La sainte famille des Cahiers du cinéma, Olivier Alexandre

Chronique de la clique

par ,
le 26 mars 2018

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Parmi les objets de fierté qui poussent parfois la France sur la pente de l’autisme culturel, les Cahiers du cinéma tiennent sûrement une place de choix. L’emprise symbolique de la revue est telle que les cadres qu’elle a élaborés en son âge glorieux continuent de peser sur la fabrique intellectuelle du cinéma, ce à quoi il faut ajouter la mainmise institutionnelle de plusieurs de ses figures de renom. On trouverait peu d’équivalents, ailleurs, de ce commerce des magistères – même dans la sphère cinéphile, la France demeure indécrottablement jacobine. Peut-être fallait-il attendre la fatigue de cette publication pour qu’un ouvrage à son propos sorte enfin de la légende dorée et mène une véritable étude critique des stratégies qu’elle structure. C’est chose faite avec La sainte famille des Cahiers du cinéma d’Olivier Alexandre, venu d’un champ dont l’auteur ne manque pas de rappeler qu’il est l’objet d’une traditionnelle vindicte de la part de la gent critique : la sociologie. Cette discipline mal aimée des plumitifs ne s’y montre pas pour autant rancunière, et le discours tenu sur ce qu’Alexandre appelle « l’entrepreneuriat du goût » ne vise que peu à dévoiler le prosaïsme des menées derrière la hauteur des vues. L’auteur, à vrai dire, n’est pas entièrement extérieur au monde du cinéma. Si ses travaux antérieurs ont davantage tourné autour de la sociologie de la création et des institutions de financement, il a fréquenté de longue date la caste du jugement et a, à une époque, collaboré à Independencia ; nombre de ses observations sont le fruit de ce compagnonnage, qui, interdisant toute position d’extériorité, garantit aussi une certaine tendresse à l’égard de ce qu’il décortique – des avis et des vies, des trajectoires où se mêlent la rationalité des investissements et l’économie des sentiments. L’objet de son discours est donc moins l’impensé que le vécu. En témoigne sa matière première, de longs entretiens cités sur de pleines pages ; cette place donnée aux récits de soi montre aussi toute la confiance accordée à la parole des acteurs. Manière élégante de répondre à la sociophobie de la cinéphilie : au lieu d’arracher la surface discursive pour faire affleurer les structures (méthode dite « à la Bourdieu »), l’auteur écoute l’affect pour y reloger le jugement (pratique « made in Chicago »).

Pour cette raison, La sainte famille des Cahiers du cinéma ne comprend que peu de passages sur les textes, hormis en annexe et pour identifier des logiques de positionnement. Son lieu théorique, c’est l’interaction, pas l’écriture ; on ne lui reprochera donc pas d’écarter de son raisonnement toute analyse de l’économie de la signature (il en faudrait une, pourtant : une socio-stylistique de la critique renseignerait aussi bien sur l’ethos inhérent à notre corporation, et un addendum à cet ouvrage pourrait utilement étudier le choix du lexique ou l’usage circonstancié des références). Plus étrange, la minoration de l’histoire : dans ce livre, l’institution Cahiers varie peu au cours des âges et semble répéter ses structures d’une décennie à une autre, alors que, comme toute entreprise symbolique, elle a fluctué entre la conquête, le règne et l’assoupissement (son devenir est au fond semblable à celui de feu le Parti Socialiste – Toubiana serait le Mitterand d’après 1983, Frodon son Jospin et Delorme son Hollande). Là encore, cette absence s’excuse du fait que l’étude n’a pas pour centre de gravité les strates intellectuelles, mais l’appartenance subjective : Alexandre s’intéresse d’abord au « chiasme de la légitimité » et à ses répercussions morales, à cet être-Cahiers grâce auquel les critiques sont « à la fois in et outsider, socialement exclus des cercles les plus reconnus tout en se vivant comme investis de la dignité patrimoniale supérieure de la revue » – bref, à l’orgueil blessé de ceux dont le goût cautionne une marginalité glorieuse, et qui met en lumière le lien du ressenti culturel et du ressentiment social. Il y a là de quoi mesurer la réversibilité du dandysme et du quichottisme, qui fait tout le charme bouffon de notre tâche sans fonction.

