Le chemin de terre et la tour de verre

A propos de Rester vertical et Nocturama

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le 9 septembre 2016

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Sortis à une semaine d’écart, Rester vertical et Nocturama ont été reçus séparément, sans que la concomitance n’invite à la comparaison. Les deux films n’ont de fait rien à voir, et même se tournent le dos. Raphaël Nieuwjaer a noté dans une publication antérieure qu’on ne pouvait défendre les deux ensemble sans risquer l’inconséquence. Moins pour des affaires de goûts, qui autorisent tous les mélanges, qu’en raison des options politiques dégagées par chacun et qui se laissent difficilement concilier. Rien de commun entre leurs découpages. L’un, Rester vertical, arpente les zones bosselées d’un causse à l’écart du monde, et ne veut d’espace qu’aéré, ouvert aux grands vents et propice aux escapades. L’autre, surtout parisien et par endroits banlieusard, bute sans cesse sur des murs ou des vitres, bloque l’élan et aplatit le champ, pour dénoncer (semble-t-il) l’étouffement auquel condamne le monde carcéral de la marchandise. À chacun ses sentiers, c’est-à-dire aussi ses frontières. Or, la politique d’un film est peut-être là, dans sa topologie plus que dans son « idéologie ». Notre âge ne croit plus guère aux discours mais continue de subir les quadrillages territoriaux, et les luttes d’aujourd’hui touchent avant tout à des problèmes de démarcation, qu’il s’agisse des barrages à déborder ou des frontières à traverser. Pareil pour le cinéma, dont importe moins les propos que la manière dont il flèche le parcours des regards.

L’opposition outrepasse donc celle du provincialisme et du parisianisme, ou même celle de la terre et du bitume. Elle concerne les modalités mêmes de l’espace. Rester vertical, malgré son titre et grâce à ses steppes, goûte les lignes d’horizon(talité), préférées serpentines, courbes comme le sont les voies du désir. Les plans y dessinent, comme chez Bruno Dumont, la conflagration du ciel et de la terre, mais sous une forme plus assouplie ou gondolée, et qui tient en horreur tout ce qui est rectiligne. Guiraudie goûte peu la symétrie et se moque des proportions équilibrées. Surtout, ses paysages ne sont embrassés que par un point de vue mobile ; au lieu d’être des tableaux poussant à la contemplation, ils fonctionnent comme des compositions dynamiques indiquant de perpétuelles traversées – pas de bon regard qui n’ait la bougeotte. Nocturama reste par contre vertical tout du long. Les rues de Paris n’y tiennent qu’une maigre place, au profit de grandes tours que Bonello a choisi droites, rétives à toute incurvation. Dans ce film, les espaces sont cubiques et les corps carrés : pas une silhouette un peu tordue ou même aux épaules tombantes, pas un bâtiment qui n’obéissent à la dure règle des perpendiculaires. De même, les trajectoires des destins ne dévient jamais et prennent la forme d’un enchaînement aussi mécanique que fatal. Nocturama est un film sans incidences, quand Rester vertical a pour drame l’impromptu des rencontres et la girouette des devenirs.

L’écart est donc aussi bien celui de la cage et de la ligne de fuite. La dynamique visuelle de Guiraudie signale une permanente sortie, une course vers le hors-champ. Pour Bonello, amoureux de l’Absolu identifiant la Décision au Destin et l’Acte à l’Art, le seul drame possible prend la forme d’un étagement sans fin ni sens, soit d’un enfermement : ses personnages ne font rien d’autre que monter et descendre (avec certes des variations entre nacelle, ascenseur, escaliers mécaniques ou classiques), et restent privés de tout échappatoire. Bonello a besoin de les broyer pour en extraire la beauté. Sa politique se réduit à l’affirmation d’un geste pur, gratuit, dont la superbe est proportionnelle à son absence de conséquences ; raison pour laquelle les attentats ne sont pas plus précédés d’un discours qu’ils ne sont articulées à une finalité stratégique. Dans cet esprit, seul l’acte est pur et radical, quand l’action, toujours motivée, se mêle trop au dégradé du monde. L’activisme bonellien, pensé selon les critères de l’artistique, se doit d’être à l’instar de toute œuvre sans emploi ni impact, ineffectif – inoffensif.

