James Benning, Espace Hors Champ / Quelque Part Ailleurs

Off Screen Space / Somewhere Else

par ,
le 13 octobre 2021

En 1977 alors que je tournais One Way Boogie Woogie dans mon Milwaukee natal, j’ai filmé ma fille promenant un bâton le long d’une clôture, faisant chanter le grillage. C’est un plan plutôt simple. Une caméra fixe enregistre pendant exactement 60 secondes. Un bâtiment aux portes de garage rouges est cadré de face, une clôture verte en grillage est à sa droite avec un rectangle de ciel bleu au-dessus de la clôture. Si vous louchez vous voyez des blocs de rouge, vert, et bleu – une peinture de Mondrian. Sinon, cela ressemble davantage à du Edward Hopper. Pendant 50 secondes vous entendez un bruit de plus en plus fort hors-champ. Enfin, une petite fille de quatre ans, ma fille Sadie, entre dans le champ par la droite, traînant un bâton le long de la clôture, révélant la source du son. Lorsque le bâton se détache de la clôture, le bruit s’arrête – à cet instant il semble toujours que quelques personnes dans le public rient – Sadie traverse le champ et le quitte par la gauche. Le silence s’installe. Les 50 secondes du bruit de bâton donnent l’impression que la clôture s’étend sur un pâté de maison, ou sur la longueur qu’on pense qu’une petite fille est capable de parcourir sur cette durée. L’absence de bruit finale suggère qu’il n’y a pas de clôture sur la gauche, ou que la petite fille est fatiguée de son jeu. Qu’importe, le public visualise désormais un cadre étiré, s’allongeant sur quelque chose comme un pâté de maison sur la droite, et d’une façon inconnue et discutable sur la gauche. En réalité pourtant, la clôture était de 20 pieds tout au plus. Sadie se tenait simplement en dehors du champ, attendant que je lui signale de courir le long de la clôture et de traverser le cadre. Aucun son n’a été enregistré au tournage. Le son du bâton contre la clôture a été fabriqué plus tard. Mais notez que si le plan eut été plus long, 11 minutes par exemple (la longueur d’un magasin de pellicule de 400 pieds), la clôture aurait pu paraître bien plus longue. Pour moi, ce lien du temps, de l’espace et du son est ce qui importe le plus.

J’aime l’idée que lorsque l’on se tient sur terre, un point à un pied sur votre gauche est simplement ça, à un pied sur votre gauche. Mais si vous choisissez d’y aller par la droite, c’est un voyage de 41 851 445 pieds.

Je suis à nouveau retourné à Milwaukee en 1990, pendant la fabrication de North on Evers. Je traversais les États-Unis à moto, filmant les personnes et les paysages trouvés le long du chemin. Plus tard, j’ai animé sur toute la durée du film (au bas du cadre) le journal manuscrit que je tenais. En voici un extrait :

Il m’a fallu deux jours pour arriver à Milwaukee. Sur le chemin je m’arrêtais à Gary, Indiana. Le ciel était étouffé et empoisonné. Le rugissement de hauts fourneaux vibrait dans l’air. Je roulais autour de US Steel [11] [11] Important producteur d’acier américain. (NdT) , fut arrêté, questionné et sommé de partir. Je suis arrivé à Milwaukee vers midi. C’est là que j’ai grandi.

Depuis peu, ma mère a déménagé dans une maison de retraite. Elle a 85 ans et a vécu seule depuis la mort de mon père en 1972. Il y a quelques années elle a commencé à perdre sa mémoire à court terme, et il est finalement devenu trop dangereux pour elle de vivre en autonomie. Les quelques premières fois où je lui ai rendu visite, elle pensait que j’étais venu la ramener à la maison.

J’ai passé un mois avec ma fille. Elle a dix-sept ans et est pleine de vie. Nous avons roulé sous la pluie. J’ai dit que j’étais content que nous ne soyons pas sur ma moto. Je lui ai expliqué que la pluie faisait vraiment mal. Elle a baissé la vitre et collé sa tête dehors et dit que c’était simplement comme se faire tatouer.

Je ne vis plus avec elle depuis qu’elle a un an . Pourtant je crois que je la connais comme mes parents ne m’ont jamais connu. Mais la dernière semaine où j’étais là elle m’a dit que ce n’est pas parce que nous nous entendons si bien que je ne lui manque pas quand je suis absent.