Cette sociologie accorde donc une place de choix aux portraits psychiques, pour comprendre ce sort paradoxal que les hiérarchies culturelles réservent aux réprouvés des échanges commerciaux. Bien sûr, le propos ne se réduit pas aux contradictions de l’autonomie gustative ou à la psychologie de l’indétermination déterminée, et La sainte famille des Cahiers du cinéma comprend des pages incisives sur la division genrée du travail éditorial ou sur l’investissement dans le désintéressement. Mais, au-delà de l’enquête fort nourrie, son plus grand intérêt est peut-être dans la migration théorique qu’il entreprend : le terrain qu’il arpente est l’apanage de la tradition bourdivine – la sociologie du jugement de goût, sur laquelle n’en finit pas de planer le spectre de La Distinction –, à laquelle il substitue des outils forgés dans une école (celle de Chicago) moins préoccupée des structures que des relations. Certes, ce sont là deux notions interdépendantes, à la souplesse variable suivant qu’on mette l’accent sur l’une ou sur l’autre ; la richesse épistémologique du livre tient en tout cas à cette bouture mêlant la passion française pour les stratégies structurales (l’auteur continue de se référer à Bourdieu) et l’attention portée par l’interactionnisme symbolique aux poses et comportements des acteurs (Alexandre est aussi un proche disciple de Howard Becker, dernier grand représentant de cette lignée yankee). Ces noces trop rares ont le mérite d’aérer des ritournelles désormais trop connues sur le capital culturel, sans pour autant retomber dans les théories de l’immaculée conception qui font encore les délices de certains critiques angéliques (à lire plusieurs proses contemporaines des Cahiers, on constate, non sans tristesse, que bien des notions fossilisées sont devenues des hochets pour matamores – ainsi de « l’esthétique », dont les usagers ne sont pas toujours avertis de la généalogie). Elles permettent par ailleurs de mettre en berne le concept fatigué de « champ » pour le remplacer par celui de « communauté symbolique » (dans un article antérieur, Alexandre avait exploité celui de « monde », d’origine beckerienne ; il est dommage qu’il n’articule pas plus explicitement les deux, pour éclairer les modalités de leur emboîtement). Le premier était arc-bouté sur une analyse rigide des positions, tandis que le second laisse voir d’un côté les circulations, de l’autre la dialectique du coopératif (l’identification collective à la cause des Cahiers) et du conflictuel (la différenciation de chacun avec tous), soit les divisions internes au partage des valeurs.

L’art du goût a une arme, l’ironie : dans ses pages conclusives, Alexandre en fait la disposition critique par excellence, ce par quoi s’observe la porosité des textes et des attitudes – un même sens du mot d’esprit moqueur animerait la prose et les poses, au point de prouver leur domestication réciproque et d’équilibrer l’ordre des causes (le social ne passe plus pour une « dernière instance »). L’auteur en a probablement eu l’intuition dans la thèse de Walter Benjamin, Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, qui plaçait déjà l’ironie à l’origine de la réflexion sur les œuvres et de la constitution du Moi ; il prend néanmoins soin d’en prosaïser l’usage, pour noter que, en-deçà de cette réflexivité philosophique, « la systématisation des pratiques de dévalorisation interpersonnelle est à envisager comme le corrélat de tentatives incessantes de distinction et de requalification de soi. » Seulement, déplacer ainsi l’ironie demanderait aussi d’en diffuser l’usage : après tout, l’art de la pique n’est pas propre aux critiques, et reste une pratique répandue à travers tous les secteurs d’activité intellectuelle, sinon au-delà (il suffit de se rendre à un colloque pour s’en convaincre). Preuve en serait l’auteur lui-même, qui ironise dès son titre (allusion transparente à l’opuscule moqueur de Marx et Engels sur les jeunes hégéliens) et ne manque jamais de taquiner ces gens encore soumis à la « croyance en la centralité intellectuelle de [leur] revue en dépit d’un provincialisme objectif ». Bien des plaisirs de lecture viennent d’ailleurs de cette douce malice à l’égard de scripteurs s’agitant à grands cris dans un périmètre réduit et excentré. Elle ne prend toutefois jamais la forme de cette disqualification féroce qu’on peut trouver dans certaines pages des Méditations pascaliennes de Bourdieu, et, à terme, l’amour de l’objet perce plus que les quolibets – il n’est peut-être pas de plus belle leçon pour les critiques partis en croisade contre ledit “naturalisme” qu’un livre leur rappelant que la sociologie n’est pas leur ennemie.

La sainte famille des Cahiers du cinéma, d'Olivier Alexandre.

Éditeur : Vrin.

152 pages, 9€80.

Parution : février 2018.