La pataclinique de Luc Moullet

Sur la spécificité comique de Luc Moullet

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le 8 septembre 2021

Double actualité pour Luc Moullet : d’une part la publication de son autobiographie, Mémoires d’une savonette indocile, publiée par les éditions Capricci cet été, d’autre part une rétrospective intégrale de son oeuvre à la Cinémathèque française, qui commence ce mercredi 8 septembre. C’est à cette occasion que Fabrice Revault nous a envoyé cette version remaniée d’un texte venant comme une introduction au cinéma de Luc Moullet et à sa spécificité comique.

Entamée en 1960, comptant à ce jour presque quarante titres, l’œuvre de Luc Moullet est en vérité très variée : il faut d’autant plus se méfier de la réduire à quelques formules trop simples. Cela posé, je voudrais tenter de dégager sa particularité, y compris au sein même du cinéma comique.

D’abord et enfin, Moullet paraît inaliénable. Et, de fait, non aliéné. Il n’a jamais été normalisé, standardisé. Il a toujours maintenu sa vision et son système à lui, tel un franc-tireur autonome, à la première personne du singulier, loin des conventions. Ceci le rapproche d’un aspect essentiel de l’homme burlesque, du personnage comique, étranger au “schmilblick” social, inaltérable, non corruptible. Opposer au système dominant l’individu autonome, singulier, son pli d’être et son corps même, cela traverse tout le cinéma burlesque ou comique. Jusqu’aux fameux trois M européens contemporains : Monteiro, Moretti et Moullet. Pour autant, l’œuvre moullétienne dépasse très largement le Je, son propos est bien plus vaste.

Essentiellement, Moullet mène une critique parodique de la société, à l’organisation absurde, et de l’humanité, aux comportements risibles. Cela n’est pas nouveau, constituant le fondement du cinéma burlesque ou comique. Mais Moullet mène cela à sa façon bien personnelle, que j’appelle une pataclinique. Un terme qui veut exprimer la dualité de son geste, dire que son cinéma marche sur deux jambes. L’une plus clinique, littérale, minimaliste, réaliste ; l’autre plus loufoque, exubérante, outrancière, surréaliste. Cette bipolarité de son cinéma a été souvent relevée. Godard a eu cette formule : “C’est Courteline revu par Brecht.” Et Straub a vu en Moullet un “héritier à la fois de Buñuel et de Tati”. Mais Moullet lui-même énonce le mieux cette bipolarité (dans Notre alpin quotidien, livre d’entretien avec Emmanuel Burdeau et Jean Narboni, paru chez Capricci), se déclarant à la fois “objectif et pataphysique”, conjuguant “mathématiques et fantaisie”.

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De prime abord, frappe le plus le côté clinique, quasi scientifique, paralogique, fortement systématique, de son œuvre. Moullet décortique les choses, pas à pas. Non seulement dans ses films, d’ailleurs, mais aussi dans ses textes. Je crois qu’il est un maniaque, précis et rigoureux. À propos, peut-être aussi à cause de son amour des Alpes, je lui trouve un côté suisse, car très méthodique ; avec, il est vrai, une bonne dose d’humour anglais, pince-sans-rire – le tout en étant cependant très français, ne serait-ce que par son rationalisme critique.

Cela vaut depuis le début de son œuvre, même sur des sujets pas vraiment comiques : la sexualité dans Anatomie d’un rapport, ou l’exploitation postcoloniale dans Genèse d’un repas. C’étaient déjà des décorticages analytiques, menés de bout en bout, avec un systématisme clinicien. Cela se retrouve dans presque toute l’œuvre, notamment dans ses nombreux films comiques. Là aussi, tel une sorte d’entomologiste, Moullet décortique les comportements de la bestiole humaine et son étrange organisation sociale. Mais donc, son œuvre de clinicien objectif est truffée de pointes ou de moments plus délirants, irréalistes. Certains de ses films procèdent plus de tel ou tel versant ; mais, le plus souvent, ses films passent, sautent ou glissent du plus clinique-littéral au plus loufoque-exubérant.

