L’Année de la Découverte, Luis López Carrasco

À la recherche du temps perdu

par ,
le 6 avril 2020

« C’est une image irrattrapable du passé qui menace de disparaître avec chaque présent qui ne s’est pas reconnu comme désigné en elle. »

Walter benjamin, Sur le concept d’histoire (1940).

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L’Année de la Découverte, deuxième long-métrage du réalisateur espagnol Luis López Carrasco (Murcie, 1981), poursuit le travail de démantèlement et de réexamen du roman national espagnol que le cinéaste avait inauguré avec l’extraordinaire El Futuro (2013)[11] [11] Lire également “Le cinéma comme contre-information“, un entretien avec Luis López Carrasco. . Ce premier film se déroulait en 1982, la nuit de la victoire aux élections présidentielles du socialiste Felipe González. López Carrasco mettait en scène une fête juvénile et fougueuse dans un appartement de Madrid. Comme si cette nuit avait duré des décennies, El Futuro, par le biais d’un récit quasi-allégorique, incitait à une réflexion sur la gueule de bois historique, post-transition démocratique, que les Espagnols de classe moyenne, particulièrement ceux de la génération du réalisateur, ont subie en différé lors de la crise qui a secoué l’Europe méridionale à partir de 2008. La fête de la démocratie espagnole s’est en effet avérée un échec, une hallucination dont on n’a gardé que les poussières, les mégots. Dans la genèse d’El Futuro se cachait ce sentiment furieux de perplexité et de trahison que de nombreux jeunes Espagnols ont partagé en réalisant que, comme le dit le fameux hymne punk, there’s no future for you.

L’Année de la Découverte prolonge donc ce travail critique de révision d’une histoire officielle triomphaliste, légitimatrice et sans aspérité[22] [22] La culture démocratique espagnole, que l’on a appelée “culture de transition”, était acritique, cohésive, propagandiste. Elle a neutralisé le conflit politique en l’empêchant d’être problématisé et en imposant un consensus sans équivoque, un canon culturel sous le monopole de l’État. Dans ce scénario, le film de López Carrasco constitue une des rares exceptions. Pour en savoir plus sur la culture de la transition, je recommande : Martínez, Guillem, CT o la cultura de la transición: Crítica a 35 años de cultura española, Barcelona, Debolsillo, 2012. . Le film s’ouvre avec un jeune homme qui raconte un rêve au fil d’un long premier plan. Il retourne à l’école de son enfance, empruntant le même chemin qu’à l’époque, sauf qu’il est cette fois adulte et que les rues sont parées d’un épais brouillard. Les fantômes vieillissants de sa famille et de ses amis l’attendent dans la cour de l’école. Lorsqu’il tente d’échapper à ces revenants, la porte de l’établissement se referme. Dans l’impasse, il se réveille. Cet épisode onirique opère comme métaphore pour toute une communauté condamnée par l’histoire, victime de l’oubli et du silence. Le film de López Carrasco vient corriger cet angle mort en nous situant exactement une décennie plus tard, en 1992, année-clé de l’histoire nationale récente.

Insatisfaites de la commémoration du cinquième centenaire de la « découverte » de l’Amérique par la couronne hispanique, les autorités ont voulu faire de 1992 l’année d’une nouvelle découverte pour la communauté internationale, celle de l’Espagne en tant que nation progressiste, puissante et prospère. Deux événements ont particulièrement brillé cette année-là, participant de la fabrique de cette mythologie nationale : l’impérialiste Exposition Universelle de Séville – dont la devise fut précisément « L’ère des découvertes » – et les Jeux Olympiques de Barcelone. En 1992, l’Espagne investissait ainsi une indécente quantité de ressources humaines, financières et matérielles pour se (re)présenter au monde sous un nouveau jour. Pourtant, cette même année, dans une ville côtière du sud-est de la péninsule, des événements contredisaient fermement cette volonté de régénération cosmopolite, ces velléités chimériques hyper-médiatisées qui cachaient l’abandon par le gouvernement d’une partie de la population et de certaines communes. À Carthagène, au cours d’une émeute ouvrière, le Parlement régional prend feu. Avec la sombre fumée qui s’échappe des fenêtres de l’institution, c’est tout le théâtre patriotique du progrès qui est soudainement disloqué. Le rideau se lève, que le réel commence.

