La vie dans les plis

A propos d'Asako I et II, de Ryûsuke Hamaguchi

par ,
le 16 mai 2019

Asako I et II : ce titre crée chez le spectateur l’attente d’un film segmenté, à l’image de Senses (2015), le précédent film de Ryûsuke Hamaguchi. Nous n’y trouvons toutefois aucun chapitrage qui viendrait justifier une structure en deux parties, et cet étrange titre programmatique peut être perçu, rétrospectivement, comme l’une des clés du film. On pourrait se pencher sur le cheminement psychologique du personnage d’Asako (Erika Karata) pour y chercher un moment de bascule, mais il semble que le film d’Hamaguchi appartienne à ceux qui se construisent en résistant à la psychologie, dans lesquels l’unité du personnage fait place à ses absences, et où s’impose une forte dimension psychanalytique nous incitant à porter un regard sur ce qui est latent. Il y a bien un avant et un après dans Asako I et II. Il s’agit ici de comprendre le sens esthétique de cette temporalité qui, plutôt que d’être incarnée par deux moments narratifs, semble être présente potentiellement dans chaque plan, par le biais de ce qui suscitera ici notre intérêt : sa puissance filmique d’évocation.

asako1.png

Comme Monika de Bergman (1953), Asako I et II propose bien des images paradigmatiques, des représentations de l’idylle amoureuse du couple Asako-Baku qui contrastent avec ce qui advient ultérieurement : la disparition de Baku, immédiatement suivie par l’apparition d’un autre homme, Ryôhei, avec qui Asako forme un nouveau couple, puis les atermoiements de l’héroïne, déchirée entre une image perdue, idéale et refoulée, et un quotidien plus bourgeois dans lequel survivent les marques de l’amour passionnel. À un amour originaire, ponctué par des moments d’extase quasi baroques, succèdent des images de l’après, éléments qui ne pourront qu’évoquer cette tension vers le passé – dont participe d’abord la double interprétation de Masahiro Higashide, qui incarne les deux hommes. Comment le spectateur pourrait-il d’ailleurs désamorcer la persistance de la première rencontre dans sa mémoire figurative ? Tout est mis en œuvre pour suspendre ces vingt premières minutes dans un cadre spatio-temporel inaccoutumé : ralentis qui dilatent la brièveté du premier regard, corps dolent de Baku qui semble flotter dans les espaces qu’il traverse, musique extradiégétique parcimonieuse mais insistante telle la poussée du désir – mise en scène détonante, à l’image du pétard qui vient métaphoriser le coup de foudre amoureux. Le film possède ici cette force rare de savoir élever au rang du sublime ce qui fait la matière même du cliché romantique. Il fera de toutes ses scènes marquantes – l’enlacement debout sous un drap, l’accident heureux en moto – l’image idéale manquante que les suivantes viendront remplacer. Le film s’engage ici sur la voie entrouverte par Hitchcock avec Vertigo (Alfred Hitchcock, 1958) : celle d’une réflexion autour des objets substitutifs. C’est alors que le coup de foudre amoureux -qui est d’ailleurs raconté par le couple, et donc explicitement figuré sous le prisme du fantasme- ne vaudra pas seulement comme rencontre, mais aussi comme l’image qui précède toute rencontre.

La mémoire du film passe donc d’abord par l’ancrage figuratif des scènes qui précèdent l’apparition du titre, dont l’inscription sur une « page blanche » coupe déjà le récit en deux au bout de vingt minutes. Mais ce que nous allons voir maintenant, c’est que cette mémoire est aussi prise en charge par des figures qui, tout au long du film, ne cessent de dire l’absence.

1. le blanc de l’absence, le noir de l’abîme

Revenons d’abord sur ce passage qui précède l’apparition du titre, et qu’il serait possible de définir aussi bien comme prologue que comme segment, ou première partie en condensant une seconde qui n’en serait que la variation hypnotique. Nous observons que l’absence prolongée de Baku – indiquée par le biais d’une voix over juste avant le titre – y est déjà présagée : d’abord d’un point de vue narratif, avec son étrange retard lorsqu’il part acheter du pain, mais aussi et surtout du point de vue des figures, avec en particulier trois façons de rendre sensible l’absence à partir de la surface blanche.

