Joaquim Pinto et Nuno Leonel

Îles en chantier

par ,
le 20 octobre 2015

Cet entretien a initialement été réalisé pour le dossier de presse du Chant d’une île ; les distributeurs ont eu la gentillesse de nous laisser le reprendre ici, tel quel, pour l’offrir à d’autres regards.

Nous avions rendu compte du film lorsqu’il fit sa première à l’édition 2015 du Cinéma du Réel, quand il s’appelait encore Rabo de Peixe. Inutile d’en répéter ici l’éloge. On se contentera de réaffirmer que rares sont les films aussi beaux.

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Débordements : Les images donnant sa matière au Chant d’une île datent d’il y a plus de dix ans. Pourquoi les avoir reprises maintenant ? Qu’était devenu entre-temps le projet initial, et qu’en reste-t-il dans la version actuelle du film ?

Joaquim Pinto et Nuno Leonel : Le projet initial a été financé par la télévision portugaise avec l’appui des associations de pêche. Nous étions alors tenus par une contrainte de durée. En 2003 nous avons livré, sur commande, une version de 55 minutes centrée sur les caractéristiques d’un travail artisanal en voie de disparition. Cette version a été diffusée, mais nous avions gardé le désir de monter une autre version, libre de toute contrainte, qui puisse rendre hommage aux jeunes pêcheurs et à leur combat pour un mode de vie qu’ils célébraient. Dans la version actuelle nous avons gardé la plupart des séquences de pêche, en les raccourcissant parfois pour faire entendre des moments plus intimes, qui décrivaient autrement nos rapports avec les pêcheurs.

D. : Comment aviez-vous connu ces gens ? L’amitié existait-elle déjà avant le désir de montrer leur travail, ou bien s’est-elle nouée grâce à l’élaboration du film ?

J. P. et N. L. : On connaissait les Açores, São Miguel en particulier, depuis longtemps. Au début de nos traitements contre le HIV en 1997, on y allait souvent pour trouver un peu de repos. On avait établi des rapports d’amitié avec les pêcheurs de Rabo de Peixe, mais aussi avec les militants syndicalistes de la pêcherie artisanale, dont Artur, le beau-père de Pedro, était un des porte-parole. Le désir de montrer leur travail est né de là.

D. : La voix-off est au présent, et le ton général est celui du journal ou de la chronique. Les jours défilent sans que soit donner au récit la dimension rétrospective qu’il aurait pu avoir au vu de l’écart temporel entre le tournage et le montage (et au vu, aussi, de la nostalgie qui point en tant d’endroits du film). Pourquoi ce choix d’un présent continu ? Comment avez-vous écrit ce texte, et réparti sa lecture entre vous deux pour arriver à ce très bel entremêlement des voix ?

J. P. et N. L. : Avec ce nouveau montage, nous avons voulu conduire à son terme le film que nous avions imaginé en 2000, une fois soustraites les contraintes inhérentes à la commande télévisuelle. Le point de départ du nouveau montage n’a pas été de dresser un bilan (presque quinze ans après le tournage), mais de finir quelque chose qu’on sentait inachevé. Donc nous avons repris l’idée initiale de la voix-off lue à deux, pour y ajouter des éléments qui ne sont pas strictement informatifs, mais qui relèvent de nos réflexions sur une expérience vitale.

D. : On sent bien que le montage suit, à un niveau macroscopique, la chronologie du tournage, suivant les différentes périodes auxquelles vous vous êtes rendus sur l’île. Mais ce ne semble pas être le cas au niveau de l’enchaînement des séquences internes à chaque séjour : là, vous ne cessez de glisser d’une personne à une autre, du récit de pêche aux aventures de l’amitié. Comment avez-vous conçu ces raccords au niveau local, ces perpétuels passages d’un registre à un autre ?