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Bar La Tana, intérieur jour. Quarante-cinq citoyens anonymes des quartiers périphériques de Cartaghène et de La Unión passeront fortuitement par ce café à un moment ou à un autre de la journée, pour partager des tapas, une bière, de la paella. Ils y rencontreront des amis, des voisins et de la famille, ils y tiendront des discussions drôles, intimes, animées, douloureuses, notamment sur leurs conditions de travail passées et présentes. On parle d’exploitation, des répercussions de la pollution, de la précarité et des accidents du travail sur la santé des travailleurs – dépression, anxiété, maladies de tous types. L’esprit politique est ici à son paroxysme. Pendant trois heures et demie, comme dans El Futuro, nous quitterons à peine les murs usés, chargés d’histoire, de ce café. Le huis-clos est amplifié par une caméra perpétuellement collée aux épidermes, hypnotisée par les visages de ces personnages dont elle saisit, avec un profond respect et une générosité rare, chaque geste, chaque silence et chaque regard. La singulière géographie des visages sera l’unique territoire cartographié par la caméra Hi8. Mais le choix d’un écran divisé produit un espace élargi, dans lequel le regard du spectateur se trouve doté d’une liberté de mouvement organique.

Comme l’explique López Carrasco, « la double caméra vous offre le champ et le contre-champ en même temps et crée un nouvel espace »[33] [33] Luis López Carrasco: “‘El año del descubrimiento’ busca mostrar la reproducción social de la precariedad“, entretien avec Paula Arantzazu Ruiz publié le 30/01/2020. . Le réalisateur a voulu ainsi recréer la sensation physique d’un bar fourmillant, et proposer une sorte de phénoménologie de comptoir caractérisée par une attention flottant entre différents points de l’espace, ainsi qu’une écoute sautant d’une discussion à une autre, du journal télévisé au rire du barman, d’une bouche au robinet de bière. Le double écran rend possible d’entendre les paroles d’un ouvrier âgé qui expose avec minutie son ancien travail dans le chantier naval, tout en observant l’agitation d’une jeune femme qui exprimera juste après sa sensation de danger en rentrant seule chez elle la nuit dans un quartier gangréné par la drogue. L’œil distrait du buveur devient ainsi le regard d’un spectateur émancipé qui construit son propre film, pratiquant un assemblage créatif de moments et de paroles, sélectionnant certains visages au détriment d’autres, exerçant les arts du (re)montage face à une matière ouverte, polysémique et multiple. López Carrasco met au point un exercice d’écologie de l’attention à travers lequel nous mutons en co-créateurs du film : il y a autant de films possibles que de subjectivités.

Or, ce désir de visibilité panoramique et contrapuntique s’étend à l’ensemble de ce film-fleuve. Sur les lèvres des travailleurs se dressent les révoltes ouvrières de Carthagène liées à la crise industrielle des années 1980 et à la conversion industrielle qui a suivi, mais aussi des expériences et témoignages contemporains, comme contre-champ de l’histoire hégémonique et monolithique du pays. L’histoire institutionnelle établie par la classe dirigeante est ainsi nuancée, amortie par la dureté poignante de la micro-histoire. Celle-ci, subjective et affective, figure comme dépôt liminaire de la mémoire collective dans un émouvant exercice benjaminien de matérialisme historique, consistant à inscrire ces luttes et réflexions dans une histoire écrite par les vaincus de la dérive capitaliste néolibérale. C’est précisément en s’exprimant et en occupant cet espace de représentation que la classe ouvrière de Carthagène devient un sujet politique de l’histoire et que la condition de vaincu est entièrement remise en question : donnant voix à ces individus, rendant hommage à ces luttes invisibilisées, le geste de López Carrasco éveille une forme de justice historique.

Rares, les seules images d’extérieur sont celles des archives du mouvement social, des publicités – de l’Expo de Séville et des Olympiades – et des journaux télévisés de 1992. Ces deux publicités représentent dans le film de brèves irruptions de la fiction nationale au sein d’un réel situé aux antipodes, comme si un renversement s’était opéré, le discours officiel peinant à faire surface dans le corps du film. L’Année de la Découverte établit donc, dès les premières images, sa propre mécanique basée sur des plans rapprochés et patients. Dans une séquence saisissante, tandis que la radio relate les mobilisations des travailleurs et les incidents violents survenus pendant les manifestations, on observe longuement, en détail, les tâches de nettoyage de la cuisinière du bar, effectuées avec grâce.