Un premier signe de disparition intervient lorsque, juste après leur accident en moto, une séquence montre les deux amants en train d’étendre du linge. Okazaki, l’ami qui les loge, les apostrophe depuis le balcon du premier étage, jette un drap blanc qui atterrira d’abord sur Baku, avant que ne s’y faufile Asako pour l’enlacer. Le procédé évoque un tour de magie. Par cet événement visuel, c’est la disparition de Baku qui est annoncée, dans une scène à la fois abstractive et charnelle où sa compagne est autorisée à venir un temps se complaire dans cet horizon de disparition qui est celui de son compagnon. Jamais finalement les deux personnages ne feront corps comme ici, partageant l’absence, se soustrayant à la temporalité du film.

La première variation autour de cette figure n’intervient que deux plans plus tard. Depuis un salon donnant sur l’extérieur, un plan moyen en légère contre-plongée montre les deux couples d’amis prolongeant l’action précédente : Asako et son compagnon étendent maintenant le drap sous lequel ils avaient un temps disparu. Au surcadrage créé par les cloisons qui entourent la porte-fenêtre s’ajoute un autre cadre dans le cadre : celui de ce voile blanc flottant devant lequel se tient Baku. Toute notre attention se porte sur ce cadre éblouissant, son éclat lumineux étant mis en relief par l’effet de contre-jour. Le drap revient à ce qui était sa fonction première : celle d’évoquer la disparition des corps. Baku, se soustrayant à l’univers qui l’entoure, ne communique plus qu’avec cette surface d’effacement sur laquelle on sent chacun de ses membres prêts à s’incorporer. Par cette voie, le personnage est déjà cette figure éthérée, purement visuelle, qui vient potentiellement se séparer du monde réel pour fondre son corps dans une part d’idéal – dans la matière même du fantasme et du rêve. C’est ainsi que son retour, plus tard dans le film, sera lié à ce même blanc éclatant : Asako ouvrira sa porte donnant sur un extérieur surexposé, et le découvrira lui-même vêtu d’une chemise blanche, créant un fort contraste avec le régime d’images plus classique qui régnait jusqu’alors.

Après ces deux figures évoquant la disparition de Baku vient une troisième, qui serait comme leur envers. Elle intervient cette fois-ci lorsque ce dernier n’est pas rentré de la nuit, et qu’Asako se lève à l’aube pour le chercher dans la maison. Ayant franchi une porte coulissante, elle se retrouve face à une nouvelle porte-fenêtre donnant sur un balcon, dont le tiers droit est orné d’un rideau blanc diaphane. Derrière lui apparaît une silhouette, qu’on suppose un temps être celle de Baku, avant que n’en sorte Okazaki. Ce moment de latence renvoie notre regard à ses propres attentes, à ce que nous projetons dans les images. Le cinéma rejoint alors la « pulsion scopique » telle que la définit Jacques Lacan :

« Jusque-là, qu’est-ce que le sujet cherche à voir ? Ce qu’il cherche à voir, sachez-le bien, c’est l’objet en tant qu’absence. Ce que le voyeur cherche et trouve, ce n’est qu’une ombre, une ombre derrière le rideau. Il y fantasmera n’importe quelle magie de présence, la plus gracieuse des jeunes filles, même si de l’autre côté il n’y a qu’un athlète poilu .» [11] [11] Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, « Essais », p.204.

asakodrap.png

Serait-ce finalement sur cette voie que le film tout entier nous engage – avec ces images évoquant l’absence, avec ces deux personnages masculins, Ryôhei et Baku, qui seront à leur façon respective perçus comme des revenants -, la voie qui mène à une « magie de présence » que seul notre regard fait tenir ?

Asako traverse quant à elle le film avec sa présence fragile et hypnotique, comme si elle se trouvait dans un rêve, en position de funambule, en équilibre entre les deux hommes de sa vie. Le plan dans lequel elle se réfugie sous un drap pour faire abstraitement corps avec Baku trouve son pendant plus tard dans le film, lorsqu’au blanc originaire répond le noir de l’abîme. Cela se passe paradoxalement au moment d’une prise de décision forte, précisément quand elle fait le choix de revenir vivre avec Ryôhei. Un plan rapproché la montre dans un bus, adossée à son siège, le visage éclairé de façon intermittente par les lumières du tunnel qu’elle traverse. Asako s’éclipse, disparaît dans ces monochromes noirs qui valent comme autant d’interstices, pendant que les notes de musique répétées que nous identifions à la rencontre originaire retentissent. Contre toute vraisemblance psychologique, nous la voyons flotter à nouveau dans un espace d’indécision qui la tiraille continuellement, entre principe de plaisir et principe de réalité, comme suspendue encore dans ce plan qui la montrait assise à une table de restaurant, au centre du cadre, Ryôhei à sa droite, Baku à sa gauche, dans l’obligation de sortir de sa position d’équilibre en faisant un choix.

