La Méthode Hong Sang-soo

Ou comment tourner un film en quelques jours

par ,
le 6 mars 2018

Quelques semaines avant le festival de Cannes 2016, où elle doit présenter Elle de Paul Verhoeven, Isabelle Huppert est contactée par Hong Sang-soo, qui lui demande si elle dispose de temps libre pour tourner avec lui. L’actrice dit oui et, si le festival s’étend sur une « quinzaine », il suffit de neuf jours à la petite équipe réunie autour du cinéaste pour mettre en boîte un nouveau film, puis d’un jour pour le monter. La genèse de La Caméra de Claire offre un nouvel exemple de la rapidité avec laquelle Hong Sang-soo tourne (Grass, le film suivant, n’aurait même demandé que trois jours), rapidité qui ne laisse pas d’étonner, de faire des envieux ou de servir de carburant aux moqueurs. Profitons donc de la sortie de La Caméra de Claire pour mieux cerner le processus de création du cinéaste, qui peut, comme on le verra, se schématiser en trois étapes indispensables : 1/ la préparation ou le fond conceptuel ; 2/ la décision intuitive ou le hasard ; 3/ la composition ou la structure. Nous verrons en chemin en quoi ce processus, s’il rejette les “intentions”, répond à un projet permanent du cinéaste : lutter contre les images toutes faites.

La chose est notoire : Hong Sang-soo n’écrit pas de scénario. Ou, plutôt, le scénario a dans sa pratique fondu avec le temps : complètement rédigés pour les trois premiers films, les scénarios se sont ensuite réduits à des traitements ou à des notes de plus en plus éparses – d’une trentaine de pages pour Turning gate à environ cinq pour Ha ha ha[11] [11] Voir Jean-Sébastien Chauvin et Vincent Malausa, « Juste ce qu’il faut », entretien avec Hong Sang-soo, Cahiers du cinéma n° 665, mars 2011, p. 41, ainsi que Huh Moonyung, “entretien”, Hong Sang-soo, coll. “Korean film directors”, Seoul, Korean Film Council, 2007, p. 41. , jusqu’à presque rien pour La Caméra de Claire. L’écrit, s’il y en a, ne vaut plus ainsi que comme première impulsion :

« Je ne veux pas d’un scénario dont 95% des éléments seraient fixes, car, au final, tout le reste du processus de création reviendrait à travailler sur des détails, les 5% restants. Ce que je veux, c’est peut-être trouver 30 à 40% des éléments dans le traitement, 30% dans le casting et les dialogues, et le reste dans le tournage. Dans le montage aussi, où il m’arrive de couper vingt à trente minutes du film. » [22] [22] Matthieu Darras, « La théorie du paquet de cigarettes. Entretien avec Hong Sang-soo », Positif n° 520, juin 2004, pp. 8-11.

Cette évaporation du scénario correspond à un privilège donné au fragment et à la découverte. Hong Sang-soo se distingue en effet par une manière de penser ses films sur le mode de la fragmentation. Faire un film, pour lui, ne revient pas à dérouler un fil narratif, mais à organiser des « surfaces » ou à disposer des « fragments » à l’intérieur d’une structure :

« Organiser les surfaces ? J’entends par là mon désir de montrer que chaque chose, chaque événement, même le plus infime épisode de notre vie, contient tout à l’intérieur. Quelque chose de très concret, d’apparence très banale, a toujours la possibilité de contenir plus. Un petit épisode de vie peut cacher un ensemble de symboles et de sens qui s’empilent comme des couches, des surfaces superposées. Elles forment ensuite un bloc, une structure, qui donne une impression d’entité. Mais cette entité ne contient jamais juste une seule idée ! »[33] [33] Adrien Gombeaud « Une forme très simple finit toujours par apparaître », Positif n° 505, mars 2003, pp. 33-37.

« Je pense que mes films ne sont pas faits pour exprimer une histoire mais pour rassembler des fragments. Je n’ai pas d’autre option, je pense, je les prends, ces “fragments”, et à partir d’eux j’extrais toute une structure composée de situations quotidiennes. Et au sein de cette structure, je choisis une rhétorique adéquate. Et quand je m’attaque au plan, un nouveau processus de découverte s’amorce »[44] [44] Huh Moonyung, « Entretien », op. cit., p. 47 (traduction personnelle). Dans d’autres entretiens, Hong Sang-soo explique que la forme de ses films s’impose au cours du processus ou qu’il n’a pas constamment conscience de la totalité du film. Voir Adrien Gombeaud, Hubert Niogret, « J’essaie d’accueillir ce qui vient vers moi », entretien avec Hong Sang-soo, Positif n° 571, pp. 35-38, et Jean-Sébastien Chauvin, « Il suffit de peu pour voir la vie sous un angle joyeux », Entretien avec Hong Sang-soo, Cahiers du cinéma n° 682, octobre 2012 , p. 28. .

Ces déclarations soulèvent plusieurs points remarquables : d’abord, que la structure chez Hong Sang-soo est dérivée, secondaire par rapport aux morceaux qui la composent. Ensuite, qu’il ne s’agit pas d’obtenir une structure imprévue en organisant des parties qui seraient pour leur part déterminées d’avance, mais d’un processus de découverte qui concerne à la fois les parties et la totalité. Le cinéaste met volontiers l’accent sur la nécessité que chaque étape du processus soit une étape de création, ainsi que sur son intérêt pour les événements qui le dépassent[55] [55] Voir Adrien Gombeaud « Une forme très simple finit toujours par apparaître », art. cit., pp. 33-37 ; Charles Tesson, « Le désir au quotidien. Entretien avec Hong Sang-soo », Cahiers du cinéma n° 537, juillet-août 1999, pp. 55-56. . Et les diverses confidences d’Hong Sang-soo nous permettent de saisir les principaux traits du processus au cours duquel les fragments sont découverts, déterminés et organisés – même s’il peut sembler paradoxal de définir un tel processus, avec la part de fixation que cela suppose.