Cette rigueur formelle façonne au fur et à mesure toute une éthique cinématographique de la représentation et une esthétique que l’on pourrait appeler mineure, où « chaque affaire individuelle est immédiatement branchée sur la politique » et « tout prend une valeur collective »[44] [44] Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Éditions de Minuit, 1975, p.30-pp.31. . L’énonciation collective du film de López Carrasco s’exprime dans une polyphonie qui frôle parfois la cacophonie. Une oralité plurielle, débordante, libre et honnête qui donne à la mémoire historique une complexité inhabituelle. Chaque témoignage offert par les personnages – sélectionnés après un long processus de casting parmi les connaissances du coscénariste, originaire de Carthagène, et dans différentes associations de quartier – ajoute une nouvelle nuance à l’ambitieux récit, qui s’étend sur plusieurs décennies. Aussi, le split-screen permet de concevoir des rencontres, des dialogues et des regards croisés qui ne se produisent que dans l’espace cinématographique, d’engendrer par le montage des correspondances intergénérationnelles et des parallélismes inattendus entre deux corps, entre deux récits. L’ensemble met en évidence la valeur du débat collectif, du dissensus, de la dialectique qui, loin de produire un malaise, disent au contraire la richesse et la vigueur de l’esprit humain. Des histoires familiales passées sont partagées, qui racontent la guerre, la dictature, la faim, la répression. La parole circule et navigue entre chaque personne du bar, comme si un transfert de vécus et d’affects se déroulait par le biais d’un processus symbiotique de partage, de mise en commun. Le simple fait de libérer la parole et de partager ces expériences est un acte rédempteur et cathartique, une guérison sensible.

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Et c’est le mystère inexplicable du temps qui est de la sorte invoqué, à travers une histoire basée sur la coexistence. Le film joue en effet sur la déstabilisation du spectateur à travers une ambiguïté temporelle qui fait que chaque détail pouvant indiquer que l’action se déroule en 1992 – les costumes, les coiffures et la bande son, la texture de la vidéo analogique du Hi8, le journal télévisé de 1992 – est immédiatement compensé par un autre détail qui l’ancre en l’an 2020. Comme dans El Futuro, les caractéristiques plastiques de l’image font appel à notre imaginaire personnel des années 90, et il semblerait que le temps à l’intérieur du bar La Tana se soit arrêté à cette époque. Le film s’installe ainsi dans un limbe, déployant une temporalité suspendue, condensée, semblable à celle d’un rêve ou d’un souvenir – rêves et souvenirs qui envahissent de fait les témoignages. Cet enchevêtrement cherche ouvertement l’anachronisme afin de construire des ponts, de relier, de synchroniser deux crises qui ont beaucoup en commun. Ainsi, ce geste nous rappelle que l’esprit du passé vampirise le présent, l’habite furtivement, palpite dans ses interstices sous forme d’échos inépuisables. Tant dans les témoignages des événements de 1992 que dans ceux d’aujourd’hui, des problématiques retentissent sous la forme d’un éternel retour. La classe ouvrière, abandonnée, exploitée et méprisée par le pouvoir, hier et aujourd’hui, conserve les mêmes peurs, angoisses et désirs[55] [55] Cette manière de bâtir des ponts temporels est d’autant plus transgressive que le capitalisme tardif de la postmodernité se caractérise précisément par une surdité historique, bloqué dans la contemplation de son perpétuel présent : doter notre époque de perspective historique, c’est lutter contre le constant reformatage exercé par le régime d’historicité du présentisme. En Espagne, le seul concept de mémoire historique est déjà une idée radicale, intrinsèquement politique, comme le montre la loi controversée sur la mémoire historique adoptée en 2007 par le gouvernement de José Luís Rodríguez Zapatero qui fait encore aujourd’hui l’objet de débats intenses. .