Ces disparitions suggéreraient alors son maintien dans une ambivalence qui ne cesse de se réaffirmer. Une situation similaire intervient ainsi peu après ce moment où Asako décide de suivre Baku – revenant lumineux et désincarné – et de monter dans sa voiture noire – lorsque le film viendrait presque évoquer les contrastes manichéens de L’Aurore (Murnau, 1927). Après avoir jeté son téléphone portable par la fenêtre – et donc, ici aussi, opéré un choix fort – Asako est filmée du côté passager, du point de vue de Baku, dans un autre plan rapproché très semblable à celui que nous venons d’évoquer. La séquence est tournée de nuit. L’éclairage est minimaliste : son visage baigne dans une faible lueur constante, pendant que les projecteurs venant de l’extérieur distillent faiblement quelques traînées de lumières mouvantes. Lorsque Asako se tourne vers Baku, ces lumières parasites se raréfient. Son visage est alors perdu dans le noir. Ses yeux plongent presque dans l’objectif. On songe aux raccords d’Ozu, mais aussi au regard-caméra de Monika, qui est justement associé à un procédé d’obscurcissement du décor renvoyant le visage à l’abstraction. Hamaguchi plonge lui aussi son héroïne dans une nuit expérimentale, lie la fulgurance de ce regard stoïque à une disparition. Ce court instant aura suffi à nous désorienter, pour que revienne dans le même temps cette question que Godard fait poser à L’Olympia de Manet dans ses Histoire(s) du cinéma (1988-1998), et qui vaut tout aussi bien pour Monika : toi spectateur, « à quoi tu penses ? »

asako3.png

2. Germes : foule, goudron, espaces scindés

Il y a donc dans Asako I et II des échos, des répétitions, des survivances, qui confèrent à nombre de plans une part de familiarité. En dehors de cette intertextualité que nous venons juste de convoquer, plusieurs éléments font apparaître que le film est comme plié en deux, répétant, réagençant ou évoquant de façon lointaine ce qui a eu lieu lors des vingt premières minutes. Il serait laborieux de faire l’inventaire de tous les éléments qui ont lieu deux fois : retour du linge blanc à la fin du film, du travelling arrière rendant sensible l’éloignement de Baku, regard d’Asako lors des deux rencontres, d’abord stoïque, puis hypnotique, métonymie des pieds qui avancent avec évidence vers l’être aimé, mais aussi visite d’une exposition, poste de radio, couple d’amis créant un équilibre romanesque, musique lancinante évoquant l’image de Baku, personnage burlesque devenu paralysé, n’ayant pas pu résister au pli du film, sans parler de cette première rencontre – dans un musée – entre un regard et une nuque, qui compte parmi les nombreuses variations autour de Vertigo.

Parmi ces nombreuses images-germes, une séquence, et plus particulièrement un plan, constitue une matrice à partir de laquelle viendront se ramifier un grand nombre de figures. Il s’agit de cette chute en moto du couple Asako-Baku, d’une scène montrée après le choc, lorsque les deux personnages gisent sur la route goudronnée, s’esclaffent de rire et de douleur avant de s’enlacer sous l’œil de quelques témoins amorphes. La volonté de donner à la scène une dimension purement affective lui fait dépasser tout souci de vraisemblance. Seule la plasticité règne au moment de montrer les conséquences de l’accident. La séquence se clôt sur un plan en très forte plongée. Une ligne diagonale formée par une glissière de sécurité scinde le cadre dans sa partie gauche, permettant de figurer abstraitement deux surfaces distinctes, l’une occupée par des herbes folles et l’autre par une route goudronnée rendue prépondérante par le plan large.