Du côté du constat clinique : Anatomie d’un rapport, mettant à nu la relation des sexes, ou Genèse d’un repas, suivant jusqu’au tiers-monde la production d’aliments. Du côté de la fiction emphatique : Une aventure de Billy le Kid, parodiant les clichés du western. Mais c’est bel et bien sur la crête ou cime entre ces deux penchants que réside la spécificité de l’œuvre. Quand Moullet part de sujets ancrés dans le quotidien, les explore avec une méthode quasi scientifique, mais parvient à produire bientôt des échappées ou des envolées surréalistes, transgressant ou transcendant l’ordre banal des choses. Ainsi dans Ma première brasse, où il analyse tel un laborantin sa phobie de l’eau et de la nage, mais se permet d’apparaître comme le Christ sur son chemin de croix menant à la mer. Ainsi encore dans Barres, où il dresse une anthologie de nos tricheries face aux tripodes du métro, allant des plus ordinaires aux plus incongrues. Ou encore dans Essai d’ouverture, où il se confronte systématiquement aux capsules à vis récalcitrantes des bouteilles de Coca-Cola, allant vers des méthodes d’ouverture de plus en plus insolites : une progression vers le loufoque, qui peut même passer par une séquence en costume d’explorateur dans un prétendu désert, et par un effet de montage entre une attache de capsule relevée en deux antennes et les moustaches de Dali, des cornes de buffle, d’insecte. Ainsi enfin dans Parpaillon, où il collectionne en quasi-documentariste les diverses attitudes de coureurs cyclistes, mais ose en vêtir un d’un tutu rose bonbon, en une parodie amusée de ce cliché d’homosexuel “drag queen”.

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Du comportementalisme anthropologique, précis mais comique : voilà qui caractérise l’œuvre, qui vaut aussi bien dans L’Empire de Médor épinglant le règne du tout pour votre chien, ou dans Toujours plus moquant l’univers des hypermarchés. Une géographie humaine mais également physique, exacte mais rigolarde, qui se déploie aussi bien dans Aérroporrr d’Orrrrly face aux bruits d’avions, dans La Cabale des oursins face aux terrils de mines, dans Foix face à la ville la plus ringarde de France, dans Le Ventre de l’Amérique face aux cités yankees sans autre centre que commercial. En effet, Moullet n’est pas qu’un anthropologue décortiquant nos comportements. Il est aussi une sorte de géographe : les lieux, les paysages, comptent beaucoup dans son œuvre (et pas seulement les Alpes du Sud, sa région d’origine et d’élection). On sait, par ses déclarations, que les lieux sont pour lui souvent premiers, avant même l’idée d’un scénario, ou d’une séquence. Et des lieux qu’il connaît souvent à fond, en véritable topographe, fort d’un savoir précis, d’une exactitude rigoureuse (voir le livre Notre alpin quotidien, sur la région des roubines, ses roches, ses tourbières). Et la vision de ses films en témoigne : voici un grand filmeur de paysages, aussi bien naturels qu’urbains. Cela dit, il veille cependant à ne pas trop privilégier les lieux par rapport aux acteurs (suite à une remarque de Truffaut). Parmi bien d’autres films, Billy le Kid m’apparaît emblématique de cela, allant jusqu’à une sorte de géologie (les terres noires, les roches trouées, le torrent encaissé), tout en travaillant fortement la gestuelle des acteurs, les postures des corps (outrancières car parodiques). Un géographe donc, aussi, conjuguant géographies physique et humaine. Et cela ajoute au côté parascientifique de son cinéma : on peut dire que Moullet a une démarche de naturaliste, attentif aux lieux et aux comportements de leurs drôles d’habitants.

