Il y a quelques mois, le bouillant et détesté président du Real Madrid Club de Fútbol, Florentino Perez, a proposé dans un talkshow espagnol consacré au ballon rond son étonnant projet : changer la durée du match de football, traditionnellement fixée à quatre-vingt-dix minutes. En reprenant des éléments de discours bien connus des analystes de la langue néolibérale (son propos est d’ailleurs compris dans une argumentation plus vaste visant à défendre le projet d’une Super League européenne grandement inégalitaire), et notamment son injonction managériale à l’adaptation, Perez a déroulé son projet : « Le football doit évoluer. Comme les réseaux sociaux ont changé la face du monde, le foot doit changer. Que se passe-t-il en réalité ? Le football perd de l’intérêt. Les jeunes, les 16-24 ans, n’ont plus d’intérêt pour le foot. Pourquoi ? Parce qu’il y a beaucoup de matches, de mauvaise qualité. Il y a d’autres plateformes où se divertir, non ? Pourquoi regarderait-il des matches ? Le foot doit s’adapter. Si les jeunes n’arrivent pas à regarder un match en entier, c’est qu’il n’a pas assez d’intérêt ou qu’il faut le raccourcir. Je ne sais pas. Mais en tout cas, on doit faire quelque chose pour rendre ce sport plus attractif. Nous faisons ça pour sauver le foot. »
Cette tentative autoritaire de transformation des règles – aussi significative que les réécritures proposées en leur temps par les Situationnistes ou le Football infini (2018) de Corneliu Porumboiu, mais à la direction sociale radicalement inverse – est symptomatique d’une mutation de l’industrie contemporaine du divertissement (que certains ont pu appeler le capitalisme de l’attention) pour laquelle la donnée temporelle constitue un paramètre essentiel de la nécessaire et constante recherche de l’affinage de ses produits au contexte de consommation actuel. Les arguments de Perez – la réduction des temps morts et l’augmentation de l’intensité du produit audiovisuel par la densité accrue des actions de jeu significatives (dans le football traditionnel, les buts sont très rares, comparativement aux autres sports collectifs tels le handball, le basket ou le volley) – visent à transformer le spectacle sportif majoritaire (tout du moins en Europe) en un produit consommable proche de celui qui a remplacé le film de deux heures, désormais perçu comme trop long, dans les habitudes des spectateur·ices du soir : l’épisode de série télévisée. La même transformation temporelle me semble à l’œuvre dans le jeu vidéo contemporain, et explique en grande partie certaines de ses mutations qui en transforment l’expérience de fond en comble, du genre de jeu au gameplay.
Le succès fulgurant des formes rogue-like et surtout rogue-lite – dans lequel une partie de la progression, qu’elle soit un contenu narratif ou jouable (loot), est conservée de parties en parties – doit pouvoir être expliqué en termes de régression du temps consacré au jeu par les joueur·euses occasionnel·les, cette frange de pratiquant·es vidéoludiques ne disposant pas de longues plages horaires pour pratiquer une aventure suivie, et se contentant – sur le modèle des parties de jeu de rôle en une séance (one shot) – d’une run ou deux. Le fait que l’industrie parfois dénommée « triple A » se mette à intégrer cette structuration du gameplay (Returnal édité par Sony en est le premier exemple ; le récent Deathloop sorti par Bethesda en est un autre : les deux jeux reposant sur l’histoire d’un·e personnage coincé·e dans une boucle temporelle) autrefois réservée à la sphère du jeu vidéo indépendant (Outer Wilds ou plus récemment Twleve Minutes sont deux exemples indies utilisant la même ficelle narrative) est symptomatique de cette transformation qui vise à conserver dans son giron le·a joueur·euse casual au moyen d’une sorte contrat temporel fixé en amont de la session de jeu, correspondant peu ou prou à une durée qui a déjà fait ses preuves : celle de l’épisode de la série télévisé, désormais majoritairement standardisée autour d’une heure. Il n’est sans doute pas anodin que le roguelite indépendant Hades, qui fut acclamé comme un des succès contemporains du genre, adopte lui aussi les codes de la série (entre la tragédie théâtrale et la rom com, selon les interactions) afin d’ajuster son expérience narrative épisodique (une ou deux interactions avec les dieux d’en dessous se débloquent à chaque retour dans la maison d’Hadès) sur l’expérience de gameplay de la run, dont la durée va de trente minutes (au début) à une heure.