Toute la substance de cette séquence survivra dans les images, comme si elles devaient permettre à cet idéal originel de refaire surface. Observons d’abord le rôle des témoins silencieux qui observent la scène depuis l’extrémité droite du cadre. Cette présence extérieure permet de souligner l’amour lunaire, presque métaphysique, des deux amants, se désintéressant totalement du monde qui les entoure. Le film reprendra cette situation excessive lorsqu’après un tremblement de terre, Asako attendra Ryôhei au milieu d’un mouvement de foule pour finalement venir l’enlacer. Cette séquence crée d’abord un effet d’écho au coup de foudre entre Asako et Baku [22] [22] À propos des répétitions entre ces deux séquences, voir la critique du film publiée en ces pages, « Ce rêve étrange et pénétrant », par Romain Lefebvre et Thomas Vallois. . Mais elle vient également répéter ce qui se jouait dans la scène qui suivait l’accident. En effet, alors que la très forte plongée permettait d’isoler le couple en conférant à l’image une texture abstraite, c’est maintenant le recours à une profondeur de champ réduite qui permet de couper du monde Asako et Ryôhei, en les isolant de cette masse mobile formée par les habitants qui fuient le tremblement. Avançant inlassablement dans une même direction, contournant ce point flottant et statique formé par le couple, la foule se fait ici décor, n’étant là que pour signifier leur fuite hors de l’espace et hors du temps. Cet écart dans les mouvements des protagonistes et dans la profondeur de champ dit ainsi – par une fragile innocence – toute la noblesse des sentiments qui nourrit la dimension onirique du film.

D’autres aspects de ce plan « originaire » survivent dans la suite du film, notamment lorsque, peu après leur rencontre, Ryôhei observe Asako depuis l’escalier extérieur qui avoisine son bureau. Trois plans à valeur subjective et à l’échelle légèrement variable – dont le troisième est répété dans le cadre d’un champ contre-champ – créent une unité avec le plan initial. Le premier la montre en train de nourrir un chat roux, les suivants – dans une autre séquence – en train de chercher l’animal en vain, puis de lancer un regard du côté de la caméra, et donc de Ryôhei, avant de sortir du champ. Tout rappelle étrangement l’accident, à commencer par la forte plongée qui écrase le corps d’Asako, et qui à chaque fois laisse apparaître une plage de goudron sur une partie importante du cadre. Cette surface évoque celle où les corps se sont étendus, brûlés et enlacés, la matière elle-même semblant avoir conservé la marque de cet idéal que le cinéaste aura su immortaliser.

asako4.png

Le sol goudronné viendrait ainsi évoquer l’absence de Baku, son image fantomale dont le film se fait l’accoutumance. L’unité de ces quatre plans est réaffirmée par la place similaire qu’y occupe le personnage : à chaque fois au centre du cadre. La rime visuelle assez subtile évoque elle aussi la disparition : Asako apparaît maintenant seule à cette place familière qui était celle de l’étreinte. Ce vide – réaffirmé par l’absence du chat qu’elle a l’habitude de nourrir – ouvre une brèche que seul le regard de Ryôhei tente de combler. C’est bien sur elle que le film se plie, car nous assistons alors visuellement à une nouvelle évidence amoureuse, au moment où la pluie tombe et qu’elle lui lance un regard. Or, ce coup de foudre n’est pas déceptif ou prosaïque, comme on pourrait le penser à tort ; il vient se superposer au premier, le répéter, le réinvestir. Ce regard illustrerait alors la célèbre formule de Lacan : « L’amour c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas » : Asako n’aura à offrir que ces manques – que le film parvient à figurer – à un homme qui ne pourra que résister à son statut de double ou d’objet de substitution.

Le pli se retrouve dans la composition de ces quatre plans. Les trois vues subjectives de Ryôhei reprennent précisément – mais en l’inversant symétriquement – la ligne diagonale qui scindait déjà le cadre en deux après l’accident, comme pour signifier deux espaces dont l’un incarnerait les fantômes du passé déterminant les choix présents, et l’autre la potentialité du couple – notamment si l’on songe au fait que ce chat en évoque un autre (du nom de Jintan) qui viendra comme sceller secrètement l’union entre Asako et Ryôhei.

