Juste sous vos yeux, Hong Sang-soo

Aujourd’hui comme présent

par ,
le 2 novembre 2022

justesousvosyeux_2.jpg

Juste sous vos yeux fait partie des films de Hong Sangsoo dont le cœur secret est l’un des plus déchirants. Il est sans doute, avec Hotel by the River, l’un de ceux qui se confrontent le plus frontalement à la mort. Mais ce voile funèbre n’empêche pas le cinéaste de dérouler son art de l’insignifiant. Ici, on vante la qualité d’un café, on s’émerveille des fleurs qui éclosent ou encore on se délecte d’un tteotbokki plus ou moins épicé. Rien de nouveau semble-t-il dans cette alliance, dans des proportions équivalentes (un tiers du long-métrage est consacré à une promenade euphorisante, un autre à un déjeuner où les non-dits surgissent), de la flânerie et du drame, des bavardages et des larmes. Mais de film en film, le non-événement et le sur-événement s’amplifient de façon toujours plus stupéfiante. Lorsque Sangok, qui condense ce grand écart entre insignifiance et gravité, annonce au réalisateur avec qui elle déjeune sa grave maladie, elle se met dans la foulée à réinterpréter à la guitare, approximativement, un menuet de Bach, alors que son interlocuteur sèche ses larmes et retrouve ses esprits. Cette façon de réunir ces éléments si extrêmes et si chargés au cœur du même plan fait de Juste sous vos yeux, par son évidence émotionnelle et sa richesse d’écriture, une déflagration dont il est difficile de s’emparer avec aisance. Le film tente constamment de faire poindre un rayon coloré au milieu de l’orage qui s’annonce. Cet appel à la grâce, il est le fait d’une femme qui nous invite, entre croyance naïve (voir comme une bénédiction ce qui est sous nos yeux) et conscience aiguë (toute espérance a sa part d’obscurité), à observer et comprendre ce qui nous fait face.

La distribution de Juste sous vos yeux tient lieu de premier événement. Jamais depuis Yourself and Yours Kim Minhee ne s’était absentée d’un film de Hong (même si elle reviendra jouer les actrices flâneuses dans La Romancière, le Film et le Heureux Hasard). Tout du moins à l’écran, puisqu’elle est depuis Introduction (où elle avait déjà un rôle à la marge) créditée à la production. Lee Hyeyoung (fille du cinéaste Lee Manhee) ouvre une autre voie et marque ainsi une rupture avec les rôles féminins de Kim, ses errances sur les terres de l’amour fantôme et sa grande silhouette en équilibre. La présence d’une actrice d’une soixantaine d’années dans le rôle principal relève presque de la nouveauté, à l’exception de l’irruption d’Isabelle Huppert dans In Another Country, en 2012. Si HSS exploitait tout particulièrement la légèreté comique de l’actrice française (qui avait le même âge au moment de In Another Country), avec ses airs d’exploratrice bondissante, c’est une gravité et une détermination qui marquent ici. Il faut dire la sidération de découvrir cette actrice, son art du geste et de la posture, qui compose un personnage aux yeux noirs et perçants, les bras croisés, comme n’arrivant pas à digérer son secret. Et c’est à partir de cette profondeur de regard que le film tire toute son émotion.

Sangok se distingue par sa volonté de ne jamais s’appesantir sur le passé, se laisser corrompre par sa charge mélancolique. Pour cela, elle ne cesse de remercier le ciel de ce qui l’entoure, de bénir chaque instant. Presque à la façon d’une fanatique, sa voix off martèle la nécessité de voir « le présent comme paradis ». Seul aujourd’hui compte, il n’y a ni hier ni lendemain. Actrice disparue des écrans, partie vivre aux États-Unis il y a de cela bien longtemps, Sangok est venue rendre visite à sa sœur Jeongok (Cho Yunhee) et à son neveu (Shin Seokho). Mais Jeongok a du mal à saisir les motivations exactes du retour de sa sœur, même si elle découvre que cette dernière a un rendez-vous avec un réalisateur, un certain Jaewon (le toujours magnifique Kwon Haehyo). Quand elle se fait tancer sur son départ précipité il y a des années, Sangok se rentre en elle-même, comme si la dispute n’était pas un horizon envisageable. Nulle volonté d’éluder les reproches, simplement celle de ne pas laisser ces derniers empoisonner les affects. Peu importe l’éloignement, compte avant tout d’être réunis ici et maintenant. De la même manière, quand, profitant du report de son rendez-vous avec Jaewon, elle décide de retourner dans la maison où elle a grandi, la nostalgie est une pensée qu’elle se reproche d’éprouver. « Les souvenirs qui emplissent mon cœur sont si lourds », comme elle se le murmure, se tapant sur les doigts après avoir osé pénétrer à l’intérieur. Même si Sangok, comme un peu perdue dans les brumes du temps, ne comprend pas immédiatement que la petite fille qui surgit devant elle (et qu’elle a vu par la fenêtre avec sa mère, la propriétaire) ne vit pas seulement « dans le coin » mais bel et bien dans cette maison, elle la prend dans ses bras. Le retour à Séoul n’est pas synonyme de repli familial, au contraire, Sangok ne cesse de s’émerveiller de chaque personne qui lui paraît douée de bienveillance. Comme cette femme qui la reconnaît dans le parc et ne cesse de vanter sa beauté, ou encore la gérante absente du restaurant où elle rencontre Jaewon (le bar Roman et sa propriétaire fantôme, réminiscence de The Day He Arrives) et qui, selon Sangok, a forcément foi en l’humanité pour laisser les lieux ainsi.