Puis un saut en avant, désormais en Utah :

Le jour suivant je décidais de chercher la Spiral Jetty, construite en 1970 par Robert Smithson. Je me souvenais qu’elle se trouvait quelque part vers Rozel Point dans le Grand Lac Salé. Smithson a décrit les plaines salées environnantes dans ses écrits. Capturés dans leurs sédiments se trouvaient d’innombrables débris. Il a dit que le site donnait la preuve d’une succession de systèmes humains embourbés dans des espoirs abandonnés.

J’ai descendu de petites routes gravillonnées, essayant de trouver Rozel Point, mais soit elles débouchaient sur de mauvais chemins soit elles s’évanouissaient dans des champs de blé. Après quatre heures j’ai finalement trouvé une série de routes de ranchs privés menant au lac. La dernière route était cadenassée. Je me suis garé et j’ai marché les trois derniers miles. La Spiral Jetty est une spirale de 1500 pieds, de 15 pieds de large. Je ne pouvais la voir nulle part. Puis je l’ai trouvée deux pieds sous l’eau. Le niveau du lac avait augmenté depuis sa construction. J’ai traversé la spirale jusqu’à son bout. Je me suis tenu là dans l’eau salé. Il n’y avait personne dans aucune direction. Les cristaux de sel écorchaient mes pieds.

En un sens je suppose que mon voyage s’est achevé là au bout de la spirale. J’ai regardé dans le vide. Une sorte de vertige m’a submergé. J’’avais chaud et j’étais déshydraté. Je n’avais pas d’eau. J’ai pensé aux secrets de la survie partagés par la vie désertique qui m’entourait. Un instant j’ai pensé que c’était la fin, que je succomberai calmement à ma désolation.

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Ces deux dernières années j’ai fait 16 voyages supplémentaires à la Spiral Jetty. Du fait de la pluie, de la neige, des ruissellements montagneux, le niveau du lac peut augmenter de trois pieds en une seule année puis, simplement à cause de l’évaporation (le Grand Lac Salé n’a pas d’exutoire), redescendre au niveau précédent. Lors du premier voyage, l’eau s’élevait à 4195,5 pieds au-dessus de la mer, le même niveau que lors de la construction de la Jetty. Les pluies printanières l’avaient délavée, les rochers de basalte noir brillaient et scintillaient. Elle semblait neuve. Une tempête souffla ensuite de Wendover et le lac s’éleva de deux pieds en 15 minutes. La Jetty disparut. Conduite par le vent la pluie traversa le lac à 70 miles à l’heure ; la tempête passa et la Jetty revint à la surface. En deux petites heures la météo avait simulé l’entièreté des 37 années d’histoire de la Jetty. Six mois plus tard je l’ai trouvée complètement hors de l’eau, couverte de cristal, reposant sur un lit de sel séché, blanc sur blanc étincelant.

La Jetty est un baromètre à la fois pour les cycles journaliers et les cycles annuels. Du matin au soir, son apparence allusive, changeante (radicalement ou subtilement) peut résulter d’un système météorologique temporaire ou simplement de l’évolution de l’angle du soleil. Les modifications saisonnières annuelles et les évolutions du niveau de l’eau altèrent la croissance des cristaux de sel, la quantité d’algues dans l’eau et la présence de vie sauvage. L’eau peut apparaître bleue, rouge, violette, verte, brune, argentée ou dorée. Les sons peuvent venir d’un avion de chasse, de la vie sauvage, d’éclaboussures d’eau, d’une radio de voiture distante, d’orages convergents ; ou être d’un silence si profond que vous pouvez entendre le sang battant dans les tempes.

La plupart du temps lorsque je suis à la Jetty je suis seul. Je préfère que ce soit ainsi, rien pour distraire l’attention. Regarder et écouter demande de la concentration et de la patience. Mais des gens viennent ; parfois quarante, un week-end d’été. La moitié sont à proximité de Salt Lake City et, de ceux-là, ce sont surtout des familles avec des enfants. Alors pendant une heure ou deux la Jetty est un terrain de jeu. L’autre moitié vient du monde entier – pour rendre hommage. En semaine, il peut y avoir un couple de jeunes géologistes étudiant le lac, ou quelques étudiants en art courant nus autour de la Jetty. Une fois il y avait une jeune femme avec des talons hauts de six pouces. Tous ces visiteurs sont relativement réservés et pas trop dérangeants, à l’exception d’une fois.

