Le sertão au cœur du monde actuel

Vie, violence et résistance dans Bacurau

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I. Ouverture

Bacurau est le dernier film des réalisateurs brésiliens Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles, qui avaient déjà travaillé ensemble dans des productions acclamées par la critique telles que Les Bruits de Recife (2012) et Aquarius (2016). C’est aussi le nom (fictif) d’un petit village enfoncé dans le sertão du Nordeste brésilien où l’action se déroule, ainsi que celui d’un oiseau nocturne, un peu moche et agressif, qui habite la région. Le film appartient à la nouvelle vague du cinéma du Nordeste brésilien, mais il est aussi l’héritier d’une vaste tradition culturelle qui passe par le Cinéma Nouveau de Glauber Rocha, le cinéma marginal de Rogério Sganzerla, certains sommets de la littérature brésilienne comme João Guimarães Rosa, jusqu’à arriver à quelques motifs-clefs du mouvement musical du Tropicalisme, créé dans les années 1960 par Caetano Veloso, Gilberto Gil, Gal Costa, Tom Zé, parmi d’autres. Bacurau s’assume comme film de genre, sans pour autant se réduire à un seul. Il les croise plutôt et les transgresse, nouant des traditions cinématographiques brésiliennes aux westerns de Sergio Leone et Sam Peckinpah, mais aussi aux films d’action futuriste à la Mad Max (George Miller) et Robocop (Paul Verhoeven), aux films de terreur-trash de George Romero (Night of the living dead) et, surtout, aux films de John Carpenter. Tous ces éléments sont finement adaptés et incorporés à un contexte politique précis et localisé. Le film échappe ainsi aux formules et aux clichés faciles, et ne se rend pas facilement identifiable. Pendant ses 130 minutes il nous laisse parfois perdus, comme en suspension, avec une sensation prolongée de malaise et d’étrangeté, qui ne se dissipera jamais totalement, même pas quand les enjeux deviennent finalement clairs, que l’action se déclenche et atteint un rythme frénétique.

Rien dans ce film n’est le fruit du hasard. Dès son ouverture, l’usage d’une typographie ancienne et la chanson de Caetano Veloso, « Non Identifié », chantée par la voix douce et cristalline de la jeune Gal Costa, qui l’avait enregistrée en LP en 1969, nous renvoient au passé, et plus particulièrement au riche univers culturel brésilien de la fin des années 1960, quand le Tropicalisme, parmi d’autres manifestations artistiques de l’avant-garde, essayait de reconfigurer les traditions culturelles du Nordeste et du sertão en produisant des œuvres qui échappaient aux folklorisations condescendantes. En débutant ainsi le film, les réalisateurs nous suggèrent une piste d’interprétation qui mérite d’être considérée. En tant que mouvement esthétique-politique, le Tropicalisme a en effet proposé une intéressante grille d’analyse du Brésil, profondément scindé entre ses centres urbains en train de se moderniser et son immense territoire rural, encore bien enraciné dans le passé avec les héritages de l’esclavage, du colonialisme et de l’autoritarisme politique, sa pauvreté extrême, sa souffrance à cause du manque d’eau et de nourriture, cela surtout dans le sertão du Nordeste. Alors que diverses manifestations culturelles brésiliennes des années 1960 définissaient leur projet esthétique en prenant position en faveur des valeurs populaires contre celles du marché international et la logique du spectacle commercial, le mouvement tropicaliste refusa le choix entre ces alternatives esthétiques-politiques et fût ainsi capable de produire des chefs-d’œuvre musicaux, poétiques, théâtraux, cinématographiques et dans les arts plastiques. Le procédé général du Tropicalisme consistait à œuvrer à partir de la juxtaposition et de l’accumulation d’éléments venant de la tradition culturelle brésilienne populaire et de la modernité cosmopolite, sur ses versants pop ou érudits, sans jamais prétendre résoudre les contradictions dans une synthèse bien accomplie. Selon l’étude de Pedro Duarte, Tropicalia ou Panis et Circensis, « le procédé était celui de la juxtaposition des images, et non celui de leur subsomption dans un concept unique et général. (…) Le Tropicalisme est syncrétique et pas synthétique » (Duarte 2018, p. 13-14). Le Tropicalisme fut simultanément « pensée et consumérisme, politique et mode, critique et plaisir, érudition et pop, art et spectacle, brésilien et cosmopolite » (Idem, p. 24).