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La plupart de ses films ont une assise documentaire. Y compris, parfois, autobiographique ou personnelle (comme Ma première brasse et sa phobie de l’eau, ou Parpaillon et son goût pour le vélo), mais en pouvant librement s’en démarquer, librement fictionner à partir de cette base. Même ses pures fictions ont peu ou prou des bases documentaires : ainsi, Billy le Kid s’offre aussi tel un document géographique sur les roubines des Alpes du Sud ; Les Sièges de l’Alcazar s’appuie sur les désaccords cinéphiliques entre Positif et les Cahiers ; et bien sûr, La Comédie du travail s’origine dans une réalité sociale de chômage et de licenciements. De toute façon, pour Moullet, il n’y a pas de frontière étanche entre le document et la fiction. Non plus d’ailleurs qu’entre le vrai et le faux. Si bien qu’assez souvent on ne sait pas où s’arrête l’un et où commence l’autre, si c’est “du lard ou du cochon”. Par exemple, dans Terres noires, comme dans Las Hurdes de Buñuel que ce documentaire évoque, est-ce que tout est vrai, ou Moullet a-t-il “triché” ici ou là ? Une question qui vaut pour tout un pan de l’œuvre. Mais cette limite entre document et fiction, entre vrai et faux, n’est pas la même que chez Varda, par exemple, car chez Moullet tout paraît d’abord vériste, avant que déboulent des pointes ou des plages d’artifices.

Certains films sont de purs documentaires (comme Foix, où il y a juste un effet de montage forçant un peu les choses : en plein embouteillage très bruyant, l’insert d’un panonceau sur la surdité). La plupart partent d’une base documentaire, mais s’en éloignent peu ou prou, avec des interventions, distorsions ou manipulations plus ou moins marquées (comme Barres). D’autres sont de pures fictions (comme Billy le Kid ou comme, hors comique, Le Fantôme de Longstaff). Donc, même propos de ma part à cet égard. La singularité de Moullet consiste à pouvoir ainsi, au sein d’un geste documentaire, réaliste, aller vers des moments, courtes touches ou longues plages, pour le coup irréalistes. Moments de transgression plus ou moins marqués ou développés, selon les films (par exemple : juste quelques simagrées jouées ici et là par lui-même dans Le Ventre de l’Amérique ; tandis que ça va beaucoup plus loin au fur et à mesure de Barres).

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Sinon, Moullet reprend à sa façon les bons vieux ressorts du burlesque ou du comique. À savoir : les minorations (de lui-même et de nous tous, ridicules, risibles) et les incongruités (de cette société, de cette humanité) ; les glissements (du plus banal au plus insolite) ; de même que les répétitions et les surenchères ; le tout volontiers décliné en slowburn, avec combustion lente des gags et de leur succession. À propos : répétitions et surenchères, en slowburn : cela dessine une systématique (très sensible dans Barres ou dans Essai d’ouverture). Ou, si l’on préfère, il y a là un effet “boule de neige”, ce qui va fort bien à notre cher cinéaste alpin ! Avec du coup un rythme qui n’est pas celui, enlevé, valant généralement dans les comédies ; encore qu’existe également un comique de la lenteur, du rêvasseur Langdon à l’erratique Rozier. Ici, les choses se déroulent plutôt en longueur, en prenant le temps (parfois un peu trop), mais avec de soudaines ruptures ou accélérations ; ce en quoi l’on retrouve, en termes temporels, le canevas moullétien : une déclinaison régulière des choses, sur un mode volontiers systématique, relevant même quelques fois de l’inventaire, et de brusques échappées ou envolées, des bouffées plus “délirantes”.

Moullet a pu dire (dans une plaquette de la Cinémathèque française) qu’il s’était nourri jeune d’Aristophane et de Molière, puis des burlesques américains, ainsi que de Tati. Mais il a au moins deux spécificités par rapport à la tradition comique, d’ailleurs très variée, bien différente d’un comique à l’autre. L’une visuelle, l’autre sonore.

