscrit dans la nostalgie.

D. : Est-ce vraiment une nostalgie de l’Histoire ? Ou bien simplement le sentiment d’un père manquant ? Ou bien la volonté de maintenir en vie un patrimoine local ?

G. S. : C’est une situation complexe. J’ai voulu explorer tous les sens de cette foi. Les fanatiques disent que Staline est leur « père spirituel ». Il l’appelle aussi « chef », terme que l’on peut rapprocher des tribus ou du monde militaire. Leur amour de Staline est si fort qu’il acquiert une dimension spirituelle ; ils veulent que Staline soit sanctifié. Ils ne souhaitent pas le retour d’un homme similaire au pouvoir, ou bien que Staline revienne. Lorsque que Staline est mort, les gens ne pouvaient pas le croire, tellement était fort le culte de la personnalité. Il a fallu attendre trois ans pour que Khrouchtchev dénonce les exactions du dictateur. Ils ont sorti Staline de son mausolée et l’ont enterré. On assiste maintenant au retour de cette volonté d’immortaliser Staline.

D. : De cette façon, on semble passer du domaine de l’histoire à celui du religieux.

G. S. : Oui, absolument. On passe du domaine de la nostalgie vague pour la figure du père absent au domaine de la foi. L’objet même de la croyance a tendance à ne plus tellement importer ; on pourrait croire aux pouvoirs magiques d’une chaise. L’important est de croire, tout simplement.

D. : Se pose la question d’une mémoire négative qui se construit uniquement sur des mythes. Dans vos films, cet enjeu de la mémoire se conjugue constamment à celui d’un deuil à faire ou à refuser. Même dans Une Nouvelle année, qui ne parle pas directement de la mort d’un personnage, il s’agit de parler d’un deuil très particulier lié au départ du père. Vous racontez l’histoire d’un adolescent qui apprend que son père va être ordonné moine. En d’autres termes, d’un jeune homme devant faire le deuil d’un père vivant.

G. S. : En Géorgie, lorsqu’on est consacré moine, on vous donne un nouveau nom, on vous fait subir le même rituel que pour les mourants. Vous disparaissez en tant que personne civile, et vous renaissez en tant que personne spirituelle. C’est une forme de ré-incarnation. Mais cela signifie d’abord mourir, sans la mort physique. Un jour, lorsque j’étais petit, une camarade de classe est arrivé en pleurant ; son père avait quitté sa famille pour devenir moine. Cela m’avait laissé une impression forte. Je m’en suis servie pour écrire le scénario d’Une Nouvelle année.

D. : Ce qui est très frappant dans Une nouvelle année, c’est la force du silence. Lorsque les deux parents quittent l’appartement à la fin, ils frappent à la porte de l’adolescent. Aucune réaction ne vient. Même si l’adolescent est hors-champ, je me suis senti très proche de lui.

G. S. : Je voulais raconter cette histoire au moment du passage à la nouvelle année, car c’est un moment qu’on partage habituellement en famille. Comme chez Bresson, il s’agit de préparer le spectateur à quelque chose sans le dire. C’est une chose que le cinéma peut faire comme aucun autre art.

D. : Patrie diffère très profondément des autres films au niveau de la mise en scène, puisqu’il troque ce rapport intime au profit de la fresque ; chaque plan est une sorte de tableau, ce qui fait penser au cinéma de Sergueï Paradjanov. Comment avez-vous conçu la mise en scène de ce film ?

G. S. : Je suis sensible au symbolisme, à la culture visuelle et à l’architecture soviétiques. Les costumes et la musique font aussi partie du passé soviétique. Par la stylisation des plans, par le jeu de symétrie, je voulais montrer à quel point cette culture est bloquée encore aujourd’hui dans ce passé soviétique, dans la réminiscence de ces débris. Comment faire de ce retour quelque chose de crédible, de convaincant ? Au fond, les objets de style soviétique se sont naturellement fondus dans le décor, peut-être parce que ce passé stalinien est comme une fiction, une fiction qui fait vraie.

D. : Aviez-vous directement le cinéma de Paradjanov à l’esprit ?

G. S. : Oui, mais pas seulement. Je pensais à d’autres films, et notamment à Visions Of Europe – Prologue (2004) de Béla Tarr. J’ai repris l’idée du plan-séquence en travelling suivant les fils d’attente des ouvriers attendant leur ration. Je pensais aussi à Damnation (1988) et aux Harmonies Werckmeister (2000).

D. : Vous avez indiqué votre volonté de trouver une forme de neutralité. L’impression que j’ai eu en découvrant vos films, c’est que derrière cette volonté se cachait une envie de faire le bien. Comme si chaque film avait comme intention profonde que le spectateur soit “meilleur” après l’avoir vu.

G. S. : Rendre les gens meilleurs… Je ne sais pas. En revanche, je pense que certains films m’ont rendu meilleur. Laissez-moi me souvenir des films que j’aime, et des raisons qui font que je les aime. Très tôt j’ai pris conscience, sous la forme d’une mini-illumination, que ce qui porte la recherche des cinéastes que j’apprécie (Béla Tarr, Robert Bresson, Tsai Ming-Liang, etc.), c’est l’humanisme. Que ce soit la belle-mère dans Les Pommes rouges, ou le père dans Une Nouvelle année, ils prennent des décisions impopulaires que je ne veux pas juger. Je veux les humaniser.

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Entretien réalisé à Paris le 7 janvier 2019.

Toutes les images proviennent de films de George Sikharulidze : Patrie (2018) / Les Pommes rouges (2016) / Patrie.