J. P. et N. L. : Nous avons décidé de rester sur place pendant la durée du tournage et pour le montage. Nous avons trouvé une maison près de Rabo de Peixe et y avons vécu en proximité avec les pêcheurs. Finalement nous sommes restés là-bas sept ans, ce qui nous a aussi fait changer notre mode de vie : réduire nos besoins au minimum, être autosuffisants. Quand des personnes du continent nous demandaient ce qu’on était en train de faire – cette manie de toujours vouloir définir la vie par des actions – on répondait avec un peu d’ironie qu’on essayait de faire le moins de choses possible, de vivre une vie simple. On se questionnait sur l’impact de chacune de nos actions car on avait l’impression que le monde arrivait à un point de non-retour. On ne tournait pas tous les jours, on partageait nos vies. Donc les glissements entre les séquences de pêche prévues dans le plan de tournage initial et ces autres séquences sans sujet spécifique (sinon peut-être l’amitié) rendent compte de ce vivre-ensemble qui n’avait pas de propos conscient et voulu, au sens où il ne répondait pas à la trame attendue d’une narration filmique.

D. : Ce glissement permanent définirait bien le film, qui ne cesse de s’insérer dans un genre pour aussitôt en sortir et plonger dans un autre registre. Il tient à la fois de l’enquête anthropologique, avec toutes les scènes sur les processions ou la vie communautaire, du journal filmé, du film scientifique (je pense aux images sous-marines), du film de famille ou d’amitié, de l’essai tourné en méditation sur le destin du monde et la soif de vivre, et sûrement d’autres choses encore. L’idée d’un tel jeu avec les genres s’est-elle affirmée dès le début ? Pourquoi chercher une telle hybridation ?

J. P. et N. L. : Notre proposition était assez modeste : enregistrer des techniques de pêche en voie de disparition. Le privilège de vivre dans un espace lointain et à l’écart du continent, qui garde encore des traces d’un passé récent vierge de toute présence humaine, où l’on peut déchiffrer des influences multiples, nous a peut-être fait regarder le monde de façon plus ouverte, plus libre. Ce mélange de registres s’est imposé naturellement. Nous ne croyons pas que le cinéma soit un art « pur ». Depuis ses débuts, il est perméable : non seulement à la réalité, mais aussi aux différentes façons de fabriquer des récits, de raconter des histoires. Souvent on l’enferme dans des genres spécifiques, mais il nous paraissait important de garder cette liberté qui correspond à l’hybridation du monde présent.

Les Açores aujourd’hui sont en effet le résultat de croisements improbables commencés il y a plus de cinq siècles avec l’arrivée de colonisateurs volontaires ou forcés d’origines diverses, d’esclaves noirs laissés à leur sort pendant des décennies, de Flamands et de Juifs, de musulmans, de déportés politiques et religieux. Gaspar Frutuoso (1522 – 1591) que nous citons souvent, nous donne, dans l’esprit qui est le sien (celui de la Renaissance), le premier grand portrait du début de la colonisation. Les six volumes de Saudades da Terra sont un bon exemple de mélange des genres. Fasciné par la vitalité et la violence de la nature volcanique, par ce « nouveau paradis » en train d’être aménagé, il essaye de tout aborder et de tout comprendre : la géographie, la faune et la flore, la multiplicité des vies quotidiennes, les phénomènes naturels. Soudain, au livre V, il bascule dans la fiction : les aventures et désarrois de deux amis forcés de vivre loin de chez eux.

D. : On retrouve cette même hétérogénéité au niveau de la bande-son. Vous semblez avoir pris plaisir à jouer à chaque fois du grand écart, en mêlant rock, rap, reggae, classique, etc. Qu’est-ce qui a guidé vos choix musicaux ?