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Il y aurait ainsi premièrement, contre « l’intention » ou le « message », le privilège donné à la « situation ». Les projets sont véritablement lancés à partir du moment où Hong Sang-soo rencontre une « incitation », qui peut aussi bien être une idée formelle qu’une situation narrative – c’est elle en quelque sorte qui constituera le noyau autour duquel les autres éléments s’agglutineront et se répartiront[66] [66] Voir, sur ces points, le besoin d’une « incitation », le privilège donné à la « situation » et le processus qui s’ensuit, Emmanuel Burdeau, Jean-Philippe Tessé et Antoine Thirion, « Un film est bon pour moi s’il modifie ma manière de penser », Cahiers du cinéma n°590, mai 2004, pp. 32-34. ; Adrien Gombeaud, Hubert Niogret, « J’essaie d’accueillir ce qui vient vers moi », Positif n° 571, septembre 2008, pp. 35-38. ; Daniel Kasman et Christopher Small, «That day the snow fell : Hong Sang-soo discusses “Right now, wrong then”», Mubi. La distance vis-à-vis du « message » est exprimée dans Adrien Gombeaud « Une forme très simple finit toujours pas apparaître », art. cit., pp. 33-37. . Quelques exemples. Dans le cas de Woman on the beach, l’incitation a été la rencontre fortuite, sur une plage, d’une femme qui ressemblait à l’une de ses connaissances, rencontre qui a éveillé en Hong Sang-soo un questionnement sur le rapport possible entre une ressemblance physique et une ressemblance intérieure. Pour Conte de cinéma, il s’agissait de l’état ressenti à la sortie d’une séance de cinéma, lorsque nous sommes encore sous l’influence de ce que nous avons vu[77] [77] Voir Adrien Gombeaud, Hubert Niogret, « J’essaie d’accueillir ce qui vient vers moi », art. cit., pp. 35-38. Hong Sang-soo raconte également la manière dont la situation de départ de La femme est l’avenir de l’homme lui est apparue dans Huh Moonyung, « Entretien », op. cit., p. 69 ; et la genèse de Sunhi, basée sur une expérience personnelle de rédaction d’une lettre de motivation pour une étudiante, dans Nicholas Elliott, « Faire des films, c’est amusant », Entretien avec Hong Sang-soo, Cahiers du cinéma n°702, juillet-août 2014, pp. 40-41. . Pour Yourself and yours, il s’agit du rapport conflictuel entre l’amour que l’on ressent pour une personne et le mal que d’autres peuvent dire de cette personne. Ces situations-incitations, qui ont la particularité d’être relativement ordinaires et d’être « rencontrées » par le réalisateur dans sa propre expérience, peuvent donc servir de point de départ concret : Hong Sang-soo ne cherche pas à les développer sur un plan conceptuel ou abstrait, mais bien plutôt à les déployer et à les incarner dans d’autres situations dérivées qui impliquent un groupe de personnages et leurs actions[88] [88] Voir l’entretien visible sur le DVD bonus du coffret réunissant ses trois premiers films, édité en France par CTV International. Les situations peuvent être « rencontrées » mais elles sont néanmoins sélectionnées ou retenues par le réalisateur qui y décèle un intérêt en tant qu’elles ouvrent potentiellement à certains problèmes. Voir Adrien Gombeaud, Hubert Niogret, « J’essaie d’accueillir ce qui vient vers moi », art. cit., pp. 35-38 : « Cela peut arriver à tout le monde, et cette situation ordinaire m’intéresse beaucoup. J’ai envie de creuser à l’intérieur, là où je risque de toucher certains problèmes ». Il faut lier cela à ce que nous dirons plus tard sur la présence d’un fond conceptuel qui détermine la sélection – la sensibilité à certains problèmes dépend de ce fond. . De cette façon l’intention ne reprend pas le dessus une fois la première situation établie, mais le primat de celle-ci est au contraire réaffirmé à l’occasion de chaque nouvelle situation narrative. La première question que le cinéaste se pose n’est jamais « qu’est-ce que je veux dire ? » mais toujours « que va-t-il se passer ? », et la réponse n’est jamais donnée d’avance, puisqu’elle sera décidée en rapport avec un lieu.

Hong Sang-soo, en effet, ne cherche pas d’endroits où tourner ce qu’il a déjà écrit, mais il imagine ses scènes, que ce soit au moment de nourrir son traitement ou au moment du tournage, à partir des lieux. Les situations sont donc localisées, et les films intègrent quelques traces de cette méthode, si l’on en juge par les plans d’enseignes et de panneaux qui les parsèment, délimitent les séquences et nous indiquent où se trouvent les personnages : l’unité séquentielle rime souvent avec l’unité de lieu.

Partir des lieux peut « aider à prendre les bonnes décisions, à éviter l’artifice », cependant les lieux n’ont la possibilité d’orienter l’écriture qu’à partir d’une capacité d’imprégnation et d’observation du cinéaste, qui y remarque certains éléments et y éprouve certaines sensations. Et si l’écriture peut être conçue comme la « concrétisation » des observations, l’observation et l’imprégnation s’étendent par-delà les limites des lieux de tournage et concernent le processus de création dans son ensemble[99] [99] Voir Adrien Gombeaud « Une forme très simple finit toujours par apparaître », art. cit., pp. 33-37 et Adrien Gombeaud, Hubert Niogret, « J’essaie d’accueillir ce qui vient vers moi », art. cit., pp. 35-38. Hong Sang-soo confie observer autant qu’il peut avant le tournage dans Daniel Kasman et Christopher Small, «That day the snow fell : Hong Sang-soo discusses “Right now, wrong then”», art. cit. . Hong-Sang soo et ses collaborateurs évoquent fréquemment son attention et son ouverture aux détails, c’est-à-dire l’importance prise par les circonstances, le hasard ou les coïncidences. Il semble que tout élément rencontré au cours du processus soit susceptible de s’y trouver intégré à un moment ou à un autre :