Ces exemples me semblent devoir être mis en perspective d’une autre pratique « para-ludique », elle aussi en pleine expansion : celle du streaming jeu vidéo, dont le succès est dû notamment à une forme de réductionnisme de l’expérience de jeu sur l’expérience audiovisuelle classique. Celle-ci, loin de n’avoir que des désavantages, reprend au petit écran son caractère de rendez-vous (avec un·e streamer·euse, avec un jeu ou un genre de jeu recherché) pour également lui conférer le caractère linéaire de l’émission : sa mise en pause (« pour plus tard »), son avance rapide afin de hâter la séance, sa délégation de l’effort (moins celui, intellectuel, de jouer au jeu, que celui, parfois rébarbatif, d’apprendre les règles, effort qui s’avère inutile pour une session qui ne fonde pas son plaisir sur la dimension ludique mais vise à en récolter seulement les signaux audiovisuels – sur l’interface du jeu, dans le chat et parfois même sur le visage du·de la streamer·euse). Pour donner un dernier exemple d’un genre encore différent, mais s’adaptant bien au format streamable puisqu’il s’agit de jeux taillés pour l’e-sport et donc pour la diffusion à un grand nombre de spectateur·rices, le real-time strategy game (RTS) a lui aussi subi récemment une inflexion significative de son économie temporelle. Là où les RTS ancestraux, comme la série des Age of Empires, ménageaient une entrée progressive dans l’ambiance et le décor créé chaque fois aléatoirement par génération procédurale, la plus récente mouture sortie à l’automne, dont le potentiel compétitif est encore incertain, entérine pourtant les formes standardisées des jeux sportifs, comme Starcraft ou League of Legends, jeux dont le gameplay nerveux ont imposé à l’e-sport de haut niveau des parties dans lesquelles la courbe d’action par minutes parvient très tôt à un rythme de croisière élevé. L’accélération de cette période souvent boudée du public qu’est le early game (les premières minutes de chaque partie) – aboutissant même parfois à sa suppression comme dans certains modes de jeux employés pour la compétition frénétique organisée par le sponsor Red Bull – correspond à la même logique que celle proposée par Florentino Perez.
Des textes sur la grande ville moderne de Georg Simmel et Walter Benjamin au travail sur l’usage prolétaire du temps nocturne chez Jacques Rancière et à la description de la transformation rythmique de la vie quotidienne au temps de la modernité tardive chez Hartmut Rosa, nombreuses sont les théories critiques à avoir fondé leurs recherches sur l’observation de l’accélération aliénante du temps social ou des partages différenciés du temps productif. À ce titre, le jeu n’est pas tout à fait absent de leurs réflexions : Benjamin n’a-t-il pas mis en rapport l’aliénation de l’ouvriè·re avec le « coup » au jeu de hasard pour affirmer que le travail moderne à la machine délie le geste du travail du précédent (la servitude de l’ouvriè·re salarié·e serait à sa manière l’équivalent de celle du joueur ou de la joueuse : détaché de tout contenu historique[11] [11] « Les gestes que provoque chez lui le processus automatique du travail apparaissent eux aussi dans le jeu, qui exige le mouvement rapide de la main pour déposer une mise ou rafler une carte. Ce que la saccade est pour le mouvement de la machine s’appelle coup dans le jeu de hasard. Le geste du travailleur à sa machine est sans lien avec le précédent du fait qu’il en représente la stricte répétition. Chaque manipulation effectuée devant la machine étant coupée de la précédente, comme un coup, dans un jeu de hasard est coupé du précédent, la servitude de l’ouvrier salarié est à sa manière l’équivalent de celle du joueur. L’activité de l’un comme celle de l’autre sont détachées de tout contenu. » Walter Benjamin, Baudelaire, « Sur quelques thèmes baudelairiens », IX, Paris, La Fabrique, 2013, p. 975. ) ? Benjamin citait, comme appui à sa réflexion sur le jeu et pour le rapprocher du travail moderne, non-artisanal, le philosophe Alain pour qui : « La notion de jeu consiste en ceci que la partie suivante ne dépend pas de la précédente. Le jeu nie énergiquement toute situation acquise, tout antécédent, tout avantage rappelant des services passés, et c’est en quoi il se distingue du travail [artisanal]. Le jeu rejette ce lourd passé qui est l’appui du travail[22] [22] Alain, Les idées et les âges, I, « Le jeu », Paris, 1927, p.183. . »
Il semble que les coordonnées du rapport soient aujourd’hui inversées : nous sommes bel et bien sorti·es de ce détachement historique du temps de jeu décrit par Benjamin, et nos sessions sont désormais cumulatives, liées entre elles par certaines formes ludiques qui nous incitent (parfois narrativement, parfois sur un mode plus proche d’une remédiation du bandit manchot) à renouveler l’expérience de la run. Cette mutation, il est vrai, n’est pas particulièrement récente, et de nombreux jeux – inspirés du role playing game (RPG), où la segmentation en « missions » variées est monnaie courante, ou bien de l’arcade, où le « niveau » constitue l’unité ludo-temporelle de base – ont fondé leur principe sur l’ajustement malléable de la séquence de jeu, à des fins de commodité ou de monétisation. De même, si l’expérience du stream repose sur la mise à disposition d’une grande quantité de contenu (une session de jeu entière, dont il n’est pas rare qu’elle atteigne les six heures), celle-ci est laissée librement à disposition du spectateur ou de la spectatrice comme une totalité émiettable, en fonction du temps disponible, de l’intérêt pour une séquence particulière, ou simplement pour une présence humaine à l’arrière-fond d’occupations domestiques[33] [33] Du reste, l’écosystème médiatique est ainsi fait que ce qui se consomme sous une forme brute et continue sur les plateformes de stream telles Twitch se retrouve peu de temps après débité en tranches et éditorialisé par le streamer ou ses adeptes sur les hébergeurs de vidéos comme YouTube, sous la forme de coup de projecteurs (highligths) ou de florilège (best-of). .