justesousvosyeux_5.jpg

Le temps que Sangok passe à taire ce qui la ronge, elle l’occupe à être rivée à l’instant, à se fondre dans le réel. L’image numérique, par la surexposition, ne cesse de faire ressortir les verts, jusqu’à les rendre fluorescents : celui du parc que les sœurs traversent pendant une vingtaine de minutes, de l’eau dans laquelle se reflète la végétation, du haut du piquet d’un pont. Lorsque Sangok retourne dans sa maison d’enfance, elle se faufile au fond du jardin jusqu’à presque disparaître dans la végétation hirsute, dans des branchages devenus refuge. Mais cette cachette enfantine, dans une forme extrême de cette disparition dans le présent, pourrait insidieusement révéler le souhait de ne pas être trouvée. La mise en scène s’accorde à ce besoin quasi-compulsif en redoublant l’effet de contemplation. Sa sérénité, Sangok ne la tire pas uniquement de ses prières, il y a aussi son regard. Après avoir observé un chemin de fer avec sa sœur, un plan le montre au fil d’un long zoom avant. Même chose lorsqu’elle se trouve dans le jardin. Là encore, ses pensées s’accompagnent d’un plan subjectif sur la nature abondante. C’est à se demander si Hong pourrait filmer autre chose que cette femme qui fixe un point devant elle et s’y engouffre. C’est aussi ce qui désarçonne : tout est là, comme si le monde se suffisait à lui même et ne nécessitait aucune modification. On finit par accepter ce pacte, par s’en persuader, arrimé à la clarté de l’attention de Sangok au réel. Que cache ce besoin d’abandon ? Tout l’enjeu du film, dans une logique de contrepoint, est d’en révéler les douleurs rentrées sans cesser de s’émerveiller de leur envers épiphanique.

Les quelques notes jouées à la guitare, à la fausseté dissonante, comme perdues dans le silence, qui recouvrent ces passages pensifs soulignent bien que quelque chose de plus sombre palpite sous la surface des visages. Comment accepter d’écouter cette fausseté ? Sangok est une des héroïnes hongiennes les plus émouvantes par sa compréhension accrue du monde. Sa conscience du gouffre qui la guette et menace de la happer (elle concède d’ailleurs à sa sœur sa difficulté à s’approcher du balcon de celle-ci) lui confère une stature, une force de caractère prompte à combattre la peur. Cela elle ne le sait que trop bien, puisqu’elle raconte que c’est à dix-sept ans, prête à se suicider, qu’elle a ouvert les yeux, s’extasiant face à des passants dont elle aurait presque pu lécher le visage. Il ne s’agit pas d’un mantra tout frais dans son esprit, mais d’une perception de l’existence qui l’accompagne depuis des décennies. Sangok, à laquelle les médecins ne donnent qu’entre cinq et six mois, dévoile à Jeawon sa mort prochaine lors de leur rencontre, à l’aide de quelques bouteilles, puisque que comme souvent chez Hong les cœurs se délient grâce aux vapeurs d’alcool. Cet aveu n’est pas une fin en soi, et Sangok incite Jaewon à se saouler « jusqu’à la mort » avec elle. Aucune fatalité car des présents sont toujours à découvrir. Cette décontraction souveraine aboutit à la proposition d’un court-métrage, dont ils prévoient le tournage pour le lendemain, à la campagne. Tentative miraculeuse de déjouer la mort par la captation cinématographique, de réinventer une fiction condamnée à disparaître.