La première consiste en de brusques effets de surprise par actualisation ou réification (un ressort comique largement perdu depuis les Marx Brothers). Par exemple, dans La Comédie du travail, un immigré ne cesse de creuser une tranchée, se tuant au boulot, expression qu’il faut prendre ici au pied de la lettre, puisqu’il meurt soudain dans la tranchée, qui de fait alors devient fosse ou tombe. Par exemple encore, dans Le Litre de lait, un jeune garçon a peur d’affronter une voisine et ses gaillards de fils, il en a le cœur qui bat trop fort, et voici que Moullet offre soudain une image médicale montrant l’organe et la circulation sanguine. Une brusque saute, en pleine fiction, à une image documentaire.

Mais Moullet a surtout une particularité bien à lui du côté de la bande-son – et qui le distingue de Tati. Il s’agit du recours fréquent à une voix de présentateur – la sienne propre souvent, parfois en direct, parfois “over”. Une voix dont le statut et le ton au sérieux pince-sans-rire ajoutent au côté pseudo- ou parascientifique de ses films : on dirait des documentaires pédagogiques, avec ces commentaires pseudo didactiques, avec cette voix “savante” … mais sans prétention, toujours modeste, comme la petite voix d’une juste conscience et d’un gai savoir (selon l’expression nietzschéenne reprise, quant à Moullet, par Jean Narboni).

Il y a d’ailleurs dans l’œuvre tout un travail du son visant le comique. Dès Capito? avec son jeu sur les langues étrangères entre fille française et garçon italien qui se désirent. Ainsi notamment dans Brigitte et Brigitte : des dialogues drolatiques, comme ceux du cours à la fac autour des termes “monosyllabiques ou polysyllabiques”, une petite incongruité sonore doublée de répétitions (pour apprendre le cours), et ces bruits “off” de chantier qui perturbent chaque cours en Sorbonne, avec là aussi effets comiques d’incongruité et de répétition. Ainsi également dans Billy le Kid : la tonitruante chanson “A Girl Is a Gun”, en une surenchère sonore parodique, ou les dialogues en charabia de fausse langue indienne avec sous-titrage, forte incongruité sonore, et les intonations très langoureuses d’une Indienne éprise de Jean-Pierre Léaud, nouvelle surenchère parodique. Ainsi encore, dans Parpaillon, les petits bruits de vélos, isolés, amplifiés et collectionnés, un peu à la Tati pour le coup, qui font valoir une légère singularité sonore du réel. Ainsi enfin, dans Aérroporrr d’Orrrrly, les éruptions de réacteurs d’avions qui ne cessent de ponctuer le film, jusqu’à rendre inaudibles certains dialogues.

Réélargissons le propos, quant à la situation particulière de Moullet dans le cinéma comique. Au total, il prolonge certes la bonne vieille parodie critique de la société et de l’humanité, qui traverse tout ce cinéma. Mais cela va cependant au-delà, puisque Moullet développe ce faisant une patalogique parascientifique plus ou moins loufoque, qui met en jeu et en cause jusqu’au rationalisme même, par lui ainsi moqué. Ceci appelle un petit développement. En effet, divers comiques se sont moqués du rationalisme, depuis les Marx Brothers jusqu’aux Monty Python (et d’autres). Mais chez eux, c’est surtout en opposant à ce rationalisme les délires de la loufoquerie absurde, débridée. Tandis que Moullet oppose à une humanité et une société qui se voudraient rationnelles son propre surrationalisme. Il les moque sur le terrain même du rationalisme, en montrant ou plutôt en démontrant qu’elles ne sont pas logiques, qu’elles sont illogiques. Et donc, chez lui, la loufoquerie ne surgit que par pointes ponctuelles en de petites bouffées, ou n’advient qu’en fin de processus, de démonstration.