La chanson de Caetano Veloso, « Non Identifié », est à cet égard exemplaire. Dans l’enregistrement de Gal Costa, cet effort de juxtaposition des tendances opposées se montre déjà au niveau de l’orchestration musicale, qui mêle guitare et piano électriques, typiques du rocks et du yéyé des années 1960, donc de la musique pop d’exportation, avec des instruments d’orchestre employés à la manière élégante du compositeur moderniste Rogério Duprat. Rien d’absolument nouveau après l’apparition de l’album Sergent Pepper’s des Beatles, en 1967, sauf qu’à ce moment la musique populaire brésilienne n’était guère ouverte à ce genre de mélange culturel. En effet, si d’un côté le mélange culturel ou la « Gelée Générale », selon le titre d’une chanson tropicaliste de Gilberto Gil, provoquait l’enthousiasme des jeunes, d’un autre côté le mouvement souffrait aussi d’un rejet farouche. En 1967, une marche de gauche est organisée à Rio de Janeiro contre l’utilisation de la guitare électrique dans la musique brésilienne. On vivait alors sous une dictature civile-militaire, explicitement appuyée par des forces et des valeurs nord-américaines ; ce régime autoritaire s’endurcirait avec l’Acte Institutionnel n. 5 de 1968, dont les effets immédiats furent l’augmentation des emprisonnements arbitraires et l’intensification des tortures. Dans ce contexte de tensions politiques accrues, tout appel à des signes culturels non-brésiliens ou pas clairement nationaux-populaires étaient interprétés comme de la capitulation aussi bien politique que culturelle. Ce qui ne veut pas dire que le Tropicalisme était apolitique ou dépolitisé. Mais il refusait la politisation didactique et programmatique des versants gauchistes inspirés par le marxisme dogmatique.

En défiant cette interdiction esthétique-politique, les Tropicalistes ont créé des chansons iconiques comme « Procissão » (Procession) de Gilberto Gil, qui décrit ce qui se passe lors d’un cortège religieux traditionnel dans le sertão du Nordeste au son des guitares électriques et au rythme du rock and roll, suivant le procédé culturel de « l’anthropophagie » au principe du Modernisme brésilien de la fin des années 1920. Selon Oswald de Andrade, qui créa cet usage du terme « anthropophagie », il ne fallait ni rejeter ni simplement accepter ce qui nous venait de l’étranger, mais l’incorporer et le digérer en le transformant et en nous transformant en quelque chose d’autre. « Non Identifié » de Caetano Veloso est du « yéyé romantique » style kitsch, une chanson d’amour que son compositeur énamouré veut enregistrer dans une soucoupe volante, jolie métaphore du disque vinyle. Une fois lancée dans l’espace, le compositeur imagine que sa chanson brillera dans le ciel nocturne d’un petit village du sertão comme un objet volant non-identifié, attirant ainsi l’attention de sa chérie. Cette chanson nous présente un jeu de contrastes et de juxtapositions typiquement tropicaliste, entremêlant un romantisme anti-technologique (Caetano écrit qu’il veut faire une chanson d’amour sentimentale, façon « anti-ordinateur ») et une métaphore venant de la haute technologie futuriste, voire de l’univers de la science-fiction pop. Il s’agit d’un jeu de contrastes et de juxtapositions qui conserve l’opposition et la tension entre modernité et traditionalisme, entre localisme et globalisme, entre sentimentalisme et détachement. Placée au commencement du film, cette chanson nous projette dans un univers de contradictions sans résolutions, situées au cœur du sertão. En effet, le film sera organisé par la juxtaposition des forces opposées de la vie et de la mort, des relations communautaires et d’auto-protection, tissées par l’amitié, le respect et la solidarité, et des forces globales et impersonnelles, vouées à l’extermination des modes de vie de la population locale.