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La politique de Guiraudie conjure cet esthétisme : après tout, Rester vertical raconte entre autres choses un adieu à l’art. Son héros délaisse les fastes du cinéma pour se confronter à d’autres sidérations, jusqu’au tête-à-gueule final. Nocturama déclare à l’inverse que les choses ne valent qu’à partir du moment où l’art les adoube et que la seule vraie politique est celle du Beau. L’écart entre Bonello et Guiraudie n’est pas loin de celui séparant un Baudelaire mal digéré d’un Rimbaud enfin compris. Le premier ne veut voir dans l’ici-bas qu’un humus pour les fleurs d’un art appelé à s’en extraire ou à s’en excepter. On en trouve la morale dans l’épilogue prévu pour la seconde édition des Fleurs du Mal, que Baudelaire a laissé inachevé et que Bonello, lui, parachève : « Ô vous, soyez témoins que j’ai fait mon devoir / Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte. / Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence, / Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or. » Le « devoir » du poète est de convertir pour produire une plus-value. Celui qu’invoque Rimbaud dans le si bien nommé « Adieu » d’Une saison en enfer rejette pour sa part cette alchimie d’argentier : « Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan ! » Le devoir, là, est de décaper, de littéralement « dét-art-rer ». De Baudelaire, Bonello a oublié l’amour de la fange pour ne garder que l’idée d’un art devenu industrie du luxe, et dont l’ultime fonction est de raffiner ou épurer ; de là que son référent soit la Samaritaine. Face à cela, le rimbaldisme de Guiraudie s’accorde au destin des damnés et scelle celui de l’art aux rudesses d’une monde étranger à tout cosmétisme. L’un se détache du monde pour se loger dans le monde éthéré de l’oeuvre, l’autre prend le chemin inverse.

En témoignent les matières premières de chaque film : herbe sèche pour Rester vertical, soieries pour Nocturama. L’ingrat et la grâce, si l’on veut, à condition de voir dans le premier une vertu et dans la seconde une verrue. Guiraudie, en prônant les corps un peu fripés et rabougris, aux os épais et aux mines burinées, les émancipe du diktat du mannequinat pour répartir équitablement les désirs. L’attrait qu’exerce dans le film le vieux queutard prouve qu’une chair usée est une chair bonifiée. Bonello tire lui sa philosophie d’un croisement de Platon et de L’Oréal, et échelonne l’excellence des êtres en fonction de leur place dans la hiérarchie des éphèbes – le Beau est le Bon, mais parce qu’il correspond d’abord aux standards d’un catalogue de mode. De là, d’ailleurs, une inégalité troublante entre l’ensemble de ses personnages. On peut à bon droit s’étonner que deux des plus écervelés du groupe soient le pseudo-queer et le vigile qui tue gratuitement ses collègues et passe la nuit à se dandiner en écoutant du gros son, tous deux non-Blancs, tandis que le couple d’albes bourgeois garde la tête froide dans l’adversité. La conception bonellienne de la beauté semble fort normée, et selon des critères qui, avouons-le, ont quelque chose de nauséabond.

Ce n’est pas son seul défaut, tant l’angélisme que colporte cet éloge de la jeunesse insurrectionnelle ne peut que déboucher sur un romantisme en fin de compte stérile, qui intronise la mort comme forme ultime de l’absolu. Les flammes sur lesquelles se clôt Nocturama explicitent, s’il en était besoin, la logique de la dépense somptuaire qui préside ici à la compréhension de la politique. Le feu n’y est jamais que le comble du luxe. Il sacre la Beauté, et avec elle le cinéaste devenu dernier garant d’une ferveur moins préoccupée de changer le monde que d’accéder à l’Art. En cela, le film rappelle les compte-rendus qu’avait donnés Mallarmé des procès d’anarchistes qu’il chroniquait pour le plaisir ; il les dépeignait comme des « anges de pureté » et voyait dans l’attentat à la bombe l’acte esthétique par excellence. Bonello fait pareil, avec moins de talent et plus d’un siècle de retard.

La force que procure Guiraudie tient peut-être à ce qu’il esquive de telles hypostases. Chez lui, nulle imagerie incendiaire de la révolte ni rêves de virginité incorruptible, seulement l’incertitude d’un chemin qui n’en finit pas de bifurquer pour retracer les partages et s’alléger à chaque tournant. Cet adieu à l’absolu se ressent dans le sort réservé au double horizon que se fixe le film, une paternité s’achevant sur une garde partagée et une clochardisation dont revient finalement le héros – tant le mythe gestatif que le principe de dépouillement s’arrêtent à mi-chemin, comme conscients que les choses n’existent que mêlées. Entre Bonello et Guiraudie, il y a le choix entre la politique de l’acte et la politique de la carte, entre le symbole et l’imbroglio ou entre la pureté et l’impureté : entre l’impasse et la grande route.

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Images : Nocturama / Nocturama et Rester vertical / Rester vertical.