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Une question revient souvent quant à Moullet : celle de son positionnement politique. On sait que son père a eu des engagements fort douteux et très variables, ce qui a laissé le fils sceptique face à la politique. Tout comme l’évolution de nombreux gauchistes après 1968. De fait, Moullet semble avoir oscillé, écrivant d’abord pour des Cahiers du cinéma alors plutôt droitiers, et sur le réactionnaire Cecil B. DeMille, ainsi que pour l’ancêtre du catholique mais de gauche Télérama, avant de signer des films plutôt gauchisants, comme Anatomie d’un rapport et Genèse d’un repas, ou encore Ma première brasse, qui moque souvent la hiérarchie du cinéma standard, en opposition à celui-ci.

C’est un peu étonnant, cette question du positionnement politique de Moullet. Car après tout, dans l’histoire du cinéma comique, à part Chaplin à un bout de celle-ci et Moretti à l’autre, avec les Marx Brothers au milieu, personne ne s’est jamais trop demandé où se situaient politiquement Keaton, Lloyd, Langdon, Laurel et Hardy, Jerry Lewis, ou Pierre Étaix. C’est surtout étonnant du fait que toute œuvre comique est, par essence, critique, sinon subversive. A fortiori un comique qui mène une parodie de la société et de l’humanité. Même si l’on peut y voir et entendre l’œuvre d’un anarcho individualiste “ni gauche, ni droite”, ce n’est pas le fait d’un conservateur, c’est bel et bel celui d’un décapeur. D’ailleurs, Moullet lui-même écrit (en introduction au livre Piges choisies) : “Être cinéaste, c’est dire du mal de la société, de l’absurdité du monde, d’une ville, de tout.” Cela définit bien son propre cinéma, fondamentalement critique. Et au penchant plutôt écologiste (voire “décroissant” ?), me semble-t-il.

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Avec Moullet, il y a toujours un système bien réglé, et ses transgressions volontaires. Cela constitue l’alpha et l’oméga de ses films, avec un décorticage logique ponctué de loufoqueries ou tendant vers l’absurde. Mais cela vaut tout autant dans sa façon de faire des films. On peut le vérifier dans le livre Notre alpin quotidien. Du scénario au tournage puis au montage, comme pour un livre de cuisine, Moullet a plein de petites recettes ou règles personnelles, très précises, nourries par sa grande cinéphilie et par sa longue expérience. La plupart sont tout à fait sérieuses, réfléchies (par exemple : veiller à varier la longueur des plans). Mais certaines sont plus insolites (par exemple : noter les idées de scénario sur des quarts de feuille, et peser ensuite ces fiches sur une balance : à cent grammes c’est bon, il y a un film possible). Par là-dessus, il ne cesse sans doute d’en inventer et donc de contourner des règles précédentes, le tout étant à géométrie variable. Ce qu’on voit à l’œuvre dans les films vaut donc aussi, d’abord, pour leur fabrication. Une méthode où l’on pousse la logique jusque dans ses derniers retranchements, jusqu’à ce qu’elle verse dans l’absurde, soit ponctuellement (le coup ou gag des fiches pesées), soit globalement (à force de règles, cela frise la surenchère maniaque, cela devient un peu risible, d’autant que l’ensemble est justement ponctué de recettes insolites).

Ajoutons que le système Moullet fonctionne toujours comme une horloge, avec efficacité et régularité. Il le dit lui-même quant à l’écriture de scénarios ou de textes critiques (dans les livres édités par Capricci), et cela s’est confirmé lors de la conception de son ouvrage sur Le Rebelle de King Vidor (paru chez Yellow Now, dans une collection que je dirigeais). Luc Moullet lui-même opère comme une machine précise et rigoureuse, ce qui lui donne un côté comique, selon la fameuse conjugaison de l’organique et du mécanique, cet ingrédient du comique dégagé par Bergson et mis particulièrement à l’œuvre par Keaton.