Le village de Bacurau est le lieu hétérotopique et hétérochronique où les racines coloniales et autoritaires du Brésil s’allient avec les puissances nationales et internationales actuelles, et déclenchent une violence meurtrière en s’appuyant sur des technologies de pointe aux aspects vintage. Ce n’est donc pas par hasard que l’objet volant non-identifié de la chanson de Caetano Veloso se matérialise dans le drone utilisé par la bande d’assassins internationaux, qui ressemble aussi à la soucoupe volante qui apparaît à la fin cathartique du film de Rogério Sganzerla, O Bandido da Luz Vermelha (Le Bandit de la Lumière Rouge), référence majeure du cinéma marginal brésilien de la fin des années 1960.

À partir d’une vue de la Terre prise depuis l’espace, la caméra s’approche de plus en plus vers la région du Nordeste jusqu’à nous plonger là ou commence le film. Nous découvrons alors un camion-citerne qui se dirige vers le village de Bacurau sur une route pleine de trous. Ainsi, la caméra nous projette dans un microcosme régionaliste tout en ayant comme arrière-fond le macrocosme ou l’univers lui-même. Subtile manière de nous faire remarquer que le sertão reste encore bien localisé dans les cartes géographiques qui attestent de son existence (même si à un certain moment la ville de Bacurau disparaîtra mystérieusement des cartes produites à partir des GPS). C’est aussi une manière encore plus subtile de nous dire que le sertão, tel que représenté par des artistes comme Glauber Rocha ou Guimarães Rosa, est resté une scène, contenant tous les éléments dont se composent les grands drames universels, avec ses batailles entre vie et mort, bien et mal. En effet, lors de son déroulement, le film fera quelques allusions à des chefs-d’œuvre du Cinéma Nouveau de Glauber Rocha, dont les films Deus e o diabo na Terra do Sol (Le Dieu noir et le Diable blond) et O dragão da maldade contra o santo guerreiro (Antonio Das Mortes) attestent d’une fascination du cinéaste pour l’univers des jagunços et des cangaceiros du Nordeste, ces bandes de la fin du XIXème et du début du XXème qui faisaient la loi là où il n’y avait que la loi de la violence.

Le film fait aussi une référence oblique à l’univers littéraire de João Guimarães Rosa, l’écrivain brésilien dont les textes ont élevé les enjeux locaux du sertão à une dimension universelle. Les réalisateurs lui rendent hommage à travers une chanson de Geraldo Vandré composée pour le film A hora e a vez de Augusto Matraga, réalisé en 1965 par Roberto Santos et inspiré du conte homonyme de Guimarães Rosa, qui fait partie du recueil Sagarana (1984). C’est l’histoire d’un conflit moral entre un violent fermier (Augusto Matraga) qui, après être sauvé de la mort par des guérisseurs locaux, se repent de son mauvais comportement et essaye de vivre une vie vouée au bien, jusqu’au moment où il est défié par un violent chef de bande et doit confirmer sa conversion morale lors d’un combat mortel. La chanson de Geraldo Vandré, « Requiem pour Matraga », située à l’extrême opposé du spectre esthétique et politique où se plaçait celle de Caetano Veloso, est devenue emblématique de la résistance à la dictature. Avec son élan épique et de fortes résonances morales, elle incite à tracer des connexions entre le moment politique du Brésil actuel (la montée de l’extrême droite), et notre passé dictatorial des années 1960, qui semble ne pas vouloir entièrement passer : « Je suis venu ici simplement pour vous dire ; personne ne me fera taire ; si quelqu’un doit mourir, que ce soit pour le meilleur ; tant de vie à vivre ; tant de vie pour finir ; tant de choses à faire, tant de choses à sauver ; toi qui jusque-là ne m’a pas compris, tu ne perds rien pour attendre. »

Comme dans la chanson de Vandré, l’exigence éthico-politique d’arracher la vie à la mort, même si c’est de façon violente, traverse Bacurau de fond en comble. Mais il faut aussi interroger le geste plus qu’osé par lequel les cinéastes ont décidé de combiner dans ce film ce qui n’a jamais pu aller bien ensemble, c’est-à-dire une chanson de Vandré et une autre de Veloso, suprême juxtaposition des contraires : ont-ils voulu nous dire qu’à l’heure actuelle il ne faudrait plus opérer avec les séparations tranchantes des années 1960, écartelant réflexion esthétique bien accomplie et engagement militant pur et dur ? Serait-il arrivé, le temps de ne plus distinguer les plans de la macropolitique et de la micropolitique ? Devrions-nous aujourd’hui suivre la rime suggérée par le film entre subtilité sagace et violence rapace des résistants ?