« Tout ce que je trouve sur mon chemin pendant le tournage stimule ma créativité. Par exemple, il m’ est arrivé de me souvenir d’un événement du passé alors que j’écoutais une conversation entre membres de l’équipe la veille, ou bien il est arrivé que la météo sur le tournage me stimule. Tout ce qui m’entoure peut servir ma créativité, donner naissance aux détails de ce qu’il me faudra tourner ce jour là. »[1010] [1010] Huh Moonyung, « Entretien », op. cit., p. 42 (traduction personnelle). Voir aussi Emmanuel Burdeau, Jean-Philippe Tessé et Antoine Thirion, « Un film est bon pour moi s’il modifie ma manière de penser », art. cit., pp. 32-34 : « Dès que la situation a été repérée, je patiente en restant ouvert et attentif à ce qui arrive. Des morceaux (pieces) viennent à moi de manière indépendante et irrégulière. Cela peut être un dialogue, un mouvement psychologique entre deux personnes dans un café ou un petit motif comme un cache-nez rouge. J’écris ces fragments que je compile en un petit index.  (…) C’est peut-être au niveau du traitement des détails que mon travail se distingue d’autres cinéastes. Souvent, les détails viennent remplir un récit esquissé déjà dans toute sa longueur. Dans mes films, ces détails sont déjà empilés, c’est au niveau formel que se joue la redistribution, l’assemblage et la constitution du récit. »

Le travail du réalisateur consiste en bonne partie à récolter certains éléments (qui sont ces « fragments » ou « surfaces » évoquées plus haut), puis à les convoquer au moment opportun. L’importance du lieu s’en trouve relativisée : certaines idées viennent sur le lieu, mais d’autres viennent dans le lieu depuis l’extérieur, puisées par exemple dans la mémoire du réalisateur davantage que dans ce qu’il aperçoit au présent. L’unité de lieu s’ouvre à l’ensemble des fragments ou surfaces qui composeront une scène. La séquence qui clôt Woman on the beach, où l’on voit Moonsook, dont la voiture est ensablée sur la plage, être secourue par deux inconnus, offre un bel exemple, puisqu’Hong Sang-soo raconte qu’il s’agit d’un mélange de deux expériences : la première, datant alors d’il y a au moins dix ans, lorsqu’Hong Sang-soo, déprimé, avait été frappé au bras par une femme inconnue, avant de comprendre qu’il s’agissait de sa part d’un réflexe de bonté destiné à écraser un moustique ; la seconde plus récente, lorsque la voiture d’Hong Sang-soo lui-même s’était retrouvée ensablée lors du tournage[1111] [1111] Huh Moonyung, « Entretien », op. cit., pp. 85-87. On peut rapprocher ce cas de mélange de celui du Pouvoir de la province de Kangwon, dans lequel se sont trouvés mis en rapport une histoire écrite par Hong Sang-soo et une histoire qu’on lui avait racontée auparavant : « l’idée du rapprochement, en fait, m’est venue suite à une histoire que j’ai entendue de la bouche d’une jeune femme avec qui je prenais un verre dans un bar. Je me souviens qu’elle m’avait raconté l’incident, que le policier raconte dans le film à la jeune fille : l’épisode de cette femme retrouvée morte dans le parc, tombée du haut d’un rocher. En rentrant chez moi le soir même, j’ai mis sur papier tout ce qu’elle m’avait dit et j’ai pris bien soin par la suite de le laisser tel quel dans mon histoire. Plus tard, en le relisant, j’ai découvert la possibilité de relier les deux histoires. Le reste, le mari de cette femme disparue, le rendez-vous que lui fixe l’homme dans le parc, auquel elle ne vient pas, tout cela s’est écrit très vite, en une seule journée. », dans Charles Tesson, « Le désir au quotidien. Entretien avec Hong Sang-soo », art. cit., pp. 55-56. .

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Le cinéaste évoque fréquemment la manière dont certains fragments se retrouvent intégrés à ses films et se marient à d’autres fragments tirés du passé ou du présent le plus immédiat, pouvant avoir des répercussions sur l’ensemble à petite (écriture d’une scène) ou grande échelle (orientation de la structure). Si les souvenirs ont été mobilisés sur le tournage de Woman on the beach, le décor, quoique choisi d’avance, a continué à influencer les décisions jusqu’au dernier moment : c’est la platitude de la plage qui suggère à Hong Sang-soo de faire courir ses personnages dans une scène, et Jongrae s’agenouillera dans une autre scène devant trois arbres isolés que le réalisateur n’avait pas remarqués lors de ses repérages[1212] [1212] Voir Adrien Gombeaud, Hubert Niogret, « J’essaie d’accueillir ce qui vient vers moi », art. cit., pp. 35-38. . Toute une scène de La Vierge mise à nue par ses prétendants, alors même que le film disposait d’un scénario, a également été réécrite autour de la découverte d’un emballage de chewing-gum coincé dans la glace d’un lac, tandis que plusieurs fragments sont directement venus des acteurs : une scène a été modifiée parce que l’actrice incarnant Soojung savait jouer du piano, une réplique prononcée par le personnage de Yeong-soo à propos des caleçons longs qu’il porte est directement inspirée par la tenue de l’acteur. L’acteur est en effet, autant que le décor et le réalisateur lui-même, un important pourvoyeur de fragments[1313] [1313] Sur le tournage de La Vierge mise à nue par ses prétendants, voir Huh Moonyung, « Entretien », op. cit., p. 64, ainsi que l’entretien sur le DVD bonus du coffret CTV International. Le témoignage d’Isabelle Huppert, évoquant la façon dont Hong Sang-soo se « nourrissait » de ses gestes et de ses phrases sur le tournage d’In another country, est sur ce point particulièrement clair. Hong Sang-soo lui fait parfois refaire ce qu’elle a fait, parfois faire ce qu’il a lui-même fait, et il arrive même dans ce cas à utiliser ce qu’elle a fait en son absence (la scène où Anne inscrit un vœu sur une pierre du temple est reprise d’une visite d’Isabelle Huppert au temple, que d’autres témoins lui ont racontée). Voir Isabelle Huppert, « En terre étrangère », Cahiers du cinéma n° 682, octobre 2012, pp. 30-35. , et Hong Sang-soo peut ainsi déclarer, à propos d’In another country :

« J’ai vu le phare, les flèches au sol. Je ne savais pas encore quel usage j’allais en faire mais je savais que ces éléments seraient au cœur du film. Même chose pour l’endroit où Isabelle Huppert voit les chèvres. La précision ou plutôt le sens du détail est primordial pour moi. Il fallait que ce soit ce lieu-là et pas un autre. Quand je choisis les acteurs, la première fois que je les vois, j’identifie un certain nombre d’informations les concernant. C’est ce mélange de ressenti et d’intuition au sujet des acteurs, et d’autre part des détails repérés dans les lieux, qui fait que c’est ici et non ailleurs que je dois tourner. C’est une alchimie un peu bizarre et indéfinissable qui m’inspire. Ce qui est beau, c’est que tout part du hasard. Le hasard de rencontrer ces lieux-là, ces acteurs-là. Je ne sais jamais ce qui me pousse à aimer un lieu. Cette route avec cette flèche, c’est banal, on pourrait même ne pas la remarquer. Pourtant je me souviens que cela avait immédiatement attiré mon regard. Comme si c’était une chose en attente qui demandait à être révélée par quelqu’un. »[1414] [1414] Jean-Sébastien Chauvin, « Il suffit de peu pour voir la vie sous un angle joyeux », art. cit. , p. 28.