J’arrivais à la Jetty juste quand le soleil se levait. Deux hommes campaient là. L’un d’eux commença à crier. Je pensais à partir mais la lumière était trop bonne, des nuages de tempêtes se dessinaient au Sud et les îles distantes paraissaient flotter. J’essayais de les ignorer et commençais à filmer. Puis l’autre commença à sauter de haut en bas sur le toit de leur vieux camion. Après cinq heures à ce rythme, ils ont fini par partir. Plus tard je trouvais un fusil de calibre 12 chargé, dans la boue près du campement déserté.

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Après avoir achevé North on Evers je décidais que j’aurais besoin de seulement deux critères pour continuer à produire des œuvres. Un, faire des films qui m’emmèneraient dans des endroits où je voulais être. Et deux, faire des œuvres qui placeraient ma vie dans un contexte plus large. Deux raisons quelque peu égoïstes, mais tout à fait réalisables. En 1998 ces critères me conduiraient à faire Four Corners avec un désir d’écrire ma propre histoire :

Mon père a acheté notre maison à l’automne 1943. À l’époque il travaillait à la Falk Corporation comme ouvrier à l’assemblage de trains d’atterrissage pour des bombardiers de la Seconde Guerre Mondiale. Il travaillait dans la troisième équipe. Le jour il démolissait les murs de notre nouvelle maison et concevait et reconstruisait son intérieur. Huit mois plus tard il y emménagea. J’avais alors un an.

Milwaukee devait être un endroit étrange durant la Seconde Guerre Mondiale. Ma famille avait émigré en Amérique trois générations plus tôt. Ils venaient d’Allemagne comme la plupart des autres familles du voisinage. Nous n’avions pas de lien réel avec la vieille patrie, mais nombre de nos voisins en avaient. Certains d’entre eux envoyaient leurs fils tuer leurs cousins, et réciproquement de l’autre côté.

Notre quartier fut construit au début des années 1900. En 1950 c’était une communauté de travailleurs allemands pauvres. La plupart des hommes travaillaient dans la vallée industrielle séparant Milwaukee en une partie Sud et une partie Nord, ou ils travaillaient dans l’une des 50 brasseries locales, pendant que les femmes restaient à la maison pour élever les enfants. À vingt pâtés de maisons à l’Est se trouvait le quartier noir modeste de Milwaukee. Les gens y travaillaient essentiellement comme travailleurs non qualifiés ou domestiques sous-payés. Dès mon plus jeune âge on m’apprit à craindre cette communauté.

Des siècles plus tôt cette région était recouverte d’eaux d’une profondeur inconnue. Avec le temps l’eau se fraya un chemin jusqu’à la mer et un épais lit de dérivation forma une plaine. Une période d’érosion s’ensuivit, découpant les vallées presque telles qu’elles se présentent aujourd’hui. Puis l’âge de glace nivela les sommets et déposa un sol plus varié et fertile. Aujourd’hui 170 pieds d’une terre riche couvrent le calcaire du Niagara et le schiste de Cincinnati qui reposent en dessous.

Quand les glaciers se retirèrent, certains des anciens paléoindiens commencèrent à s’installer dans cette région. Ils devinrent les Woodland Indians qui laissèrent derrière eux des tumuli à effigies en forme de lézards qui peuvent encore être vus aujourd’hui. En 1634 des négociants français de fourrure furent les premiers hommes blancs à arriver. Ils commercèrent à la fois avec les indiens Menomonee et les indiens Potawatomi. En 1776 l’Amérique vit le jour et dès 1848, par la fraude, les représailles et la vente, les indiens du Wisconsin avaient perdu toutes leurs terres. Cette même année le Wisconsin devint un état.

La Guerre de Black Hawk de 1832 fut la dernière tentative des indiens du Wisconsin pour combattre l’envahissement américain. Mais en un an, les indiens cédèrent toutes les terres à l’Ouest de la rivière Milwaukee. Avec une population de 200 habitants, la ville de Milwaukee fut créée le 17 mars 1835. Les potawatomi continuèrent à vivre le long des falaises au nord de la vallée de la rivière Menomonee jusqu’en 1838, lorsque le gouvernement les chassa de force.