J. P. et N. L. : La musique est très présente aux Açores. Presque tous les villages ont leurs groupes, et la plupart des enfants jouent d’un instrument. Tous les bals, toutes les fêtes, toutes les célébrations sont accompagnés de musique. Dans la première version du film on nous avait reproché d’utiliser des musiques locales, en prétextant qu’elles avaient quelque chose de désuet. Mais en réalité ces musiques sont toujours vivantes et constituaient l’environnement même du tournage. Nous avons donc croisé les thèmes que les habitants nous ont fait connaître avec d’autres thèmes que nous avions apportés. Le choix du reggae, par exemple, qui peut paraître déplacé aux Açores, renvoie à d’autres îles et à des expériences vécues sur place. Nous avions invité notre ami Adrian Sherwood à venir à São Miguel pendant l’été, accompagné des artistes jamaïcains avec qui il travaillait alors. Cela a produit des rencontres musicales inattendues et mémorables sur les plages du nord de l’île.

D. : Les Açores, dans votre propos, ont une position paradoxale. C’est à la fois un point reculé, et un centre géographique et historique, comme aussi le microscope de mondes anciens et révolus. Pourquoi être partis là-bas précisément ? Et dans l’espoir d’y trouver quoi ? Il me semble qu’un certain désir d’Arcadie traverse le film, qu’il est moulé dans une fascination pour les survivances qui résistent encore à l’ordre marchand.

J. P. et N. L. : Les Açores ont quelque chose d’un radeau perdu pour ceux qui y habitent, et de bouée de sauvetage pour ceux qui traversent l’océan. C’est une espèce de négatif ou d’annulation de l’idée de patrie. On y est généralement bienvenu. Aussi, par le passé, si on avait des soupçons d’hostilité, on ne faisait pas de distinction entre les navigateurs portugais et les pirates anglais, français ou turcs. Christophe Colomb y a été arrêté par les locaux en 1493, de retour de son premier voyage en Amérique. Nous y sommes restés, d’abord, pour tourner, mais nous avons choisi de prolonger notre séjour sur l’île de Santa Maria, qui compte moins de cinq mille habitants, parce que nous avons trouvé là un espace où les gens s’organisent encore dans un esprit d’autonomie et d’entraide. Nous avons été accueillis à bras ouverts.

D. : Il y a aussi comme un désir d’intensité extrême, la recherche d’une vie dressée envers et contre tout, comme dans Et maintenant ? C’est aussi ce que dit la citation de Simone Weil en début de film. De quoi ce travail est-il pour vous le signe ? Il y a, sous-jacent, tout un discours qui ne s’énonce qu’à moitié et qui forme un entrelacs mêlant un certain archaïsme, une grande liberté, l’amour d’une nature intacte et une vie sans fard (je pense à l’opposition permanente entre les mensonges de la fiction et le brut existentiel du documentaire).

J. P. et N. L. : Si notre discours ne s’énonce qu’a moitié, c’est qu’il formule plutôt des questions que des réponses. Nous citons Simone Weil, car ses écrits sur les rapports sociaux sont pointus et clairvoyants, par exemple en ce qui concerne les limitations de la théorie marxiste ou l’analyse de l’oppression du travail industriel, mais en même temps ils ont quelque chose d’archaïque, à l’écart des courants de pensée dominants du XXème siècle. Face à l’ampleur de la domination des marchés sur les décisions politiques globales, face au faux choix entre dictature et démocratie qui ne permet pas d’autres voies que celles qui sont « acceptables », face à cette force qui n’a pas de visage, il nous restait à montrer que, quelque part dans un coin éloigné, il y a encore des hommes qui essayent de résister, sans trop d’espoir.

D. : La carte qui ouvre le film répond au vieux livre du monde qui hante Et maintenant ? Comment l’avez-vous choisie ? Pourquoi revenir ainsi à la Renaissance et à ses cartographies fantasques ?