La constellation formée par le présent et le passé dans le film souligne le poids de l’histoire dans les subjectivités, la transmission intergénérationnelle des traumatismes historiques : « le passé est caractérisé par un indice secret qui lui donne une chance de rédemption. Ne sommes-nous pas les mêmes que ceux qui sont déjà passés par là ? N’y a-t-il pas dans les voix auxquelles nous prêtons attention un écho de celles qui se sont tues ? »[66] [66] Benjamin, Walter, Sur le concept d’histoire, Paris, Payot, 2013 (1940), p.45. . Ainsi l’exprime à sa manière une jeune femme dans le film, parlant de la mort de son père ouvrier : « Même si je ne m’en souviens pas, je l’ai vécu ». Regarder L’Année de la Découverte, c’est vouloir croire en un accord secret entre les générations passées et les nôtres, croire que nous tourner vers le passé, vers les ruines de ce pays qui se voulait moderne et invincible, peut panser les plaies ouvertes et, surtout, combattre le désenchantement idéologique contemporain.

Dans la dernière partie du film, une fois le bar vide, un silence s’installe pour la première fois, et l’atmosphère se fait crépusculaire pour accueillir les histoires concrètes des événements qui se sont produits le jour de l’incendie du Parlement. Les images d’archives montrent des rues enfumées lors des affrontements avec la police, rappelant la ville brumeuse du rêve d’ouverture. On apprend alors que la crise industrielle a été la conséquence d’un processus de libéralisation de l’économie après un passé autarcique, libéralisation qui fut une condition nécessaire pour entrer dans la Communauté Économique Européenne. Elle aura pour conséquences des fermetures d’entreprises (chantiers navals et raffineries, entre autres) et des licenciements massifs qui, à Carthagène, ont déclenché la sidérante somme de 127 manifestations en 180 jours. Les témoignages des acteurs de ce mouvement social ayant abouti à l’incendie du Parlement indiquent aussi la démission actuelle d’un certain militantisme syndical, l’atomisation de la lutte ouvrière, conséquences des privatisations, de la précarité croissante et de l’inquiétante montée de l’extrême droite. Et c’est sur ce point précis que le film explose, gagne en ampleur et brille plus vigoureusement : dans l’amère universalité de ces questions. Car si les discours qui sont présentés possèdent une dimension locale évidente, les questions concernant l’avenir des conditions de travail, la répartition inégale des richesses et la reproduction sociale de la précarité – en fin de compte, l’effondrement progressif d’un système, entamé il y a quelques décennies – sont globales. Ironiquement, comme l’explique López Carrasco lui-même, « en Europe, pendant ce temps, le traité de Maastricht est en cours de signature. La semaine même de l’incendie de l’Assemblée »2. Cette coïncidence temporelle est symptomatique, mettant sur la table l’échec de l’Union Européenne – qui occupe les dernières minutes du film, notamment à travers l’exemple récent de la Grèce –, présenté comme un problème crucial que nous devons affronter collectivement.

Pourtant il reste de la place pour une étincelle d’espoir. « Je ne quitterai pas l’Espagne parce que la situation ici est très mauvaise, j’essaierai de me battre pour changer les choses », affirme l’une des plus jeunes filles. Malgré l’hétérogénéité des âges et des positions politiques, une certaine communion se fait sentir, une fraternité. Le film ne consiste pas uniquement en l’exploration d’une mémoire fragile, insaisissable et réduite au silence ; il est surtout une nouvelle preuve que le cinéma le plus hétérodoxe, hors-normes et engagé peut produire la ré-oxygénation du souffle de la résistance politique, une forme de solidarité active et vivifiante en faveur d’un horizon de futur peuplé de modes d’existence plus dignes.

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L’Année de la Découverte / El Año del Descubrimiento, un film de Luis López Carrasco avec Salvador Muñoz Soriano, Rosario Vera Martínez, Ana Muñoz Vera, Rosario Muñoz Vera, Belén Villaescusa Muñoz, Salvador Villaescusa Muñoz, Raúl Liarte, Víctor Colmenero Mir, Sandra Romero, Tomás Carrión Vidal, María José Canovas, Manuel García Zaplana, Sergio Martínez Soto, Saray Rosique Vallés, Miguel Ruiz Pagán.

Scénario : Luis López Carrasco et Raúl Liarte / Photographie : Sara Gallego /
Montage : Sergio Jiménez / Son : Alberto Carlassare, Diego Staub / Décors: Víctor Colmenero

Durée : 200 minutes