Pour Jaewon, Sangok est avant tout associée à des souvenirs de spectateur. Il ne retient pas de la comédienne des personnages ou des récits, mais des gestes dont il se souvient « comme si c’était hier ». Sangok qui tend la main vers des pigeons, ou encore son visage dans un taxi qui regarde, dans une robe vert tendre, la neige qui tombe. Cette révélation est en miroir de l’art sans égal de Hong pour recueillir des élans aussi simples : deux sœurs qui marchent en se tenant la main, un neveu qui enlace sa tante, une main qu’on pose sur une tête ou une épaule, qu’on tend dans la pénombre du matin. C’est par une mise en scène de plus en plus frontale que le réalisateur rend si évident et si bouleversant l’irruption de ces gestes de tendresse. Les panoramiques qui ne cessaient d’aller d’un visage à un autre ne sont plus légion. Au cours du repas entre Jaewon et Sangok, l’objectif reste la plupart du temps fixe. Seuls quelques panoramiques permettent d’inclure à l’image l’assistant du réalisateur, au fil de ses allées et venues. Tout comme les zooms avants se raréfient, dans une lenteur moins brutale. Ce qui se formule et se joue ici est d’une telle fragilité que la mise en scène n’ose brusquer les choses, elle-même étonnée de voir de tels instants advenir. Hong est à l’image de son héroïne, il sait la valeur des choses, et qu’il suffit d’un léger zoom pour qu’éclate la grâce de Sangok lorsqu’elle interprète maladroitement Bach.

Jaewon joue un rôle paradoxal dans l’existence de Sangok. Il est à la fois celui à qui elle ouvre son cœur et celui qui la ramène aux ténèbres, celui avec qui se noue la promesse et celui qui la rompt. Juste sous vos yeux ne se conclut non pas sur cette actrice et ce réalisateur ensemble sous la pluie, ce torrent de larmes que Sangok ne verse pas, mais le jour d’après, dans l’appartement de Jeongok, sur le canapé où Sangok avait ouvert le film. Un message vocal de Jaewon tire celle-ci du sommeil pour lui annoncer qu’il ne pourra tenir sa promesse, celle dont il ne sait si elle s’est formulée sérieusement ou sous l’effet de l’alcool. Il concède, à regret, qu’il ne peut embrasser pleinement la vision du monde de Sangok (si intrigante pendant le repas), sans que cela ne remette en cause le désir naît entre eux (de coucher ensemble, de tourner). On ne sait si Jaewon préfère se réfugier dans le passé et ses souvenirs cinéphiles, ou si le lieu d’où lui parle Sangok, à la fois celui de la mort à venir et de la grâce immédiate, est trop lointain ou trop redoutable pour lui, mais leur histoire reste lettre morte. Même s’il n’y a pas d’explication précise à la réaction de Jaewon, on ne peut éluder qu’il échoue à voir le monde comme elle (il lui dit qu’il aimerait essayer, pendant le repas). Si cela n’est pas une fin en soi, leur promesse reposait sur le partage du secret de sa fin prochaine. Elle est désormais seule avec ce poids.

Il faut ce contrepoint cruel, pour donner toute sa profondeur à une croyance qui à force de se répéter pourrait se vider de sa substance. C’est cette incapacité à se saisir de chaque aujourd’hui qui met en lumière la lutte permanente pour s’emparer de ce qui se trouve juste sous nos yeux. Cette défection plonge l’héroïne dans un fou rire irrépressible et troublant, qui se nourrit autant de la trivialité de la situation (le ton très cérémonieux de Jaewon, le fait de lui laisser un message vocal plutôt que de l’appeler) que de sa tristesse (le film ne verra pas le jour, ils ne se verront plus, lui l’homme marié). Cette rencontre inachevée la renvoie en partie à une forme de solitude, à une existence dont les mois sont comptés. Mais elle ne se défile pas, continue de saisir chaque instant du fait de la conscience de leur précarité, et de la sienne, celle d’une femme qui n’est pas seulement malade mais mourante, alors que c’est invisible. Et cette précarité qui n’est connue de personne, sans l’empêcher de se focaliser sur le présent, fait « fuir » le seul qu’elle informe. C’est là la cruauté de cet épilogue, qui n’est pas celle de Jaewon. Ainsi, elle s’en va demander à sa sœur, qui sommeille au creux des draps, si elle rêve à nouveau. La veille, celle-ci en avait fait un, chargé selon ses dires de bons présages, sans que l’on en sache le contenu. Voir le présent c’est comprendre que toutes ses promesses ne se matérialisent pas, mais qu’il fait peut-être naître encore une fois, dans la tête de sa sœur, un songe plein d’espoir. Une fois l’indécision de la lumière du matin passée, il ne reste qu’à s’en emparer.

justesousvosyeux_6.jpg

Juste sous vos yeux, un film de Hong Sang-soo, avec Lee Hye-young, Kwon Hae-hyo, Cho Yun-hee...

Scénario, image, montage, musique : Hong Sang-soo

Durée : 1h25.

Sortie française le 21 septembre 2022.