Mais la mutation proposée alors par l’industrie, cherchant à remettre en avant la continuité de l’expérience (comme en contrepoint à l’expérience aliénante du travail lui-même morcelé des bullshit jobs ?) tout en faisant reposer son gameplay sur des mécaniques addictives visant à provoquer l’allongement artificiel de la durée de vie de ses titres, est-elle une réponse salvatrice ? Dès lors que l’ « expérience continue » elle-même est désormais proposée à la découpe, et que c’est désormais l’entrecroisement heurté du temps du jeu et du temps du travail qui pose question, il n’est pas étonnant que leur ménage difficile (et peut-être leur trop grande ressemblance) oriente le joueur ou la joueuse contemporaine vers une nouvelle expérience-refuge, celle des « petits jeux » relaxants et déstressants, que sont par excellence les jeux indépendants aux couleurs pastel dont les plateformes d’achat comme Steam nous abreuvent d’un flot renouvelé : qu’on songe aux récents Mini Motorways, Islanders, Townscaper ou encore Dorfromantik. Dans ces quatre derniers jeux appartenant au genre du city builder, et notamment dans les deux derniers, l’espace urbain ou quasi urbain est presque entièrement pacifié au profit de la recherche d’une mise en relation harmonieuse (sonore et musicale autant que visuelle) des bâtiments et des éléments naturels. Loin des mastodontes du genre qui, comme Cities : Skyline, naissent d’un désir à la fois réaliste (dans sa recherche de vérisimilitude avec les problèmes rencontrés par les urbanistes) et mégalomaniaque (dans son amplitude démiurgique) de la gestion d’une métropole, de ses administré·es et de son trafic, ces jeux abandonneraient presque le plaisir obtenu de la contemplation d’une ville bien managée pour celui d’une transformation de l’espace urbain en un univers apaisé (et même, dans le bien nommé Dorfromantik, par le retour utopique à un monde pré-industriel – son train à vapeur pittoresque mis à part.)
Cette nouvelle économie de « jeux réconfortants », dans lesquels aucune expérience cumulative n’est proposée, mais seulement le temps de la stase, de l’arrêt (au moins momentané) du temps social productif, sera-t-elle la direction de la prochaine révolution de l’industrie vidéoludique ? C’est ce que pourrait indiquer ce recalibrage économique et temporel actuel, qui est venu mettre un terme à la temporalité de l’aventure infinie que le jeu massively multiplayer online (MMO) avait ouverte, et qui correspondait à un temps du marché (les hardcore gamers qui payaient un abonnement pour un jeu unique) alors que l’époque présente est davantage prompte à la microtransaction occasionnelle, ou bien à la diversification des expériences ludiques (la forme nouvelle d’abonnement qu’est le Xbox Game Pass, sorte de Netflix du jeu vidéo, met plutôt en avant, comme son homologue du divertissement audiovisuel, la diversité de son catalogue). Peut-être faut-il également voir cette mutation dans le refermement de la fenêtre ouverte par les open worlds toujours plus vastes qui ont marqué les vingt dernières années, désormais remplacée par la mise en avant d’une expérience miniaturisée, plus précise dans sa forme et ses limites, où la liberté apparaît moins comme une injonction écrasante : en un mot, par des expériences dans lesquelles apparaît mieux la dimension de « curation ». Après avoir cherché à tout crin le frisson et l’excitation, puis l’expérience tendanciellement infinie, le joueur ou la joueuse de jeu vidéo chercherait-elle désormais à être « soignée » ?