Il aura donc fallu attendre qu’il soit mort pour que nous nous décidions vraiment à reconnaître Alexeï Guerman. S’il n’était pas un inconnu (son précédent film avait été sélectionné à Cannes et avait connu une maigre distribution), son œuvre n’en était pas moins confidentielle, éclipsée par celles d’autres auteurs russes auxquels on avait confié le soin de représenter, un à la fois (point trop n’en faut), leur pays aux yeux de l’Europe occidentale. On découvrira donc presque simultanément, à la Cinémathèque française[11] [11] Du 9 au 22 février 2015. Voir le programme complet. , son œuvre passée, et dans les quelques salles qui en feront le pari, Il est difficile d’être un dieu, son dernier film. Projet démesuré, le film fût en chantier durant douze ans, et achevé après la mort du cinéaste, en 2012, par sa veuve et son fils (lui-même auteur de quelques très grands films), qui en ont finalisé le mixage son. Œuvre-monstre, expérience cinématographique peu aimable, le film n’en est pas moins un des plus sidérants que l’on ait vus dans les salles récemment, représentant malgré quelques nouvelles directions l’aboutissement de tendances déjà à l’œuvre dans le cinéma de Guerman depuis une trentaine d’années.
La plus grande différence avec ses films précédents tient au cadre que se donne Guerman. Pour la première fois, il raconte non pas l’histoire de l’URSS et les manières dont son peuple en a appréhendé les transformations, mais, à travers un détour par la science-fiction des frères Strougatski, le moyen-âge le plus sombre et le plus brutalement obscurantiste que le cinéma nous ait offert. Dans un futur non spécifié, des scientifiques découvrent une planète abritant une humanité restée à l’époque médiévale, sans réussir à construire sa Renaissance. Les humains y vivent dans une bestialité quasi-complète, où l’absence de créativité va de pair avec une absence totale de tabous, et où l’inexistence de tout processus civilisationnel collectif n’offre aucun contre-poids à la violence politique nue. Quelques humains sont dépêchés sur place pour aider au lent travail d’élaboration d’une société, avec comme seules consignes le devoir de vivre dans des conditions identiques à celles des hommes qu’ils infiltrent et, encore plus déterminant, le handicap formidable que représente l’interdiction absolue de tuer.
Le spectateur désireux d’en savoir plus sur l’intrigue devra se reporter au roman : si Guerman respecte bien toutes les étapes du récit, il devient vite évident que l’enjeu du film n’est pas la narration mais la peinture d’un monde dans sa matérialité la plus brute. De même, le principe de chaque scène (toutes sont tournées en plans-séquences) n’est pas la progression de l’intrigue mais l’élaboration visuelle toujours contrariée de l’environnement dans lequel elle se situe. Guerman porte ici au paroxysme le style qui était déjà le sien dans Khroustaliov, ma voiture ! : le plan considéré comme course d’obstacles, où il s’agit de suivre caméra à l’épaule la lente progression d’un personnage à travers un environnement physique qui s’interpose constamment entre l’objectif et son objet. Meubles, linge, animaux, armes, portes, et surtout personnages secondaires occupent constamment le regard, non pas pour créer une tension avec le deuxième plan de par la profondeur de champ mais bien pour obstruer la vision et empêcher la lisibilité de l’action. On ne compte plus les plans où la caméra s’attarde sur un détail d’armure ou un gamin de rue jouant avec sa morve pour révéler ensuite qu’un personnage-clef est mort, ou que nous sommes passés à un nouveau plan se déroulant ailleurs. Le spectateur se trouve ainsi constamment dans l’impossibilité de faire raccord et d’établir clairement une topographie des lieux ou une cohérence de l’action. La logique à l’œuvre est celle de l’hallucination : la puissance sensorielle du visible devient l’événement, tandis que la séquence causale se fait matière de second plan à interpréter après-coup.