Au printemps 1839 se tint la vente de terre la plus importante et spectaculaire de l’histoire du département fédéral des espaces publics. Des spéculateurs corrompus qui ailleurs avaient escroqué des colons, alors que l’Amérique poursuivait aveuglément son chemin vers l’Ouest, rencontrèrent la résistance d’un groupe d’exploitants agricoles de Milwaukee qui avaient formé un syndicat. Chaque parcelle de terre fut vendue à son propriétaire légitime au prix minimum légal de 1.25 $ l’acre.

La population de Milwaukee atteignit 20 000 habitants en 1850, principalement en raison d’un grand nombre d’intellectuels et de libéraux qui avaient quitté leur patrie après l’échec de la révolution allemande de 1848. En 1900, Milwaukee était en un sens une ville plus représentative de l’Allemagne que n’importe quelle autre dans le Reich, car dans aucune ville là-bas, on ne trouvait autant d’allemands venant des quatre coins de l’empire et vivant ensemble au même endroit.

Dans les années 1880, des immigrants polonais, fuyant les persécutions de la Russie tsariste et de l’Allemagne impériale, commencèrent à s’installer ensemble en petites communautés paroissiales dans la zone Sud de Milwaukee. La vallée de la rivière Menomonee les séparait de la communauté allemande, plus importante, à quelques miles au Nord. Une industrie lourde occuperait plus tard la vallée de la rivière Menomonee, offrant de l’emploi à la fois pour les allemands et les polonais.

Le ghetto noir de Milwaukee n’apparut pas avant la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Lorsque nous avons déménagé dans notre maison en 1944 il y avait moins de 3500 noirs vivant à Milwaukee, environ 0,5 pourcent de la population totale, et presque tous vivaient agglutinés dans des lotissements de la partie nord voisine. Aujourd’hui il y a plus de 200 000 habitants noirs vivant dans la ville de Milwaukee.

Au tournant du siècle, la ville annexa les fermes de Robert Brown et Bill Sarnow, et mon quartier vit le jour. Notre maison fut construite sur un vieux verger de pommiers en 1905. Le Washington Park ouvra cette même année, à quelques blocs à l’Ouest. Des oies s’y arrêtent encore pour se reposer et se nourrir lors de leurs migrations semi-annuelles.

Quand j’étais jeune, je jouais tout l’été au baseball dans le Washington Park. Les noirs du Core, tel qu’on appelait désormais le quartier noir, pêchaient la carpe dans le lagon du parc. Très jeune on m’avertit de me tenir à distance d’eux. Les gens de mon quartier avaient peu de contact avec les noirs, pourtant il régnait une haine et une peur intenses. On me dit qu’ils étaient bons à rien, qu’ils sentaient même différemment.

Lentement le Core s’étendit jusque dans mon quartier. En 1989 ma mère fut la dernière personne blanche à déménager. Elle vendit la maison familiale pour 5000 $, le même prix auquel mon père l’avait payé 46 ans plus tôt. Mon ancien quartier au croisement de la 39ème rue et de Lisbon concentre désormais la pire pauvreté de Milwaukee. Environ un tiers des maisons sont détruites, partiellement brûlées ou condamnées. Les bardages d’aluminium ont été arrachés à de nombreuses maisons, aussi haut qu’il est possible de les atteindre, et vendus pour l’argent de la ferraille. Drogues et prostituées se marchandent ouvertement dans la rue.

En 1910, un gouvernement socialiste obtint le pouvoir à Milwaukee. Il préconisa la généralisation des services publics et des habitats à loyers modérés pour les ouvriers. Milwaukee eut un maire socialiste pendant les 50 années suivantes. Les travailleurs locaux s’organisèrent. En 1934, plus de grèves furent menées à Milwaukee que dans n’importe quelle autre ville en Amérique. Les salaires augmentèrent mais les travailleurs blancs craignaient que leurs gains soient perdus du fait du travail noir sous-payé. Les dirigeants syndicaux souhaitaient maintenir une Milwaukee blanche et discriminèrent les noirs par des clauses d’exclusion. Le petit quartier noir fut maintenu dans la pauvreté et la ségrégation.