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Cette citation, tout en faisant apparaître l’importance donnée aux détails, aux lieux et aux acteurs, fait émerger un autre problème. Si la situation prime sur l’intention, si des fragments viennent et sont récoltés au cours d’un processus d’observation, finissant par trouver leur place dans une scène qui peut être vue comme « un réservoir qui se remplit progressivement » [1515] [1515] Emmanuel Burdeau, Jean-Philippe Tessé et Antoine Thirion, « Un film est bon pour moi s’il modifie ma manière de penser », art. cit., pp. 32-34. , il est indispensable que s’opère une sélection, tout ce qui est observé n’étant pas retenu ou intégré. Or la sélection opérée par Hong Sang-soo ne semble d’abord pas répondre à des critères conceptualisables : il ressent une attirance immédiate pour certains éléments, sait d’emblée qu’ils seront utilisés, sans savoir pour quelle raison il est attiré et l’usage qu’il en fera. Autrement dit, les décisions ne sont pas rationnelles et conscientes mais elles partent d’une intuition enracinée dans le lieu et le moment [1616] [1616] « J’ai besoin de choses concrètes pour écrire et tourner : sans ces éléments concrets, vous flottez dans l’espace et dans le noir. Quand je choisis, quand j’écris, je vérifie le pouvoir de réalité des choses, ce qu’elles peuvent m’évoquer, mai ça reste toujours intuitif », dans Vincent Malausa, « De jour en jour. Entretien avec Hong Sang-soo », Cahiers du cinéma n° 734, juin 2017, p. 35. . Un film d’Hong Sang-soo se décide à la fois sur place et sur l’instant, caractéristique à laquelle répond le fait qu’Hong Sang-soo écrive le contenu des séquences le matin même du tournage, sans autre choix que de décider ici et maintenant de ce qui se passera seulement quelques heures plus tard.

De manière notable, le tournage est d’ailleurs décrit par Hong Sang-soo comme une expérience physique, non pas au sens commun où elle lui demande un effort, mais au sens où elle modifie sa manière de voir et de ressentir les choses et son propre corps, le tournage devenant le moment qu’il préfère, un mode d’existence et un état physique à part entière[1717] [1717] Voir Jean-Sébastien Chauvin et Vincent Malausa, « Juste ce qu’il faut », art. cit., p. 41 (« lorsque vous filmez, vous consumez l’énergie de votre corps et de votre esprit, vous pouvez vous concentrer sans penser. C’est très sain, même d’un point de vue purement physique ») ; Nicholas Elliott, « Faire des films, c’est amusant », Cahiers du cinéma n° 702, juillet-août 2014, pp. 40-41 : « Il y a d’autres choses qu me plaisent dans la vie, mais quand je fais un film je ressens tout ce qui m’entoure de manière très différente. Un jour de tournage, je me réveille à 4 heures du matin, j’arrive à mon bureau ou sur le lieu du tournage vers 4 ou 6 heures et je commence à écrire. De ce moment jusqu’à la fin de la journée de tournage, tout ce qui arrive me semble appartenir à un autre monde, même si je tourne dans des endroits familiers. Je me sens très différent. (…) Cela me permet de voir les choses avec plus d’acuité, comme avec un microscope. J’ai un autre genre de concentration, j’ai plus de patience, plus de tolérance. Ça me fait du bien ». . Il est également essentiel pour lui de ne pas laisser passer trop de temps entre le moment où une idée émerge et celui où elle se réalise, afin que tout se mette en place sous l’effet d’une impulsion initiale. Les délais entre l’idée de départ et la mise en place du tournage sont courts, les tournages sont courts, et les délais quotidiens entre l’écriture et le tournage d’une scène sont eux-mêmes courts. Comme le remarquait Isabelle Huppert, Hong Sang-soo, dans sa manière d’organiser son tournage, « prend en compte principalement son désir, son besoin ou sa disponibilité. Le script arrive quand il a décidé, lui, qu’il devait arriver », avec, pour conséquence, le fait que l’équipe de tournage doit quant à elle être prête à répondre aux sollicitations improvisées du réalisateur, et ce à n’importe quelle heure[1818] [1818] Voir Isabelle Huppert, « En terre étrangère », art. cit., p. 34, et Nicholas Elliott, « Faire des films, c’est amusant », art. cit. , pp. 40-41 : « Je tourne quelque chose et puis peut-être que pendant la nuit cela me donne une idée, alors je rappelle le comédien pour tourner le lendemain. Pendant cette période de tournage de moins de deux semaines, tout le monde doit être prêt. Je peux les appeler n’importe quand. ». Hong Sang-soo évoque la difficulté qu’a représenté pour lui le tournage de La Femme est l’avenir de l’homme, à l’occasion duquel il était nécessaire d’attendre plusieurs mois pour suivre le changement de saison. Voir Huh Moonyung, « Entretien », op. cit., pp 70-71. .