Ces choix de mise en scène ne font pas le jeu d’un exercice formaliste. Ils permettent au spectateur de flotter sur la ligne figurale du film, d’être à l’écoute des obsessions du personnage féminin qui ne cessent de ressurgir au fil des images. Ainsi, un grand nombre de plans peuvent être perçus comme les variations de ce déchirement qui, pliant le film en deux, figure le trouble de l’héroïne sur la surface visuelle elle-même. Cette figure réapparaît par exemple sous la forme d’une rambarde lorsqu’Asako et Ryôhei s’embrassent pour la première fois sur les marches de l’escalier de secours, comme s’il s’agissait de réaffirmer cette part d’absence – lieu et place du désir – qui détermine les décisions de l’héroïne. Elle persiste encore mais de façon plus diluée et sous-jacente à la fin du film, pendant leurs retrouvailles douloureuses. Alors que Ryôhei court pour fuir Asako, humilié par son escapade avec Baku, deux plans en travelling latéral les montrent respectivement en pleine course-poursuite. À l’arrière plan, des fils d’alimentation reliés à des poteaux électriques viennent de nouveau sectionner le cadre en une multitude de fines lignes diagonales, détail visuel qui serait resté anecdotique si cette figure ne vibrait déjà incessamment sous les images. Elle n’en est que plus affirmée par l’organisation de l’espace, le cinéaste faisant intervenir ces deux plans à la suite d’un plan large qui n’appelait pas ce raccord spatial. Il s’agit donc d’une ellipse – ou d’un faux raccord délibéré – qui confronte les personnages à cette figure insistante et dissipée, symptôme évoquant le déchirement d’Asako mais aussi la possibilité d’y faire face.

C’est donc avant tout par les puissances originaires du cinéma – ici visuelles – que le film d’Hamaguchi nous parle. Ce déchirement de la surface de l’image trouvera de multiples variations – poteaux, barrière, rampes -, figures proliférantes qui ne cesseront de marquer une certaine dualité, qu’elle soit potentialité du double ou dialectique entre un aujourd’hui et un autrefois. Ainsi, on ne comptera plus les lignes et les obstacles à l’issue de cette course effrénée, lorsqu’Asako finira par rattraper Ryôhei. Citons comme exemple le plus significatif ce plan dans lequel un portail vient séparer le couple en une énième ligne diagonale, nouvelle variation de cette figure dont le sens ne parvient à s’épuiser. D’ailleurs, la rencontre idéale avec Baku était déjà marquée par ce régime d’image. Juste avant le coup de foudre, un plan donnait à voir un lampadaire surplombant un escalier, en plein milieu du cadre. Celui-ci dressait deux trajectoires distinctes, annonçait les pliures du film. Ou bien serait-ce simplement que cette rencontre originaire s’inscrivait déjà dans un après ?

asako5.png

Concluons sur une hypothèse. Asako I et II peut aussi être perçu comme l’histoire d’un aller-retour, celui qui permet à la réalité de s’accommoder de la poussée d’un désir irrecevable, ne pouvant s’exprimer que par le biais d’un déchirement : aller-retour entre processus primaire et élaboration secondaire, rejoignant ce qui est en jeu dans des films aussi différents que L’Aurore (Friedrich Wilhelm Murnau, 1927) ou Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick, 1998). Les derniers mots échangés entre Asako et Ryôhei « – Elle est sale cette rivière. – Mais… C’est beau » viendraient alors évoquer ce chemin (non achevé) fait d’atermoiements. Cet aller-retour revêtant de multiples facettes – disparition/réapparition de Baku, va-et-vient d’Asako entre les deux hommes, survivance des figures – se voit théâtralisé au début du film. Dans une discothèque, un jeune homme s’approche d’Asako pour la draguer. Baku, qui venait juste de lancer un slow depuis sa table de mixage, entre subitement dans le champ et, d’un coup de pied, pousse l’intrus contre une table, avant de s’avancer vers lui pour l’intimider. Au moment où il revient vers sa compagne, leur amie Haruyo le devance, et plonge dans ses bras avant lui. Il ne lui reste qu’à dévier de sa trajectoire pour ne pas perdre la face, et enlacer amicalement Okazaki. En ces quelques plans se trouverait condensé le film tout entier, avec tous les retours impossibles, toute sa mélancolie, tous les manques comblés tant bien que mal.