Le lieu et l’ombre

Sur Descentes aux limbes de Patrice Rollet

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le 26 mars 2020

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Les recueils d’articles présentent une double difficulté : soit l’ensemble est trop disparate, et l’unité est introuvable, renforçant un sentiment d’artificialité ; soit l’unité qu’impose le recueil entraîne une réécriture qui estompe les différences et courbe les textes au nom de l’affirmation d’une idée directrice, obtenue finalement au prix de coups de force. Ici, il n’y a ni l’un ni l’autre. Patrice Rollet ne modifie pas ce qu’il a écrit et le rapprochement des textes crée des échos continuels, des reprises dans le rythme et les références qui à la fois renforcent l’appréhension musicale de l’écriture et organisent le recueil non pas par une architecture rigide mais par des successions de motifs, tantôt secrets, tantôt exhibés. Chaque texte, qu’il soit long ou court, vaut pour lui-même et possède sa dramaturgie propre. Le rythme de l’écriture, avec ses volutes et ses points de fixation au sein de longues périodes inlassablement relancées, fait de l’architecture symphonique un modèle d’organisation critique – par la reprise musicale des thèmes, l’alliance entre les détails et l’arc de l’ensemble, l’alternance enfin d’accalmies solitaires et de ressacs qui vont s’élargissant. La continuité mélodique et la prolifération harmonique caractérisent cette écriture qui se reconnaît immédiatement à l’oreille.

De grandes fresques critiques (sur les Straub, Fuller ou Farber) voisinent avec des textes plus courts, moins connectés à l’ampleur de la démonstration qu’à la profondeur du sentiment (Agee, Frank, Brakhage). Cette alliance de l’évidence et du souterrain s’impose assez vide. L’écriture peut se faire tranchante, hyper-organisée, didactique lorsqu’il s’agit de décomposer une séquence pour en relever le cheminement d’images ; elle est aussi plus mystérieuse puisque les traits d’organisation et les points d’imaginaire apparaissent au fil de la vision des films et au fil de la lecture, davantage comme un territoire qu’on découvre et qu’on explore que comme un but fixé qu’il s’agit d’atteindre. Pour perpétuer la métaphore spatiale et cartographique, la mise en lumière d’un relevé topographique n’a de sens que pour pointer ce que l’ombre recouvre, et qu’on ne peut indiquer trop frontalement. « Il faut laisser à l’insaisissable sa part », écrit Philippe Jaccottet dans ses Paysages pour figures absentes. Il y a quelque chose de cet ordre dans la prose de Patrice Rollet. Les mots qu’avait choisis Raymond Bellour pour sous-titrer un recueil récent lui conviennent très bien : accompagner les films, chercher à ressaisir le cinéma – à condition de compléter : accompagner par-delà les points de rupture et d’inflexion, ressaisir sans oublier la façon dont le cinéma se dessaisit de lui-même pour rejoindre (surtout sans vraiment le savoir ni le vouloir, avec discrétion, clandestinité, goût de l’errance parfois) un territoire partagé avec d’autres arts.

En revanche, les textes ne sont regroupés ni chronologiquement ni thématiquement : cette recomposition cherche surtout à ne pas enclore les textes dans un genre ou une démonstration. Leur alternance recherche une forme de respiration, d’étonnement aussi. Certains textes ont une volonté de démonstration très affichée, d’autres se lisent comme des remarques, voire comme des traces de moments, des souvenirs. Les textes longs sont souvent des analyses d’une démarche, avec le projet de creuser une notion pour en explorer les transformations, les limites, les points de métamorphoses. C’est très net pour l’érotique fullerienne, mais cela vaut aussi pour Manny Farber : pas seulement présenter (et la distinction célèbre entre termite et éléphant blanc ne vient que vers la fin du texte, presque comme un forçage de l’intérieur du texte même), mais chercher une dynamique, des formes de rebroussement, de lignes sinueuses par lesquelles la pensée s’invente au contact du cinéma, mais en le dépassant, en le franchissant également.