Voici un des sujets qui provoquent déjà de vives discussions entre les critiques qui font l’éloge de Bacurau car ils y voient l’appel à la violence rédemptrice ou même proto-révolutionnaire des guérillas populaires, à mi-chemin du banditisme, comme l’a proposé Ivana Bentes (CULT, 20 août 2019) ; et d’autres, comme le cinéaste Eduardo Escorel, qui voient dans ce film justement le danger d’une glorification inconséquente de la barbarie dans un contexte politique brésilien déjà saturé de violence (PIAUI, 29 août 2019). D’autres considèrent que Bacurau serait une œuvre pauvre, manichéenne et qui ne ferait que nous plonger encore plus dans la misère spirituelle où nous sommes déjà enfoncés. D’autres enfin considèrent que la seule façon de le rendre intéressant est de le prendre au sérieux en tant que film de fiction scientifique psychédélique et dystopique : rien ne se serait vraiment passé, puisque tous étaient drogués par les pilules hallucinogènes produites par le guérisseur local. Selon cette lecture qui vise à discipliner ses effets politiques soi-disant dangereux, le film ne serait qu’une dénonciation globale de la violence. C’est une interprétation possible, mais ce refus absolu de la violence nous amène à placer les habitants de Bacurau dans une position identique à celle de leurs envahisseurs étrangers. En outre, cette dénonciation aplatie de la violence est en contradiction avec le langage du film : les cinéastes n’ont en effet pas une attitude froide, détachée et neutre, un regard de surplomb dépolitisé et même moralisé, vis-à-vis de la violence.

Heureusement, Bacurau ne donne pas de réponses claires ou faciles à ce sujet. En dépit du recours à la chanson de Vandré dans deux moments-clefs, je ne considère pas que le film nous autorise à concevoir Lunga, le personnage queer et non identifiable joué par Silvero Pereira, comme une reconfiguration de Marighela, le militaire converti en guérillero urbain dans la lutte armée contre la dictature des années 1960-1970 (sujet du premier film de Wagner Moura, dont la sortie a été retardée en raison d’une censure bureaucratique de l’Agence Nationale du Cinéma). Lunga et sa bande de hors-la-loi, dont l’allure plutôt urbaine et décalée autorise à les caractériser comme des jagunços postmodernes, n’aspirent pas à la position de justiciers contemporains en lutte contre la dictature ou le fascisme. En effet, Lunga et ses potes ne sont appelés par la communauté que pour mener à terme la contre-attaque face à la menace de leur extermination. Ils n’incarnent donc pas le « peuple », de même qu’il ne s’agirait pas d’un appel déguisé à la révolution, d’une irresponsable glorification de la mort ou encore de la pure et simple banalisation de la violence, mais d’une lutte de résistance insoumise et rebelle pour arracher la vie à la mort imminente. Rébellion instantanée, pas de préannonce de la révolution ; de la révolte, et pas de la lutte de classes ; de l’immanence créative venant des formes de vie hétérogènes, et pas de projet politique révolutionnaire de nation, unifiée par la figure du peuple malheureux et réprimé. Bacurau reprend ainsi l’héritage de ces films brésiliens de la fin des années 1960 et début des années 1970, le Cinéma Marginal post-Cinéma Nouveau, dont l’analyse d’Ismail Xavier nous dit qu’ils auraient mis en place des personnages « transgressifs » et qui vivent des « expériences-limite, mais dans un contexte où la dissolution de l’histoire comme téléologie ne permet plus le retour de l’imaginaire d’un sujet historique ici inexistant : le peuple-nation conscient et préparé pour la révolution. » (2012, p. 195).

II. Biopolitique, nécropolitique et néolibéralisme au cœur du sertão

Nous pouvons maintenant nous rapprocher de quelques aspects de l’histoire racontée dans Bacurau, film qui nous invite à réfléchir à des questions politiques très actuelles, et qui, à mon avis, pourraient être saisies grâce aux concepts de biopolitique, nécropolitique et néolibéralisme. Bien évidemment, il ne s’agira pas de discuter en détail ces notions, mais plutôt d’établir des corrélations entre elles et des éléments-clefs du film.