En 1967, la communauté noire de Milwaukee luttait pour les droits civiques. Le père James Groppi, un prêtre catholique blanc radical, aida à ouvrir la voie. Pendant 200 jours consécutifs il y eut des manifestations et des rassemblements. J’étais parmi la poignée de personnes blanches qui en fit partie. Lors d’une manifestation nocturne à travers les quartiers intégralement blancs du Sud de Milwaukee, je fus assommé de coups dans le Kosciuszko Park par quelques jeunes des quartiers blancs pauvres. D’autres furent hospitalisés.

Un mois plus tôt, un soulèvement noir avait eu lieu dans la partie nord voisine. La majorité de la 3ème rue s’embrasa et des coups de feu furent échangés. Il y eut un décès. Brian Mouche, un ami d’enfance de mon quartier et un bleu, dans la police depuis moins d’un an, fut tué par une balle de sniper. Il était en service à ce moment-là.

Peu de noirs vivant dans mon ancien quartier sont propriétaires de leur propre maison. Les propriétaires font peu ou pas d’investissement, sauf pour un prix d’achat dérisoire, et les demeures se dégradent. L’âme du quartier est vidée de son sang jusqu’à la dernière goutte. Le temps voulu, les pauvres seront déplacés, les quelques bâtiments restants seront rasés et le sol fertile sera à nouveau découvert et exploité.

Alors je suis retourné à nouveau à Milwaukee et dans mon ancien quartier pour filmer. Ma fille et moi avons traversé la 39ème rue. On ne reconnaissait pas grand chose. Un groupe de jeunes enfants noirs arrêta ses jeux de rue, nous laissant passer, mais pas avant d’avoir tapé sur la voiture de tous les côtés. Le lendemain, nous passâmes quatre heures à filmer là-bas. Le dernier plan se déroulait dans l’ancienne cour de récréation de mon école primaire. Quelques enfants noirs jouaient au basketball et je leur ai demandé si je pouvais les filmer. Ils acceptèrent à contrecœur, je leur demandais s’ils pouvaient ignorer la caméra. Je commençais à filmer et des garçons plus âgés escaladèrent une clôture à l’arrière-plan et l’un d’eux cria, « Motherfucker ». Les jeunes arrêtèrent de jouer au basket. L’un d’eux me regarda. Puis une voiture déboula sur le terrain et tourna autour des garçons plus âgés, quelques tirs retentirent. Les plus jeunes se blottirent ensemble sous le panier de basket. Ma fille courra jusqu’à notre voiture et la démarra. Je finis le plan et courus pour la rejoindre. Nous partîmes en vitesse.

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En 2003 alors que je filmais 13 LAKES je me suis retrouvé dans le Minnesota du Nord au bout d’une péninsule qui sépare la partie supérieure et inférieure du Red Lake, un lieu silencieux au bout d’une route gravillonnée menant à la côte depuis le bitume qui s’arrête là, au bout de la presqu’île. Je venais tout juste de finir de filmer. Un orage souffla à travers le lac de la droite vers la gauche. Le soleil de la fin d’après-midi brillait sous la tempête, colorant d’or l’eau clapotante. Le ciel était presque noir. Quelques pélicans volèrent de la gauche vers la droite. Des oiseaux chantèrent en anticipant la pluie distante. Il y avait peu d’installations commerciales. Ça ressemblait au paradis.

Une voiture pénétra la route de gravier et me bloqua. Alors que deux hommes sortaient de la voiture, je rentrais dans la mienne. Ils marchèrent lentement et frappèrent à ma porte, «On va parler ». Je baissai la fenêtre et pus sentir l’odeur d’alcool. Je crus que j’allais être braqué. Ils demandèrent, « Qu’est-ce que tu fais là ? » – « Pourquoi ici ? » – « Pour qui tu te prends ? ». Les mêmes questions auxquelles mes films essaient de répondre. Ce n’étaient pas des braqueurs, c’était politique. Puis l’un d’eux demanda, « Est-ce que tu vas écrire un de ces putains de livres ? ». Pour une raison que j’ignore, je me mis à rire. Ils regardèrent en arrière. J’étais sur leur terre, la réserve Chipewa de Red Lake. Je leur dis que j’étais là pour la vie sauvage. « Bien sûr », me dit l’autre, « Tu sais que la plupart des poissons ici sont morts à cause de vos pluies acides ? » ; Finalement ils me laissèrent partir. Plus tard, en cherchant sur internet, je tombais là-dessus :

Les Red Lake ont constamment résisté à toutes les tentatives d’ appropriation de leur terre, chaque fois qu’ils le pouvaient, usant de rejets formels et de méthodes informelles telles que l’intimidation des arpenteurs, travailleurs sociaux, avocats, missionnaires… Les résultats de la stratégie maintenue de longue date par les Red Lake sont particulièrement visibles en comparant les terres qu’ils ont gardées avec terres que d’autres tribus plus coopératives avec les blancs ont perdues.