Tous les textes valent d’être lus, à des motifs divers (même si je ne les citerai pas tous ici). J‘en conseille trois pour une première approche : celui sur Farber pour indiquer les vertus de la critique, la netteté d’un regard qui distingue et sait mettre en péril ses distinctions au nom même de l’aimantation artistique ; celui sur Fuller pour donner un modèle d‘écriture analytique (qui pourrait être donné à lire à tous les étudiants) ; celui sur Agee pour la qualité d‘émotion à laquelle une telle écriture peut prétendre. Mais une fois terminée la lecture des quinze textes, trois éléments surnagent, non comme des affirmations mais encore comme des points de passage.

Un point de départ : le refus de l’unité (lieu de la critique).

Ce refus ne tient pas du tout au choix de l’agencement des textes (qui en est plutôt une conséquence). Par unité, j’entends ici un mouvement de totalisation et de surplomb qui étouffe l’expression de l’œuvre. Evidemment, cela correspond parfois à un étiquetage (ce qu’est devenue une politique dévoyée des auteurs – ou un concept comme « l’aura » benjaminienne auquel Rollet rend sa plasticité). Le critique a bien entendu des points de repère esthétiques, mais il ne les voit pas comme des auteurs, plutôt comme des espaces mouvants, mobiles, à configuration variable et la variation des configurations l’intéresse bien davantage que la permanence des volumes et des motifs. Son travail sur Manny Farber et sur Samuel Fuller me paraît éloquent sur ce point : lorsqu’il reprend la distinction entre éléphant blanc et termite, assez vite il fait l’éloge de la précision de Farber à repérer ce qui dans une œuvre tient des deux ; lorsqu’il cite la phrase très célèbre prononcée par Fuller dans Pierrot le fou, il insiste immédiatement sur l’amour pour laisser de côté provisoirement la violence fullerienne, qui ressurgit ensuite associée à la tendresse (et non opposée). C’est un « pas de côté » (pour reprendre le titre du texte consacré à Pull My Daisy) ou une réorientation du regard. Il ne s’agit pas de contredire un lieu commun mais d‘observer comment il s’articule ou laisse place à ce qui, trop vite, ou de façon trop figée, a pu être considéré comme un envers ou un inconciliable. M’a marqué, par exemple, ce qui ressemble beaucoup à un point de détail et qui en fait correspond à un point d’attachement : la notation se trouve dans le texte consacré à Circle of Danger : « Cette immensité vide et lumineuse de la lande et du ciel, que n’envahit aucune ombre, est l’endroit paradoxalement élu par Tourneur, ce cinéaste trop exclusivement associé à la tombée de la nuit, pour révéler la vérité ressentie par Clay » (p. 120). Pourquoi relever la lumière chez un cinéaste connu pour ces clairs-obscurs ou la tombée de la nuit ? Pour que la nuit ne soit pas prélevée, découpée, retranchée de l’œuvre, mais pour l‘associer, lui faire partager un espace commun avec le jour au sein de l’espace cinématographique que l’œuvre arpente et invente. La notion de « confins » qui redouble le titre redouble aussi deux gestes qui deviennent communs : descendre dans l’œuvre et se perdre dans ses limites, dans ses zones interstitielles où les oppositions se résorbent ou, temporairement, s’effacent. La vérité ressentie par le personnage devient celle de l’œuvre ressentie par l’analyste, lorsque l’image lui permet légitimement de fabriquer et de tenir une autre association. Une approche de l’art critique farberien vaut alors comme horizon critique que Rollet se donne toujours à lui-même : « Il y a toujours eu chez Farber, bien qu’il n’ait cessé d’être attentif à la singularité individuelle des cinéastes, une conjuration permanente de l‘auteur comme principe totalisant (l‘espace négatif serait l‘autre nom de ce qui fait fuir le Tout par ses différents bouts). Il faut savoir s’en déprendre en œuvrant presque à contre-auteur, en s’efforçant chaque fois de préciser ce qui dans le film échappe à cet auteur, à sa marque de fabrique, à l‘image stéréotypée et figée qu’on a de lui » (p. 63). C’est-à-dire : la conquête de la singularité sans l’achèvement de la totalité. Ou encore : écrire à rebours de l’enfermement de l‘auteur. L’expression de « contre-auteur » est précieuse : elle permet de penser l‘association d’une œuvre, la réconciliation éphémère, fragile, parfois douloureuse d’une œuvre avec son envers.

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Un point d’appui : la recherche de l’association, du deux (lieu du mot en particulier et de l’art en général).