Dès le commencement, l’enjeu politique du film est bien exposé : le manque d’eau à Bacurau n’est pas dû à des circonstances naturelles, mais à des interventions politiques. Cette portée politique se confirme quand le maire Tony Jr. (Thardelly Lima), candidat à sa réélection, se présente au village en grande pompe, dans un camion affichant son portrait et diffusant à plein tube l’horrible jingle de sa campagne. Un curieux système d’alarme, activé par des sentinelles qui s’appuient sur les réseaux Whatsapp, avertit les habitants de son arrivée. Tous disparaissent quand le leader politique arrive, dans une scène à la fois bizarre et amusante. Puisque les habitants ne reconnaissent pas l’autorité du maire, il leur propose un jeu d’échanges autour de leurs conditions vitales, fondé sur la manipulation électorale. Il se dit ouvert au dialogue, il dit que le problème avec l’eau peut être résolu, qu’il est là pour prendre soin de la population. La proposition reste implicite : il y aura de l’eau s’il reçoit les votes de la communauté.

Il ne s’agit pas d’une action gouvernementale visant à contrôler les comportements au prétexte d’améliorer les conditions de vie de la population, mais de dire clairement aux habitants que leur vie ne deviendra meilleure qu’à condition qu’ils se laissent bien gouverner. Il s’agit alors d’une forme particulière de gouvernement des vivants qui s’appuie sur la création artificielle et contrôlée de situations de pénurie pour mieux jouer avec la liberté des citoyens et les conduire à donner leur soutien au leader régional. Dans ce contexte, l’offre de médicaments antidépresseurs très forts et sans contrôle médical nous suggère qu’il s’agit même d’une pharmaco-biopolitique : plus que d’apaiser les besoins de culture, de nourriture et d’eau de cette population, le maire veut aussi calmer leurs humeurs, de manière à amoindrir leur hostilité politique. Quoi qu’il en soit, si l’abus de pouvoir est évident, il est vrai aussi que les villageois ne se laissent pas gouverner facilement : ils disent non, s’organisent, résistent de façon concertée, se cachant dans leurs maisons pour mieux l’outrager. On est là sur un terrain plutôt connu, au Brésil.

Les choses deviennent beaucoup plus compliquées et étranges avec la soudaine et bruyante arrivée d’un couple de motards, puis la découverte de personnes assassinées sans raison apparente dans une ferme voisine. La tension augmente encore lors d’une réunion entre les motards et un groupe d’étrangers aux objectifs énigmatiques. Peu à peu, on découvre que les étrangers sont des suprémacistes blancs, puisqu’ils renforcent leur identité raciale en se distinguant de façon méprisante par rapport aux traits physiques des Brésiliens, jugés insuffisamment « blancs ». L’ironie est claire : de même que les motards venant du Sud-est du pays méprisent les habitants de Bacurau, les étrangers aussi se moquent de leurs vains désirs de distinction par rapport aux gens nés dans le Nordeste. Et c’est ainsi qu’on comprend que les étrangers sont venus au sertão pour s’engager dans un jeu d’extermination promu par une organisation internationale où les compétiteurs marquent des points à chaque fois qu’ils tuent quelqu’un, toujours selon des règles bien définies. Les prescriptions sont établies par des gens qu’on ne voit pas, mais dont les commandements sont transmis par des oreillettes. En tuant eux-mêmes deux chevaliers qui venaient de découvrir les assassinats commis par la bande dans la ferme, les motards ont indûment violé les règles d’un jeu auquel ils n’étaient pas invités à participer. La froideur et l’impersonnalité de ces joueurs qui n’ont aucune relation entre eux et qui ne font que respecter des règles venues d’ailleurs compose bien l’allégorie du néolibéralisme, avec son ethos de la concurrence et ses pratiques individualistes orientées par le principe d’efficacité.