D’où le défi formidable que le film pose au spectateur comme au critique, et qui témoigne de sa richesse comme de la principale réserve qu’on peut lui adresser : à force de constamment préférer le flux de la perception hallucinée à l’analyse du découpage, de chercher la virtuosité au point de faire de chaque instant un nouveau point d’orgue visant à dépasser le précédent, le film semble ne laisser que bien peu de place au spectateur. Nul autre choix, apparemment, que de s’abandonner au visible et d’abandonner le lisible. Le film submerge plus qu’il n’invite, et semble vomir un crescendo dans la répulsion comme dans la beauté qu’il n’y a qu’à subir : acquiescer à une perte totale de repères, dans l’espoir que se dégagent les outils pour faire émerger un sens une fois ressorti de la lessiveuse.
Face à ce magma écrasant, un détour par le contrepoint permet de prendre ses marques. Lors de sa projection à l’occasion de la semaine du cinéma russe, en novembre dernier, un spectateur (russe) demandait après le film à l’acteur principal s’il était d’accord pour dire qu’Il est difficile d’être un dieu est un remake d’Andreï Roublev selon les principes de Guerman : les deux films montrent un créateur confronté à un moyen-âge des plus obscurantistes, pour qui un massacre joue un rôle d’éveil de la conscience, et qui tente de changer le monde mais est changé par lui. C’était établir le parallèle inévitable, et inviter à comparer non seulement les deux films mais aussi les deux réalisateurs. Tous deux auteurs d’une œuvre rare (sept long métrages pour l’un, six dont un renié pour l’autre), aux prises avec la censure, adeptes de longs plans-séquences et portant une forte attention aux textures et aux matières, Tarkosvki et Guerman paraissent des frères ennemis. Dans la géographie mentale des géants du cinéma soviétique finissant, ils semblent occuper deux pôles extrêmes, qui s’opposent en se faisant miroir. Si Tarkovski aura fait sien le mysticisme de la grande Russie orthodoxe, Guerman se sera attaché de manière plus frontale aux réalités politiques de la société soviétique. Métaphysique chez l’un, histoire chez l’autre : Russie éternelle contre Russie historique.
Si l’on trouve donc la comparaison proposée par ce spectateur fertile, elle ne doit donc pas dissimuler de profondes divergences de vision. La problématique de Tarkovski a toujours été celle de l’homme assoiffé de transcendance face au monde physique ; la matérialité du monde lui est externe, et sa quête de spiritualité est toujours une problématique strictement individuelle. La société n’existe pas pour Tarkovski, sinon à l’état d’obstacle ou de panorama, et passée la grande fresque d’Andreï Roublev, elle disparaît de son cinéma. Chez Guerman, pour qui la spiritualité est au mieux un fait social (Il est difficile d’être un dieu nous montre, chose rare, un moyen-âge où la croyance n’est évoquée qu’en passant, comme superstition, et surtout dont le sacré est totalement absent), c’est justement le rapport social qui fonde la responsabilité éthique. Guerman a toujours eu une vision richement ambigüe du rapport de l’intellectuel au peuple : dépeint avec la distance propre à celui qui a quitté le groupe et ne peut ni ne veut le réintégrer, le peuple n’en est pas moins admiré pour sa spontanéité et sa vitalité. La description de ses défauts devient la condition à laquelle il est possible de s’adresser à lui sans condescendance ni mensonge, et c’est dans cette adresse d’égal à égal que l’intellectuel trouve sa raison d’être. Mais à la différence de Tarkovski, Guerman a survécu à la chute de l’URSS. On sait ce qui est arrivé aux intellectuels russes depuis 1991, comme d’ailleurs à la majorité de la population. On mesurera donc sans problème les traces que le délitement civilisationnel, moral et matériel que représentèrent les années 1990 pour la Russie ont laissées sur Il est difficile d’être un dieu. Et là où, dans 20 jours sans guerre, le rapport peuple-intellectuel s’établissait par la vérité affirmée contre les mensonges du pouvoir (le héros refuse de mentir sur son expérience de la guerre pour les besoins de la propagande), il est aujourd’hui devenu impossible : le pouvoir est trop brutal, l’intellectuel trop paralysé, le peuple trop vil.