Hong Sang-soo énonce lui-même ce que permet cette condensation des décisions dans le moment : il s’agit de parvenir à se « concentrer sans penser », et l’on peut comprendre alors que les Notes sur le cinématographe de Bresson, dans lesquelles il est à maintes reprises question de la place à donner au hasard et à ses sensations sur un tournage, aient pu faire office de viatique pour le cinéaste Sud-coréen : «Placer le public vis-à-vis des êtres et des choses, non pas comme on le place arbitrairement par habitudes prises (clichés), mais comme tu te places toi-même selon tes impressions et sensations imprévisibles. Ne jamais rien décider d’avance », ou encore : « Préfère ce que te souffle l’intuition à ce que tu as fait et refait dix fois dans ta tête » ; « “C’est ça ou ce n’est pas ça”, du premier coup d’oeil. Le raisonnement vient après (pour approuver notre premier coup d’oeil) »[1919] [1919] Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard, 1975, p. 92 , p. 133, p. 129. Ajoutons encore : « Tournage. Rien dans l’inattendu qui ne soit secrètement attendu par toi » (p. 32) et « Merveilleux hasards ceux qui agissent avec précision. Façon d’écarter les mauvais, d’attirer les bons. Leur réserver d’avance une place dans ta composition » (p. 43). . Obtenue dans la réduction des délais, la « concentration sans pensée » renvoie à un état où la pensée consciente – avec ses réflexes et ses circuits tout faits, comme aurait dit Deleuze – se trouve prise de court, débordée par ce qui lui échappe. La méthode de tournage entraîne donc ici un mode de sélection spécifique, opération d’un curieux mélange au sein duquel la pensée (ou le raisonnement) se trouve reléguée sans être exclue pour autant. Ce mélange curieux est néanmoins capital et indispensable aux films eux-mêmes, à leur saveur particulière, ainsi qu’au projet du cinéaste. Il faut pour le comprendre insister sur deux points complémentaires.

D’une part, toute la méthode exposée jusqu’à présent traduit un désir : que le tournage soit un moment où émerge de l’inattendu, et non la simple occasion de reconstruire une image préexistante, qui tiendrait du cliché ou du réflexe de pensée[2020] [2020] Voir également Huh Moonyung, « Entretien », op. cit., p. 75 : « Je prends garde aux images fortes que j’ai décidé dans ma tête par avance. Elles sont surtout le résultat d’un désir de reconstruire une image que j’ai vue en regardant les travaux d’autres gens » (traduction personnelle) ; et Emmanuel Burdeau, Jean-Philippe Tessé et Antoine Thirion, « Un film est bon pour moi s’il modifie ma manière de penser », art. cit., pp. 32-34 : « Un cinéaste peut être frappé par une chose de la vie, un souvenir, provenant d’autres arts, d’une peinture, d’une photographie, du théâtre ou de la télé, etc. Il pense tenir quelque chose de tangible. Mais, en réalité, cette chose a déjà été filtrée. Elle est passée par une interprétation préalable qui lui a conféré sa force et sa netteté. En passant dans le film, ce morceau reste la même chose filtrée, déformée. Quelque chose me frappe et a du sens, mais si je remonte, il y a toujours un objet d’art. (…) Un film est bon pour moi s’il m’apporte de nouvelles sensations et s’il modifie ma manière de penser. C’est pourquoi la forme est si importante pour moi. Nous partageons tous les mêmes matériaux. Mais la forme qu’on utilise mène à des sensations différentes, ou à de nouveaux questionnements, de nouveaux désirs. » . Une méthode de tournage privilégiant l’imprévu et l’intuition, témoignant donc d’une forte ouverture au réel, est le moyen que se donne le cinéaste dans une lutte contre le cliché. Mais nous n’avons avec cette ouverture qu’une seule des deux jambes sur lesquelles avance l’œuvre, et il faut en quelque sorte à présent prendre le contrepied de ce que nous venons de décrire.

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S’il valorise l’imprévu, Hong Sang-soo évoque d’autre part la nécessité d’un « fond conceptuel » ou d’une consistance formelle qui permette aux divers éléments d’un film de tenir ensemble[2121] [2121] Pour l’idée d’un « fond conceptuel », voir Adrien Gombeaud « Une forme très simple finit toujours pas apparaître », entretien avec Hong Sang-soo, Positif n° 505, mars 2003, pp. 33-37 ; et Huh Moonyung, « Interview », op.cit., p. 89 : « Je doute que le film tienne tout seul si j’abandonne la consistance formelle et l’intensité de la forme. » (traduction personnelle) . Nous avons avancé auparavant que les structures du cinéaste étaient dérivées de l’assemblage de fragments, mais cela ne s’oppose en rien à l’importance de la structure dans son travail, importance telle qu’il peut déclarer : « On me dit que je fais des films sur la réalité. On se trompe. Je fais des films d’après les structures que j’ai conçues »[2222] [2222] Voir Sylvain Coumoul, « Vers l’invisibilité », Cahiers du cinéma n° 590, mai 2004, pp. 32-34. . La structure est en fait à la fois seconde (elle est dérivée de la réunion des fragments eux-mêmes, produite au cours d’un processus) et première (ce qui accueille les éléments, une donnée de base). Et il en va en quelque sorte de même pour le fond conceptuel ou la pensée consciente : toujours débordés par le processus du tournage, et toujours premiers. Le portrait d’un cinéaste ouvert à tous les vents de l’imprévu n’est pas conforme à la réalité, et il ne faut bien sûr pas négliger la part de volonté ou la dimension calculatrice imprimée dans les films, en fonction de quoi ils sont à la fois orientés dans la fabrication (le cinéaste opère des choix) et orientant une fois achevés (le spectateur fait une expérience spécifique).