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Quant à la forme filmique proprement dite, Moullet se veut plutôt minimaliste. Dans Notre alpin quotidien, il revendique le “degré zéro” de l’écriture cinématographique, sans effets rhétoriques, et voit généralement sa réalisation comme “passive”. Son style est de fait très simple ou sobre, s’en tenant à une lisibilité ou visibilité optimale (selon une belle et bonne expression de Patrice Rollet). Ce parti pris éthique d’un minimalisme moderne est flagrant dans beaucoup de ses films.

Mais enfin, il faut quand même se méfier un peu de la modestie de Moullet, aussi grande et réelle soit-elle, et elle l’est. Car il peut aussi, à l’occasion, offrir d’appréciables effets. Par exemple, dans Ma première brasse, un très gros plan insolite sur son œil alors que Luc a la tête plongée dans un saladier plein d’eau. Ou, dans Essai d’ouverture, un plan serré avec une bouteille de Coca à l’avant-plan, et les yeux de Luc de chaque côté du goulot, focalisant sur la satanée capsule récalcitrante. Par exemple encore, les mouvements de caméra dans Billy le Kid, avec des panoramiques latéraux d’un personnage à l’autre, et des panos verticaux montant vers le ciel puis redescendant vers le sol pour passer d’une séquence à une autre. Par exemple aussi, dans La Cabale des oursins, l’image d’un terril de mine se retrouve renversée à 90 degrés, apparaissant verticalement au bord gauche du cadre, évoquant alors celle d’un sein ; puis au cours d’une polémique quant au plus beau des terrils, la tête d’un protagoniste surgit soudain de derrière une vue du monticule qu’il préfère : deux effets, de cadrage et de cache, qui constituent des surprises incongrues drolatiques. Ou enfin, quelques inserts en gros plans sur des parties mécaniques de vélos, dans Parpaillon – film qui est également ponctué par des “gros plans sonores” de ces douces et suaves mécaniques. Et j’en passe : les exemples abonderaient, bien plus qu’on ne pourrait le croire à première vue.

Sans reparler des effets de montage déjà signalés, ces brusques raccords insolites, où déboule tout à coup, comme en un collage surréaliste, de l’inattendu (moustaches de Dali ou imagerie médicale). Et encore, ces cas particuliers et particulièrement frappants, ne doivent pas cacher, tel un arbre, la forêt des raccords “cut” où Moullet saute allègrement d’un plan à un autre, ou d’une séquence à la suivante, se plaisant à surprendre le spectateur, à le dérouter. Sans reparler non plus du son, que j’ai déjà évoqué, même trop rapidement.

Et les choses vont encore plus loin dans Les Contrebandières. À tel moment, un plan répété à trois reprises, montrant les déplacements des personnages en marche arrière, joue avec la conduite du récit, transgresse le dispositif conventionnel, et malmène le corps ou ruban filmique lui-même, en interpellant le spectateur de façon incongrue. À tel autre moment, la musique extradiégétique « déraille », soulignant une nouvelle subversion insolite du récit, du dispositif et du corps ou ruban filmique. Et ainsi de suite, à longueur de cet objet d’avant-garde, petit cousin des Carabiniers de Godard, à mi-chemin entre le plus rond Brigitte et Brigitte et le plus parodique Billy le Kid.

Donc, à ce titre également, plus formel, l’œuvre est duelle, et même multiple. Au moins duelle, car il ne s’en tient pas toujours au strict minimalisme. Multiple même, car elle peut ponctuellement cultiver une rhétorique formelle, comme dans Le Fantôme de Longstaff, film non comique, au classicisme théâtral et pictural affiché, avec un beau travail de l’espace entre homme et femmes au début sur la plage, ainsi que de beaux plans rapprochés sur le ressac des vagues.