Ainsi, le jeu biopolitique par lequel le leader régional négociait avec les conditions vitales de la population se voit soudainement réorienté vers le jeu de la nécropolitique, selon lequel la production réglée et organisée de la mort s’autonomise absolument par rapport à toute contrainte liée à la garantie de certaines formes de vie. Si dans le jeu biopolitique, il restait une marge de manœuvre et de liberté dans les relations de pouvoir entre l’autorité politique et les pratiques de résistance de la population, maintenant tout change radicalement avec l’institution d’un champ d’extermination sous des conditions technologiques préalablement contrôlées. Bien sûr, à la fin de l’histoire, on verra qu’il y a toujours eu des relations très bien entretenues entre l’autorité politique locale et la bande internationale, ce qui montre que les frontières entre certains versants de la biopolitique et de la nécropolitique peuvent parfois devenir à peu près grises. Le travail commandé aux motards était en fait de préparer le champ nécropolitique pour que se déroule le jeu de tuerie hyper-réaliste, c’est-à-dire de suspendre le réseau Internet et de planifier une coupure d’électricité pour plonger les protagonistes de cette tuerie institutionnalisée dans une atmosphère encore plus terrifiante.

Dans ce jeu nécropolitique très particulier, la tuerie est gratuite et non pas déterminée par de clairs intérêts d’ordre économique ou politique. Voilà donc une allégorie de la glorification contemporaine de la violence : il s’agit de tuer pour tuer ; parce que cela nous fait plaisir ; parce que cela renforce nos convictions fanatiques ; parce que cela augmente la crainte de la population ; parce que cela rend plus palpable et significative notre existence oubliée ; parce qu’en tuant, cela nous permet de décharger des affects réactifs tels que la haine, le désir sexuel réprimé et le désir de pouvoir absolu. Le film est ainsi une remise-en-scène des génocides menés par les nazis, les staliniens et, avant eux, par les agents des états impérialistes de la fin du XIXème et début du XXème. Ce n’est pas un hasard si le sinistre personnage incarné par Udo Kier, Michael, un Allemand émigré depuis longtemps aux États-Unis, nous fait penser à Kurtz, le commerçant d’ivoire égaré dans la jungle de l’Afrique dans Au cœur des Ténèbres de Conrad (2008), mais aussi au militaire déserteur dans la jungle du Vietnam d’Apocalypse Now de Coppola.

Ce qui à première vue pouvait ressembler à des exagérations propres au genre des dystopies s’avère être une allégorie de la violence socio-politique contemporaine. En effet, en créant ce groupe d’assassins globalisés, Mendonça et Dornelles nous confirment l’argument de Wendy Brown (2003) selon lequel la rationalité agressive et concurrentielle du néolibéralisme – qui s’épanouit partout dans le monde en produisant de la dérèglementation de droits et en exposant des populations déjà vulnérables au risque de la superfluité et de la mort – peut bien s’ajouter à la violence ouverte et fanatique du conservatisme raciste des fondamentalistes chrétiens. Ainsi, la création fictive de ce laboratoire de production de la mort en plein air n’est pas de l’ordre des métaphores exagérées. Au cœur du sertão appauvri du Nordeste brésilien, si éloigné des centres globalisés, on rencontre des représentants de ce qu’il y a de pire dans le monde contemporain : un safari où les proies sont les pauvres, les femmes, les noirs, les indigènes, la population LGBTQ, les enfants. Ainsi, ce film n’est pas le fruit d’une imagination nourrie par le goût du cinéma futuriste ou dystopique, style science-fiction gore, mais le résultat d’une précise réflexion politique sur les graves problèmes d’aujourd’hui au Brésil et ailleurs. Plutôt que la figuration imaginaire d’un non-lieu où les gens vivraient sous des conditions oppressives, ce film est l’allégorie, peut-être hyperbolique, de déraisons politiques déjà bien ancrées au cœur de notre temps.

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III. La résistance sera queer, hétérotopique et solidaire

Bacurau est une composition complexe à plusieurs voix non seulement parce qu’il est le résultat du travail conjoint de deux réalisateurs, mais aussi parce qu’on y trouve beaucoup de figurants venant des villages du sertão du Seridó, et parce que le sertão et la communauté s’y interprètent eux-mêmes. Quand ils nous présentent le village de Bacurau, Mendonça et Dornelles jouent avec nos attentes fondées sur les représentations folklorisées du Nordeste et du sertão. Teresa est de retour pour dire adieu à sa grand-mère Carmelita, personnage joué par Lia de Itamaracá, figure de proue de la culture populaire en tant que danseuse et compositrice de cirandas, genre musical de Pernambuco. Morte à 94 ans, Carmelita est l’incarnation du village de Bacurau et tous se réunissent pour pleurer sa mort dans la maison de son fils, le professeur Plínio (Wilson Rabelo). Ce n’est pas fréquent de trouver des familles noires au cœur du sertão, mais celles-ci trouvent leur origine parmi d’anciens esclaves évadés qui ont formé des quilombos existant encore aujourd’hui.