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En 2004 je suis encore retourné à Milwaukee, cette fois pour faire le remake de One Way Boogie Woogie. Le One Way Boogie Woogie original est composé de 60 plans d’une minute. Ma première tâche a été de localiser les 60 positions de caméra originales, puis de trouver les personnes (vieux amis et famille) qui apparaissaient dans l’original. Quelques-uns étaient morts, ma mère étant de ceux-là, d’autres avaient disparu. Certains ont fait le voyage en avion depuis San Francisco et New York, certains vivaient à une centaine de kilomètres et ont fait la route, et certains n’étaient jamais partis.

Fred Krause était l’un d’eux, il a vécu toute sa vie à Milwaukee. Lorsque je l’ai rencontré à la fin des années soixante, il était docker, travaillant sur les quais, Milwaukee faisant partie de la St. Lawrence Seaway. Je me souviens de lui me parlant d’une journée de travail à décharger des peaux de vaches couvertes d’asticots, quatorze heures par jour. C’était un ours, de plus d’un mètre quatre-vingt-dix, et près de cent-dix kilos, avec de longs cheveux noirs et une barbe, un Hells Angels en apparence, mais avec un vrai cœur d’ange. Après avoir quitté les docks, travaillé dans des bars, et quelques autres jobs de cet ordre, il travailla de nombreuses années à aider la jeunesse des gangs de Milwaukee à reprendre leur vie en main.

En 1977 je lui avais fait promener un petit chien blanc à travers le cadre de gauche à droite, puis hors-champ, il courait rapidement derrière la caméra en portant le chien, et il marchait à nouveau dans le champ, puis encore, une troisième fois (à chaque fois semblant de plus en plus penaud), pendant que la caméra enregistrait en continu pendant 60 secondes, il n’y a pas un seul cut. Grâce à sa vitesse, il ré-entre dans le cadre juste un instant après l’avoir quitté, l’une des nombreuses blagues stupides que One Way Boogie Woogie offre.

Lorsque je suis arrivé à Milwauke, Fred fut l’une des premières personnes que j’ai trouvées. Il avait un peu rétréci. Ses longs cheveux noirs étaient désormais blancs et coupés, et il ne portait plus de barbe. Ses reins le lâchaient et son cœur était faible. Je pouvais sentir sa fragilité. Je lui ai dit pour le film. Nous avons parlé d’humour. Ensemble nous avons décidé de remplacer le petit chien blanc par un grand cheval noir d’un 1,85 mètre de haut. Nous sommes retournés à la 31ème rue, toujours une rue à sens unique. Fred promenait le cheval à travers le cadre, puis hors-champ, le maître faisait courir le cheval derrière la caméra, le redisposant pour Fred. Fred marchait aussi vite qu’il le pouvait, rattrapant le cheval, et marchait à nouveau, puis une troisième fois, comme auparavant. Sur ce dernier passage, le cheval essaya de manger une feuille et Fred peina à garder le cheval en mouvement. Pour moi, c’était un moment très touchant. Mais cette fois, 27 ans plus tard, le plan dura plus de 60 secondes, et j’ai dû couper les images en plus dont Fred avait besoin pour passer derrière la caméra.

Neuf mois plus tard, Fred Krause m’appela sur son lit de mort. Nous avons discuté rapidement. Il a dit quelque chose à propos du cheval, quelque chose à propos de ses sabots. Sa voix est devenue faible et il a rigolé et il s’est éclipsé, quelque part ailleurs.

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Texte publié par James Benning dans : PICHLER Barbara (dir.), SLANAR Claudia (dir.), James Benning, FilmmuseumSynemaPublikationen (Vol. 6), Vienne, 2007, pp. 47-54 [ISBN 978-3-901644-23-8]. Traduit et republié avec l'aimable autorisation de James Benning et de l'Austrian Film Museum.



Illustrations tirées de : Casting a Glance, One Way Boogie Woogie, One Way Boogie Woogie / 27 years later