De fait, à côté de ceux qui évoquent l’ouverture, les témoignages qui évoquent le contrôle ne manquent pas. Les acteurs soulignent parfois la précision des indications de mise en scène et le nombre important des répétitions, et le chef opérateur Park Hong-yeol peut parler de la sensation que chaque scène tournée existe d’abord comme un « tableau intérieur » dans la tête du réalisateur, où viennent s’intégrer les éléments fortuits[2323] [2323] Voir Vincent Malausa, « Une méthode Hong Sang-soo », Cahiers du cinéma n° 682, octobre 2012, pp. 16-18. L’acteur Jun-sang Yu évoque ainsi le tournage d’une scène de The day he arrives : « il y a cette séquence où l’on est tous les quatre autour de la table, à parler du hasard : nous avons dû faire plus de soixante prises ! À chaque nouvelle prise, Hong nous appelait et nous indiquait sur le moniteur tout ce qui n’allait pas : il fallait déplacer le verre d’une manière et pas d’une autre, faire tel geste, tel mouvement, tout était millimétré… C’était d’une rigueur telle qu’au bout de trente prises on s’est retrouvés dans un état presque second ». Précisons toutefois qu’Hong Sang-soo estime aujourd’hui faire sept prises en moyenne pour une séquence. Il lui arrive par ailleurs fréquemment de montrer les prises aux acteurs sur un moniteur afin de mieux pouvoir les diriger lors de la prise suivante. . Le cadre, le décor et les gestes sont à chaque fois réglés par Hong Sang-soo, dans un rapport au présent mais aussi au futur, dans le but de produire un certain effet sur le spectateur qui verra l’image[2424] [2424] Voir Adrien Gombeaud, Hubert Niogret, « J’essaie d’accueillir ce qui vient vers moi », art. cit., pp. 35-38 : « J’ai un regard réaliste sur le décor, et je ne veux pas l’embellir avec des choses qui pourraient distraire l’attention des spectateurs. Quand je décide d’un angle de caméra, j’imagine déjà comment les spectateurs verront l’action. Je sais qu’ils vont voir ceci et pas cela. Ce qui est autour du personnage a une incidence sur le spectateur. Alors j’essaie de contrôler autant qu’il est possible tout ce qu’il y a autour de lui. Mais je devine ce qui retiendra l’attention des spectateurs » . Et Adrien Gombeaud « Une forme très simple finit toujours pas apparaître », art. cit., pp. 33-37 : « Je dois accepter de ne pas tout contrôler, et pouvoir m’appuyer sur le savoir et les compétences des autres. Jusqu’ici, j’ai eu la chance d’être entouré de techniciens très compétents. Cela me permet de ne pas trop me soucier de cet aspect, de m’attacher à des choses plus importantes à mes yeux.  (…) Il n’y a que le choix des angles de prise de vue que je ne peux pas déléguer. Je compose presque 99% des plans ». Si les plans sont composés par Hong Sang-soo, c’est également lui qui décide des mouvements de caméras, panoramiques ou zooms. Il faut toutefois noter sur ce point l’importance du rapport au présent et d’une dimension intuitive. Pour pouvoir décider des mouvements au moment même de la prise de vue, Hong Sang-soo a mis en place un code entre lui et son caméraman : il se tient derrière lui et lui touche le corps pour déterminer le mouvement à opérer. Un appui en haut du dos entraîne un zoom avant, en bas du dos un zoom arrière ; un appui sur le côté gauche un panoramique-gauche, sur le côté droit un panoramique droit. .

Mais la rigueur d’Hong Sang-soo et la part de calcul de son cinéma apparaissent le plus clairement dès que l’on s’intéresse à son « écriture » : non pas aux fragments isolés ou aux éléments qui composent chaque séquence, mais à la façon dont ceux-ci se trouvent mis en rapport en travers des films. Les récits d’Hong Sang-soo, qui donnent d’un côté une sensation de « naturel » ou de vie, peuvent aussi d’un autre côté largement apparaître comme artificiels, au sens précis où ils impliquent à chaque fois des choix d’écritures sensibles et visibles dans les films eux-mêmes. On ne cesse par exemple de se rencontrer par hasard chez Hong Sang-soo, mais il s’agit du point de vue de la création de « hasards prémédités », et les récits se construisent la plupart du temps suivant un art combinatoire où les personnages et éléments valent avant tout comme pièces d’un dispositif global [2525] [2525] Joachim Lepastier évoque les « hasards prémédités » dans sa critique de The day he arrives « Les sentiments à la trace », Cahiers du cinéma n° 678, mai 2012, pp. 50-51. . Sunhi offre un bel exemple condensant ces deux dimensions puisque les rencontres de hasard y côtoient les rencontres volontaires : sur les rencontres du personnage féminin avec les trois hommes, deux sont dues au hasard, tandis que les hommes se rencontrent de leur côté par paire et volontairement (toujours selon le même mode : un personnage – d’abord Munsu puis Donghyun – vient interpeller Jaehak chez lui), avant de se retrouver ensemble dans un parc en l’absence de la jeune fille, qui apparaît alors structurellement comme étant à la fois ce qui les réunit, leur perspective commune, et ce qui leur échappe. Ce qui s’observe au niveau des personnages et de leur rapport vaut également au niveau des lieux, qui ne cessent de réapparaître à mesure que les personnages y reviennent, si bien que le monde des films peut sembler se réduire à un « plateau de jeu » composé d’espace-cases[2626] [2626] Florence Maillard, « Le jeu de l’oie », Cahiers du cinéma n° 665, mars 2011, p. 40. Jean-Sébastien Chauvin évoque dans sa critique de Sunhi la concentration du récit autour de quelques lieux, qu’il lie à une absence de véritable hasard : « Et, comme dans une pièce de théâtre, tout le monde à la fin est réuni en un même lieu (…) par une étrange configuration du destin. Mais au fond, personne ne se croise par hasard, c’est juste l’étroitesse de l’univers décrit qui pousse inévitablement les personnages à se réunir » (« Soleil d’automne », Cahiers du cinéma n°702, juillet-août 2014, pp. 46-47. .

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Le retour d’un même lieu et les rencontres de hasard constituent également une bonne part de The day he arrives, où le personnage principal, Seongjun, tombe trois fois au cours du film sur une ancienne étudiante, avant de croiser successivement trois connaissances en une seule séquence, à la fin du film. Dans ce cas, le personnage lui-même soutient que ces séries de rencontres n’obéissent à aucune raison cachée mais tiennent de la pure coïncidence. Mais ces rencontres qui renvoient au hasard pour Seongjun à l’intérieur de la fiction renvoient encore à une volonté du cinéaste, disposant à l’intérieur de son récit une série d’éléments afin de mieux en accuser la gratuité. Il y a donc là un paradoxe évident : les rencontres de hasard sont absolument fortuites et absolument nécessaires comme partie d’un dispositif visant à déjouer les interprétations causales. Autrement dit : Hong Sang-soo sait parfaitement ce qu’il fait lorsqu’il choisit d’intégrer ici ces séries de rencontres, et la place des éléments dans la structure renvoie directement à un fond conceptuel.