Je préfère parler d’associations plutôt que de contradictions. Farber sait, en effet, « maintenir longtemps à vif les contradictions du film » (p. 42, écrit avec un ton admiratif). Mais la recherche de la contradiction n’est pas essentielle, elle est même trompeuse dans le sens où elle se transformerait en posture, donc en rigidification. Or, Rollet refuse tout ce qui se rapproche au figement, privilégiant absolument le mouvement. Pourtant, il utilise très fréquemment l’art du paradoxe, déjà présent dans les extraits que j’ai mis en exergue. Les exemples sont légion : « Peut-être faudra-t-il aussi désenfouir, voire accompagner, le termite qui sommeille en chaque éléphant blanc et le ronge de l’intérieur, si ce n’est aborder en termite, avec la myopie calculée d’une taupe, l’œuvre éléphant blanc pour s’efforcer de dégager ce qui en elle excède le vouloir-dire toujours un peu m’as-tu-vu de son créateur » (p. 63). Mais aussi, à propos du regard d’un enfant dans In the Street : « indécidablement couvert et découvert, masqué et démasqué, soustrait autant qu’ouvert au monde qui l’entoure », p. 204. Ici, Rollet rassemble au creux de son écriture les gestes apparemment inconciliables ; ailleurs, il cherchera au contraire à séparer pour restituer les mouvements d’un balancier ou l’organisation d’un récit ou d’une séquence. Le rythme d’un film se décrit fréquemment alors selon la métaphore de la diastole et de la systole. Ces jeux de battement sont constants.

Cependant, la fusion au sein du paradoxe comme la bipartition et le souci de distinction participent du même mouvement de la pensée : il ne s’agit pas tant de décomposer que de dédoubler ou redoubler. C’est même l’enjeu de l’activité critique : repérer dans un film ce qui cherche à s’échapper pour atteindre l‘autre bord. Je retrouve cela exemplairement dans l’éloge de l’écriture de Farber, où l’histoire du cinéma se réécrit à travers des descriptions ou des termes empruntés à la peinture : l’écriture critique ne transpose pas du tout des termes hérités de la critique picturale, ceux-ci ouvrent dans l‘écriture un espace par lequel ils rejoignent le film (remarque du même ordre lorsque Rollet parle du « cinéma de chambre », p. 173, des Straub) – ce ne sont pas des notations en ligne droite, mais des suggestions courbes pourrait-on dire, erratiques à la rigueur, où les notions de chaque art s’interpénètrent pour ouvrir un espace commun aux deux. D’où des alliances fréquentes d’un art à l’autre, comme lorsqu’un film des Straub s’achève « dans la joie de la poésie de Jean de la Croix et de la musique de Jean-Sébastien Bach » (p. 180). Ici, importance de la préposition « dans » ; plus loin, nécessité de la préposition « avec », parfois secondée par « selon ». « Moins les Straub sur Kafka que les Straub avec Kafka, selon lui » (p. 163). Espace et accompagnement, jusqu’au point où on ne peut plus les dissocier.

Lorsque Rollet étudie Amerika – Rapports de classe, le texte, essentiel pour tout amateur des Straub, et où résonnent toutes les harmoniques de ce recueil, suit justement un double accompagnement, celui des Straub « avec » Kafka, tout autant que celui de Kafka avec les Straub. Et Rollet de commenter : « Les Straub n’illustrent ni n’interprètent les textes qu’ils mettent en scène, ils y opèrent des prélèvements qu’ils concentrent et intensifient après avoir pratiqué, longtemps à l’avance, les relevés des lieux qui leur feront écho (…) Ni la littérature ni le cinéma comme tels ne les intéressent, seules comptent leurs rencontres avec eux et l’expérience commune qu’elles supposent » (pp. 162-163). La rencontre est l’incandescence de cette association. Elle déborde de loin la rhétorique comme le geste esthétique pour être nourrie par la vie. De ce fait, ce recueil n’oublie ni l’amitié ni l’amour : la dernière rencontre avec Jean-Claude Biette est très émouvante et le dernier paragraphe ouvre exemplairement sur un paradoxe. « I dream small » / « C’était sa grandeur » : manière encore de faire du paradoxe le lieu de l’accueil, de l’hommage, de la démesure des affects – et de la peine.