J. P. et N. L. : Il y a un rapport, que l’on pourrait dire indirect, entre la carte des Açores qu’on a choisie et le livre de Francisco de Holanda qui traverse Et Maintenant ? Il s’agit de la première carte de l’archipel avec toutes les îles, qui date de 1584. Le Portugal a perdu son indépendance par rapport à la Castille en 1580, suite à la défaite militaire à Alcácer Quibir et la disparition du jeune roi Dom Sebastião, qui n’avait pas de descendant. Les Açores ont résisté, ils ont lutté pour leur indépendance et Philippe II de Castille n’a réussi à dominer l’archipel qu’en 1583. Ce besoin de cartographier, d’identifier tous les recoins des îles, de réduire le territoire à sa carte, correspond aussi au désir de dominer, d’établir un pouvoir global. N’oublions pas que Philippe II a essayé d’élargir son empire depuis la péninsule jusqu’aux Pays-Bas, Naples, la Sicile, même l’Angleterre (son mariage avec Marie Tudor), sans parler de ses possessions extra-européennes. Mort en 1585, Francisco de Holanda a vécu cette période trouble et c’est d’ailleurs dans la main de Philippe II que son De Aetatibus Mundi Imagines arrive à Madrid pour devenir un instrument dans la formation de Philippe III. Presque cinq siècles plus tard, le De Aetatibus Mundi Imagines reste un attribut prestigieux pour les dirigeants de la droite espagnole au pouvoir. En 2013, Mariano Rajoy, lors d’une visite officielle, a offert au pape un exemplaire fac-similé.

D. : Vous n’apparaissez que rarement à l’image et, à part lors de deux brèves séquences, c’est toujours par le biais de photographies, qui sont utilisées dans le film pour presque tous les moments intimes, les repas entre amis ou les vacances en famille. Pourquoi cette différence de traitement ?

J. P. et N. L. : Nous ne voulions pas nous filmer pendant le tournage du Chant d’une île. Nous avions des photos de quelques moments intimes, que nous avons utilisées pour ne pas effacer notre présence en tant qu’observateurs actifs. On a d’abord craint que ces images fixes ne deviennent un élément perturbateur puis on s’est rendu compte que ces courtes pauses permettaient de se libérer de l’effet hypnotique du flux cinématographique. Cela nous rappelle aussi le temps où l’on pouvait encore voir des films en pellicule sur des tables de montage, décider du rythme du défilement et s’arrêter parfois sur une image.

D. : Vous citez Weil ou Herman Melville, mais est-ce que certains cinéastes ont pu représenter une source d’inspiration ? Beaucoup de passages rappellent fortement Flaherty, Perrault, Ruspoli ou Painlevé.

J. P. et N. L. : Certains films que nous avons vus nous ont sûrement inspirés, du documentaire au film scientifique, mais nous n’avions pas de référence spécifique au commencement du film. Par ailleurs, nous avons du mal à dresser des ponts et à établir des filiations qui nous compareraient à des réalisateurs aussi décisifs que Flaherty ou Painlevé, qu’on aime énormément. Notre propos était plus modeste. On cite Melville au passage. Moby Dick renvoie à nos pêcheurs mais il y a un écart énorme entre notre Pedro bien réel et le Achab de Melville, l’écart entre la sagesse et le respect de la nature et la révolte contre des faux dieux.

D. : Les dernières paroles font basculer le film. Il y a à la fois la déclaration d’une restriction, « On a juste filmé le travail de ces gens à ce moment et à cet endroit-là. », et un discours élargi sur le destin de l’Europe et du capitalisme industriel condamnant ces gens à une mort lente. Et cette dernière virevolte invite à tout relire pour y voir un secret conflit orchestrant l’ensemble, entre les antiques communautés de vie et l’ordre marchand distillant sa puissance de mort.

J. P. et N. L. : Nous avons souhaité inviter à une relecture des événements, laissant claire la distance entre le « présent » du film (un passé récent), et le temps où le film est vu. La fin du tournage coïncide avec le début d’un autre défi, plein d’incertitudes, une monnaie commune qui promettait un avenir plus juste et solidaire. Nous n’avons pas voulu faire un bilan de la pêche aux Açores aujourd’hui, ou parler du manque d’action globale face à l’urgence des problèmes. Si nous voulions parler d’actualité dans ce contexte il faudrait s’en remettre à la phrase de René Char écrite pendant la guerre : « Je vois l’homme perdu de perversions politiques, confondant action et expiation, nommant conquête son anéantissement ».

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Entretien réalisé par mail en juillet 2015.