À trop se concentrer sur les situations ou le contenu narratif de son œuvre, on néglige parfois qu’Hong Sang-soo est actuellement l’un des plus grands inventeurs de structures du cinéma. Si chacun de ses films offre un nouveau cas, chaque structure reste toujours orientée de façon à déjouer les entreprises de rationalisation des spectateurs, à contrarier les interprétations ou les schémas établis qu’ils projettent sur les intrigues. Les constructions de films comme Un jour avec, un jour sans, Yourself and yours et Hill of freedom sont d’une certaine manière tout à fait maîtrisées, qu’il s’agisse dans un cas de déjouer une interprétation morale des deux parties, dans un autre d’empêcher le spectateur de fixer l’identité d’un personnage, ou encore de reconstruire une continuité temporelle ou de distinguer le passé et le présent, le rêve et la réalité (et il faut bien ici s’étonner, lorsque l’on sait qu’Hong Sang-soo écrit ses films au jour le jour, du fait qu’il arrive à obtenir des structures d’une telle tenue et d’une telle complexité).

Dès ses débuts, le cinéaste prévenait qu’il ne fallait pas voir dans son usage de la répétition un simple « jeu formel », mais qu’il s’agissait bien de mobiliser et d’embarrasser la pensée[2727] [2727] Charles Tesson, « Le désir au quotidien. Entretien avec Hong Sang-soo », art. cit., pp. 55-56.  : la répétition chez lui correspond à une manière de voir et de penser la vie, propre à défaire les conventions. Aussi, si la méthode de tournage, en donnant une part au hasard, participe d’un projet de lutter contre les clichés, le contrôle de certains paramètres et la rigueur de la structure ne s’y opposent pas, bien au contraire : la destruction des images toutes faites suppose en réalité à la fois le surgissement de l’imprévu et la permanence d’un fond conceptuel qui imprime une orientation à l’activité du cinéaste. L’on pourrait présenter la chose ainsi : l’imprévu est impliqué au tournage, mais l’accueil du hasard ne permettrait pas à lui seul la mise à mal des clichés et de certains réflexes de pensée ; d’un autre côté, la composition structurelle ou le jeu combinatoire comme pur calcul intellectuel ne suffiraient pas non plus à produire une ouverture ou une indétermination événementielle (portant non seulement sur le statut d’une séquence au sein d’un récit, mais sur le déroulement même des actions). D’où la nécessité de marcher sur deux jambes, le hasard et le contrôle, l’intuition et le calcul[2828] [2828] « Je calcule, mais je prends les décisions à l’intuition. C’est facile de calculer une fois la structure définie. C’est l’intuition qui détermine où il faut placer la limite » (traduction personnelle), dans Huh Moonyung, « Entretien », op. cit., p. 59. Jean-Charles Villata évoque à partir d’Hill of freedom un « parti pris du hasard » chez Hong Sang-soo, se demandant si le montage est plus ou moins volontaire ou « décidément aléatoire » (« La vie est faite de morceaux qui ne se joignent pas », Trafic n°96, hiver 2015, pp. 38-40). .

L’on peut mieux comprendre à présent le curieux mélange évoqué auparavant, où la pensée consciente, reléguée, n’est pas exclue pour autant, ainsi que l’idée que le fond conceptuel est à la fois toujours débordé et premier. C’est la cohérence ou l’orientation maintenue du travail d’Hong Sang-soo qui amène à formuler l’idée qu’il existe bien au niveau de son processus de création un fond à la fois oublié et présent, présent en tant qu’oublié, comme devenu inséparable d’un état physique éprouvé lors du tournage, inséparable aussi bien de l’intuition. Puisque certains choix sont faits et considérés comme bons, non seulement sur le moment mais aussi vis-à-vis d’un projet d’ensemble, il faut bien en effet que quelque chose comme une orientation se maintienne – le fond conceptuel dépassé est alors ce qui continue de déterminer l’orientation en fonction de laquelle tout choix, pour être inexplicable, n’en est pas moins « le bon », puis en fonction de laquelle une structure adaptée, « une solution (…) finit par apparaître »[2929] [2929] Adrien Gombeaud « Une forme très simple finit toujours par apparaître », art. cit., pp. 33-37. .

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Près du terme de notre parcours, il apparaît que le processus de création d’Hong Sang-soo se situe par-delà l’opposition du hasard et du contrôle, de la réalité et de l’artifice : le processus qui donne sa cohérence à son œuvre s’épanouit justement au point où les opposés se concilient. Il faut du hasard et de la déprise pour se défaire du déjà-là ou du cliché, mais la pratique d’Hong Sang-soo consiste à intégrer la surprise à la méthode, si bien que le hasard est lui-même hasard attendu. L’important, cependant, est que, pour être attendu en général, le hasard survient toujours en particulier sous l’espèce de l’imprévu et de l’indéterminé : chaque élément, dans l’instant où il arrive, est considéré pour lui-même et en dehors de tout projet, avant d’être considéré comme « bon » par le cinéaste, c’est-à-dire sélectionné et susceptible de rediriger l’ensemble[3030] [3030] Voir également cette déclaration où Hong Sang-soo évoque le rapport entre son processus de création et des possibilités infinies (idée que l’on peut relier à celle d’indétermination) : « C’est le processus qui me permet de faire des films. En travaillant comme ça, vous arrivez à des possibilités infinies. (…) Toutes les choses sont possibles, tout dépend de ce qui me vient chaque jour, de ce que je crois le matin même du tournage. Chaque matin, je vérifie mes idées et je ne me dis jamais “est-ce que cela va produire cet effet ?” Je me dis seulement “est-ce que cela sonne vrai, est-ce que ça te semble correct ?” J’ai vingt ou trente idées qui me viennent, je ne sais pas d’où elles sortent ni pourquoi, et j’en garde cinq. », dans Vincent Malausa, « De jour en jour. Entretien avec Hong Sang-soo », Cahiers du cinéma n° 734, juin 2017, p. 35. . La sélection d’un fragment, dans ce processus, se confond avec une détermination, au double sens où un élément est jugé « bon » au moment même où il se détermine (il ne saurait l’être avant, puisqu’il est imprévu), et où son intégration à un ensemble détermine potentiellement la forme globale d’un film donné[3131] [3131] En plus des exemples cités auparavant, et pour souligner que tout reste ouvert jusqu’au bout, nous pouvons mentionner ici que la fin d’Un jour avec, un jour sans, montrant Heejung sortir toute seule d’une salle de cinéma, a été réécrite suite à une chute de neige. C’est en effet originellement le personnage masculin, Cheonsoo, qui devait ressortir de la salle de cinéma et s’éloigner. S’il y avait une part pratique à ce choix – l’importance de la chute de neige aurait rendu un raccord problématique, peu de temps étant censé s’être écoulé entre l’entrée et la sortie de Cheonsoo du cinéma – il répondait bien à une intuition et accentue une différence entre les deux parties du film, la première finissant sur Cheonsoo et la seconde sur Heejung. Notons également qu’il était originellement prévu que Le Jour d’après se termine au moment où Areum rentre chez elle : la séquence des retrouvailles entre Areum et Bangwon, pourtant déterminante dans la structure, n’était pas prévue et a pu être ajoutée car il restait à l’équipe un jour de tournage.