Mais on ressent également cette émotion de façon mineure, peut-être, mais constante, dans l’attention accordée aux couples : Farber qui écrit avec Patricia (c’est sur son prénom que se clôt le texte qui lui est consacré), les Lowry écrivant à deux dans le bonheur un scénario, bien sûr Straub et Huillet qui se répartissent tâches et paroles avec tant de tendresse. N’oublions pas aussi son attirance pour les œuvres faites (au moins) à deux : Pull My Daisy ou Mille Plateaux, où Guattari est aussi important que Deleuze. Ce n’est pas un détail : la création ne peut être solitaire et la conjugalité redéploie dans la vie et le désir la puissance d’association nécessaire à l’art. Cette présence du féminin crée, davantage qu’une dialectique : un dehors, un ouvert. Et c’est cela la promesse que la critique n’a pas à décevoir : rejoindre par l’écriture l’ouverture que désigne l’œuvre. Le dernier plan d’Amerika – Rapports de classe en est le signe. La « recherche d’une simple issue pour Kafka ou d’une utopie possible pour Straub » à travers « la ligne de fuite du fleuve au sein du grand théâtre de la nature » vaut sans doute pour l’écriture et le cinéma selon Rollet : une utopie possible où se réconcilient le langage et l’ouverture de la vie reprise, accélérée et recadrée par l’art. C’est encore en parlant de Farber que Rollet exprime le mieux son objectif : « rendre un film du dedans (…) sans cesser de le confronter au monde ou de l‘exposer à l’altérité intraitable du dehors » (p. 60) : non pas la clôture de l’argumentation critique mais l’effort d’un risque. La rêverie du sensible crée en contrepartie, en contre-mouvement, la précision du critique, pour en fixer les points d’échappée, par où précisément l’auteur s’ouvre à ce qui le met en déséquilibre : c’est précisément ce « dehors » de l‘œuvre.

Et derrière le monde et le dehors, se tient la vie, patiente, telle que l’art la ressaisit.

Un point de relance : les limbes, la profondeur, le troisième plan (lieu de l’amitié et de la vie)

Un paragraphe, à mes yeux, concentre les recherches de Rollet : il est au cœur de son texte, bref mais fondamental, sur Pull My Daisy. Rollet décrit un « moment de grâce », autour de rires et de la flamme d’une allumette. « Se conjoignent ainsi, presque miraculeusement, en un mouvement imprévu, fruit à la fois du regard aux aguets de Frank et de l’énergie en apesanteur de Leslie, le geste christophore de Rivers qui soulève l’enfant, l’envol émerveillé de Pablo, les volutes diaphanes de la fumée et l’écho poétique que leur apportent, ensuite, les versets innocents de Kerouac » (p. 221). Littérature, photographie, lumière ; mais aussi énergie, envol, arrachement. La vie est toujours à l’horizon du geste artistique (et c’est peut-être elle qui rend les paradoxes possibles dans son ignorance forcenée de la réconciliation). La quête artistique est une quête de l’Ouvert. Chez Rollet, l’Ouvert et le Profond ont parties liées. Il faudrait traverser un film comme on découvre un visage.

L’artiste part de la plus grande singularité, par exemple de son quartier comme Farber ou de sa rue comme Agee, et le regard est tellement intense qu’il ouvre le singulier sur l’universel dans un mouvement de désubjectivisation ou, pour le dire avec les termes de Rollet lorsqu’il regarde un film de Stan Brakhage : « l’écriture filmique » est « à la fois follement singulière et complètement détachée de son auteur » (p. 213). Ce détachement est précisément cette ouverture à l’universel plus encore qu’à l’Univers. Le chiffre trois en est un signe fragile.

Trois comme le troisième visage de Samuel Fuller, visage caché, disséminé, le plus ressemblant.