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Ce que je viens de relever quant à l’écriture filmique n’empêche bien entendu pas que Moullet maintienne une sorte d’arte povera, faisant du dépouillement une vertu. La chose est flagrante dans ses premières fictions, comme Brigitte et Brigitte, Les Contrebandières, ou Billy le Kid. Quelques décors existants judicieusement sélectionnés, quelques costumes astucieusement bricolés, quelques maigres accessoires, et cela fait l’affaire. Une économie qui demeure, même s’il y a un peu plus d’aisance financière, jusqu’aux fictions récentes, comme La Comédie du travail, Les Naufragés de la D 17 ou Le Prestige de la mort.

S’ajoute à cela, par ailleurs, un jeu d’acteurs qui frise l’amateurisme, dans les premiers titres cités, et qui cultive le sous-jeu, dans les suivants. D’où, à cet égard aussi, un côté “cheap” ou “négligé”, qui donne aux films un aspect “série B ou C”, un peu comme pour ceux de Mocky. Non sans un charme certain de ce bricolage généralisé (des décors et costumes au jeu d’acteurs), par décalage envers les standards dominants.

Cependant cet art pauvre, minimaliste ou soustractif, n’empêche pas des effets filmiques : au contraire, le peu de moyens pousse à des trouvailles formelles. Ainsi exemplairement dans Les Contrebandières, film assurément fauché mais où Moullet faisait déjà merveille des décors montagneux. Et multipliait les subversions formelles, comme je l’ai relevé plus haut.

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Tout cela étant dit, l’œuvre de Moullet déborde mon propos, par sa richesse. Il a ainsi multiplié les longueurs diverses (courts, moyens, longs). Il a conjugué ou alterné documentaires et fictions. Il a signé des films graves (comme Anatomie d’un rapport ou Genèse d’un repas) et bien d’autres comiques. Il a touché à un peu tous les genres – signant même un fameux western (je crois qu’il n’y manque que la comédie musicale et la science-fiction). Il reste aussi sans cesse en prise avec le présent (mal-bouffe, surconsommation, urbanisme, projet sur le terrorisme). Et donc, au total, même si je ne retire rien à mon approche de l’œuvre, j’ai bien conscience que celle-ci dépasse toute glose ou commentaire. Chose heureuse.

Enfin, Moullet n’est pas qu’un cinéaste à la filmographie abondante et variée. Il est d’abord un cinéphile (depuis 1947) et un critique (depuis 1949). Un cinéphile total, qui a tout vu, qui est nourri de cinéma (notamment américain, mais pas seulement). Et un critique qui continue à écrire souvent sur le cinéma (dans diverses revues, et dans des livres), signant des textes qui procèdent eux aussi d’un esprit d’analyse pointu et systématique doublé d’échappées drolatiques. Cela alors que les autres, devenus cinéastes, n’écrivent plus. Luc Moullet est vraiment un cas particulier, à cet égard aussi. Qui a donc plus d’une corde à son arc. Chose heureuse, encore.

L’œuvre de Moullet apparaît consistante, réfléchie, et tenue. Mais le discours sur celle-ci, en revanche, est resté longtemps assez limité, jusqu’à ce qu’on s’attache enfin avec sérieux à ce cinéaste. Même s’il manque encore, par ailleurs, une réelle étude des ingrédients et des ressorts formels du comique dans ses films. S’ajoute, il est vrai, la modestie de Luc Moullet, qui poursuit son œuvre dans son coin, sans la ramener, sans prétention. Ce qui fait qu’on a tendance à l’oublier ou à la minorer (sauf, parfois, à la Cinémathèque française, au festival Côté court de Pantin, ou au Centre Pompidou). A fortiori dans la société actuelle, s’intéressant surtout aux grosses machines, ignorant trop souvent ce qui sait rester modeste, méprisant les petits. Mais, bien sûr, ils doivent être au contraire considérés comme les prunelles de nos yeux.

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Une intervention au Centre G. Pompidou fut à l'origine de ce texte. Paru la même année dans la revue Trafic, n° 71, automne 2009. Republié ici après quelques modifications.