Il faut cependant insister sur deux points. Premièrement, au hasard attendu répond un calcul intuitif qui détermine la sélection au tournage et la composition au montage et garantit que toute redirection se fait dans le cadre d’une orientation : l’ouverture à l’indéterminé ne signifie pas la trahison du projet du cinéaste. Deuxièmement, l’imprévu – ce qui se donne ou ce qui arrive sur l’instant – intervient dans ce processus comme l’antidote à l’arbitraire et au cliché, l’arbitraire devant ici être conçu, comme l’indiquait Bresson, comme l’effet d’habitudes de pensée qui ne trouvent aucun appui dans les choses elles-mêmes ou dans un monde extérieur. Pour aller contre l’arbitraire, il faut à Hong Sang-soo un processus où des fragments sont considérés comme « bons » pour un film qui ne se dessine pourtant qu’à travers la série des sélections ; il faut ce système ouvert, au sein duquel la fin ne s’accorde aux prémisses qu’en produisant de l’inattendu.

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Voilà donc une synthèse possible de ce processus de création, constitué de trois grandes étapes indispensables  : 1/ le fond conceptuel ou la préparation ; 2/ la décision intuitive ou le hasard ; 3/ la composition, organisation totale où chaque élément déterminé se trouve repris ou la structure. En fonction d’un tel schéma, un résultat pourra être dit en même temps voulu et imprévu.

Il faut que les images et les idées de départ passent par la seconde étape afin que du hasard et de l’inexplicable se trouvent intégrés comme tels, mais il faut aussi les deux autres étapes pour garantir l’absence de tout arbitraire, pour que le hasard soit repris par une volonté et prenne place dans un projet, qu’il fasse l’objet d’un choix ; pour que l’inexplicable devienne tout à coup nécessaire. La troisième étape est un moment de synthèse, puisqu’elle est celle où les éléments qui échappaient au fond de départ – attendus pour cela même – sont réintégrés dans un ensemble qui, après avoir dévié ou avoir subi une déformation, retrouve un principe actif d’orientation et rejoint le fond de départ. La troisième étape devient en effet celle d’une ré-activation du fond par-dessus son oubli, d’une re-totalisation des éléments à partir des déviations et de la fragmentation indissociables du processus.

Lors d’un passage récent à Bruxelles, où une rétrospective lui était consacrée, Hong Sang-soo a déclaré qu’il existait selon lui une corrélation entre ce qui arrive dans ses films et une attitude spécifique. Ce que nous avons appelé le « fond conceptuel » est deux choses à la fois : ce qui détermine l’orientation constante du travail d’Hong Sang-soo, la sélection et la distribution des fragments à l’intérieur des structures, mais aussi ce qui dispose au choix de la méthode de tournage elle-même et relève en dernier lieu d’une façon de percevoir la vie propre au cinéaste : « je crois que nous sommes tous conditionnés pour accepter certaines idées comme étant de bonnes intentions, et certaines méthodes toutes faites pour leur donner une forme. Mais pour moi, ça ne marche pas. Si je travaille comme ça, j’ai l’impression de me trahir, alors j’abandonne. Lorsque j’ai une idée, il faut qu’elle se matérialise sous une forme qui est fidèle à ma façon de percevoir la vie» [3232] [3232] Adrien Gombeaud « Une forme très simple finit toujours par apparaître », art. cit., pp. 33-37. .

Le fait que les films d’Hong Sang-soo nous apparaissent si aimables tient sans doute au fait qu’ils charrient, une fois finis, l’attitude qui a présidé à leur fabrication, nous laissant mieux disposés face à l’existence. S’il ne donne aux acteurs que peu d’indications psychologiques, préférant se concentrer sur des aspects concrets, Hong Sang-soo attend cependant d’eux une chose : qu’ils soient comme des enfants, aussi purs que possible. Mais cette attente informe déjà en amont le choix des collaborateurs : « Faire des films est l’une des choses qui comptent le plus pour moi dans la vie et quand j’en fais, je veux être heureux, entouré de bonnes personnes. Mes collaborateurs en sont tous. Ils n’ont pas besoin d’être extrêmement doués ou très connus. Il m’importe juste que ce ne soit pas des connards.»[3333] [3333] Julien Gester, « Hong Sang-soo : Cela pourrait me ressembler, mais c’est une illusion », Libération, mis en ligne le 16 février 2016. Le souhait que les acteurs soient comme des enfants a été formulé lors de la master class donnée par Hong Sang-soo à Bruxelles (au Centre Culturel Coréen) le 19 janvier 2018, et menée par Tom Paulus. Pour ceux qui souhaiteraient tourner des films en quelques jours, voilà quelques pistes intéressantes et souvent un peu négligées dans les manuels et les modes d’emploi.

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Romain Lefebvre est l'auteur d'une thèse sur Hong Sang-soo, intitulée « Hong Sang-soo, un cinéma de la croyance. Continuités, discontinuités, conflits d'image et mutation des personnages ». Ce texte est la version retravaillée pour l'occasion de l'une de ses sous-parties.

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