Trois comme les trois épigraphes au texte sur Anticipation of the Night de Brakhage : Larbaud, Rosenberg, Brakhage – poésie, critique d’art, cinéma. Le recueil met à jour, peut-être, une autre trinité, où s’enracine aussi l’écriture de Rollet (comme en reflet de la trinité des épigraphes) : Deleuze et Guattari, Mille Plateaux plus que L’image-mouvement et L’image-temps : l’expression de la ligne de fuite, l’urgence et la multiplicité du devenir sont essentielles pour Rollet, ce sont elles qui permettent de traverser dans la vie et l’écriture les « limbes » que l’art nous offre. Lacan, ensuite, régulièrement cité : comme un intercesseur vers les espaces de flottement du langage, comme un guide aussi pour approfondir ou appréhender les vacillements et les méconnaissances de la subjectivité. Breton, enfin, sur qui se clôt le recueil, et qui reçoit l’ombre de Nerval en épigraphe. Ce n’est pas seulement l’amour de la poésie, la ligne de perte qui réunit le romantisme et le surréalisme, c’est aussi une conception du style et de la clarté aveuglante du langage qui inspire l’écriture de Rollet. Si parfois on peut penser aux métaphores et à la musicalité particulière de Julien Gracq, c’est certainement lié à l’influence que Breton a eu sur Gracq et aussi certainement sur Rollet.

Trois, surtout, comme les trois âges que le texte sur In the Street relève.

Trois âges, qui sont aussi trois émotions, et qui permettent de reparcourir autrement le recueil de Rollet. Quels sont-ils ? L’enfance, l‘amour, la vieillesse. D’abord la force de l’infans comme « d‘une enfance à venir » (p. 212) : pas une remémoration, mais une propulsion vers les « confins » ou les « limbes ». Ces limbes apparaissent au moins deux fois : à propos de Tourneur, lorsque le pressentiment devient les « limbes énigmatiques du sentiment, leur matité irréductible plus que leur mutité apparente » (p. 118). Puis, pour clore apparemment le texte consacré à James Agee : « Un ultime regard adressé aux enfants d’un monde oublié dans les limbes de l’histoire ? » (p. 204). Limbes de l’histoire ou limbes du sentiment, sont-ils autre chose que le « paradis » que Rollet cherchait dans son ouvrage sur des œuvres de Jonas Mekas ? Lisières, confins, zones indécidables, esquisses : ce lexique du lointain et de l’indécis est aussi une façon de dire l’être-au-monde, non comme une permanence, ni même comme une plasticité, mais comme un espace à la fois conjoint et fragile, une direction inquiète.

Ensuite les rencontres de l’amour, les aventures de sa tendresse : l’érotisme fullerien en est le lieu privilégié dans ce recueil, pour explorer les métamorphoses d’un rapport au sentiment bien plus que celles d’une figure. C’est le texte le plus concret du recueil, celui qui montre aussi la pus grande patience d’analyse à observer à travers les scènes de baiser comment la représentation du sentiment amoureux ouvre l’œuvre de Fuller sur un décalage des stéréotypes de genre et, peu à peu, sur une « mort au-delà de la mort » (p. 153), qui est une autre façon de décrire les limbes dans le prolongement de l‘amour métamorphosé.

Enfin, c’est la vieillesse – c’est évidemment l’enjeu de Make Way for Tomorrow de Leo McCarey. Mais il est difficile de ne pas comprendre les dernières notes du livre comme la montée d’une dissonance inquiète ouverte par l’âge et la vie au cœur d’un passé de cinéma. La réflexion sur le texte d’André Breton permet de faire rimer l’année de la naissance de l’auteur et ce qu’il en est encore d’un rapport au cinéma. C’est l’une des rares mentions personnelles du texte, avec évidemment l’hommage à Biette, l’ami disparu. Ces « existences trop lourdes de cinéma » disent avec élégance aussi le retournement vers lequel toute vie mène, lorsque l‘image telle qu’on la vit écrase au lieu d’alléger. Cette mélancolie finale est aussi un questionnement : là où le cinéma permettait de vivre la perte et de la rendre à tous comme un petit morceau du Tout, qu’en est-il lorsque c’est lui-même, le temps passant, qui est emporté dans ce flot sans devenir ? L’écriture critique qui prend les images pour objet se nourrit alors d’un lyrisme souterrain mais souverain. Autre façon de concilier, encore une fois, les limbes et le dernier royaume.

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Descentes aux limbes, un livre de Patrice Rollet (Editions P.O.L., 272p., 19€90).

Images : Pull my daisy (Robert Frank et Alfred Leslie, 1959) / Manny Farber, Have a Chew on Me, 1983. Huile sur toile, 58 x 134 1/2 / Underworld U.S.A. (Samuel Fuller, 1961).