Ce qui évoque immanquablement une seconde différence, qui compte pour beaucoup dans l’expérience infernale de l’humain que propose le film. À l’inverse de Tarkovski, qui a tout aussi bien que Guerman filmé la boue et la brume, la bruine et la pluie, la matérialité n’est pas ici une donnée du monde extérieur auquel l’homme est confronté, mais un élément constitutif de son existence propre. Plus encore que par ses interactions sociales, l’humain est défini par ce qu’il absorbe et rejette : tambouille et eau-de-vie, morve et merde. L’absence de tabous, c’est-à-dire de règles fondant un processus civilisationnel d’apprentissage de comportements communs, mène dans le film à une avalanche d’immondices qui est le plus sûr indice de la barbarie. Tout le monde se mouche dans ses mains et s’essuie sur ses vêtements, tandis que la merde se pétrifie et s’accumule par monceaux. Mais bien vite, la morve devient saignement de nez et la merde prend une coloration plus sombre : un intellectuel est noyé dans une fosse septique, et d’un autre qui se fait torturer, on ne verra que le cul, occupant grotesquement l’écran entier. Le noir et blanc de la photo aura beau en faire une matière presque indissociable de la boue et de la merde jusqu’alors omniprésentes : le fluide qui occupera en fin de compte la place centrale du film est bel et bien le sang.
La centralité du sang et les innombrables étripements qui ponctuent la dernière heure annoncent enfin sa véritable problématique, celle de la violence. Il ne s’agit pas tant pour Guerman de demander si la violence peut être un recours légitime contre l’injustice. Le désir du héros de violer l’interdit et de tuer le tyran est annoncé bien avant le passage à l’acte. La découverte épouvantée d’un donjon de torture conjuguant les pires cauchemars de Dante et de Bosch convainc même d’avance le spectateur de la justesse de la cause. La véritable question est de savoir si une fois la violence acceptée comme moyen d’action, celle-ci peut servir à fonder un ordre social autre que celui combattu. Autrement dit, envisagée sous l’angle de ses effets plutôt que celui de ses antécédents, la violence n’est jamais abordée à l’instant de son déroulement, mais toujours représentée comme un fait déjà accompli qu’il faut donc considérer comme une nouvelle situation à affronter. Et si le sang devient en effet le fluide dominant, on le verra toujours suppurant ou déjà répandu plutôt que jaillissant, l’agression ayant presque toujours lieu hors champ. Terrible constat que celui auquel nous confronte Guerman : pour lui, la violence n’est certes pas évitable; elle n’en est pas libératrice pour autant.
On a remarqué plus haut le principe du film, selon lequel le déroulement narratif est occulté par le traitement hallucinatoire de l’instant présent, la situation prenant le pas sur l’action. La conjugaison de ce principe avec le questionnement politique évoqué à l’instant laisse alors émerger le cœur du film : ce que Guerman dépeint n’est pas tant le processus qui amène le héros (et par lui le spectateur) à formuler une position claire par rapport au pouvoir coercitif et aux moyens de le combattre, qu’un état de fait dont les événements n’altèrent pas les données fondamentales. La situation qui prime, c’est celle de l’affrontement, dont presque toutes les scènes proposent une déclinaison. Il ne s’agit donc pas d’activer le suspens sur l’issue d’un combat (physique ou verbal) mais de poser la lutte de pouvoir comme donnée fondamentale de toute interaction sociale. C’est l’affrontement comme situation permanente de la société qui intéresse Guerman.
Difficile expérience de spectateur, donc : captivé par une forme qui fait de chaque instant un bouleversement de l’œil, écrasé par un déploiement qui n’est que la démonstration de l’inéluctabilité de la barbarie. On pourra reprocher à Guerman d’avoir abandonné le monde de l’expérience historique vécue pour nous emmener sur les chemins de l’apocalypse, ou lui en vouloir de faire preuve de tant de virtuosité à nous enfoncer le nez dans la merde. Reste qu’il nous a interdit l’échappatoire de le mépriser pour son cynisme, et on mesurera sa conviction totale, d’autant plus terrible que profondément sincère, à son besoin de réinventer intégralement les règles de son art. Pour ceux qui aiment le plus passionnément le cinéma quand la sidération formelle se conjugue à l’exaltation, Il est difficile d’être un dieu – une des œuvres les plus somptueuses des dernières années, mais qui en lieu d’exaltation offre épuisement et effarement – représente un problème avec lequel on n’aura d’autre choix que de se débattre. Par refus justement de ne le prendre que comme un étau.