Les réalisateurs nous plongent alors au milieu des rites funéraires. Mais ceux-ci ne sont pas du tout traditionnels, puisqu’au lieu des chants religieux, on entend une chanson triste de Sérgio Ricardo, « Bichos da Noite » (« Bêtes de la Nuit »), composée en 1967. Sérgio Ricardo, comme Geraldo Vandré et Caetano Veloso, figurait parmi les chanteurs et compositeurs du Nordeste dans les festivals promus par les chaines de télévision durant les années 1960, et d’où sont sortis certains des principaux compositeurs brésiliens. Ces musiciens et compositeurs sont honorés dans le film à travers la figure populaire du joueur de guitare, qui apparait toujours avec son instrument, soit pour chanter les adieux à Carmelita, soit pour affronter les motards en les ridiculisant à coups de rimes, montrant au passage que les attitudes condescendantes vis-à-vis de la culture populaire ne sont pas admises à Bacurau. Pendant qu’il chante ses vers improvisés, il leur montre les dents, dans une attitude à mi-chemin entre agressivité et moquerie burlesque.

Régulièrement, on aperçoit une église catholique dont les portes restent entrouvertes, mais que les habitants semblent n’utiliser que comme entrepôt. Cela est peut-être le seul aspect vraiment fictionnel du film, au sens d’une intervention presque absurde et abusive : les réalisateurs remplacent consciemment la très forte croyance religieuse des sertanejos (le peuple du sertão) par d’autres éléments culturels fondamentaux, tels que le jeu de la capoeira, la composition musicale populaire, mais aussi des manifestations de la culture érudite, symbolisée par la bibliothèque du professeur Plínio. Cette absence simultanément discrète et frappante de la religion chrétienne dans la vie du village ouvre un espace pour différentes formes de vie, différentes pratiques culturelles, orientations sexuelles et identités de genre, comme on le verra par la suite. Quand quelqu’un demande à Domingas (interprétée par Sônia Braga) et à Plinio d’ouvrir à nouveau les portes de l’église, la médecin lui dit qu’elles n’ont jamais été fermées.

Dans sa composition kaléidoscopique, cette communauté comporte des traits queer, déviant des normes hégémoniques du bon comportement bourgeois et chrétien, qui méritent d’être considérés attentivement. Pendant que le peuple se presse dans la maison de professeur Plinio autour du corps de Carmelita, des cris et des insultes surgissent du dehors. C’est ainsi que Domingas fait irruption au milieu de la rue, entourée par une femme qui essaye de la retenir. Montée sur une chaise, elle semble farouche et jalouse : avec des yeux exorbités, elle crie et demande si tous ces gens-là seront présents lors de son propre enterrement. Par la suite, on verra que Domingas est calme et souveraine quand elle n’est pas ivre. Jamais on ne verrait ce genre de scène dans une représentation folklorisée de la célébration de la mort dans une petite communauté populaire du sertão. À travers l’étrangeté de ce moment, il s’agit de nous faire comprendre qu’on n’est pas au milieu d’une communauté populaire traditionnelle, clôturée et identitaire, renfermée sur elle-même, idéalisée. À Bacurau, il reste encore de la place pour les harangues et les comportements qui rompent l’épaisseur et la stabilité du lieu. Une fois que Domingas est raccompagnée, le professeur remercie les présents en faisant un discours dans lequel il fait allusion à la diversité de la famille dont Carmelita était la matriarche, composée de simples travailleurs mais aussi de docteurs, des gens qui habitent au sertão et de gens qui habitent au Sud-est du Brésil ou en Europe, de musiciens, de putes et de prostitués hommes, mais d’aucun bandit. Voilà une bonne description de cette communauté queer, mais aussi hétérotopique, puisque ce lieu « absolument autre » fait partie de ces « contre-espaces », de ces « utopies localisées » à la fois « mythiques et réelles », qui contestent les lieux normaux où nous vivons d’habitude, pour reprendre les termes de Michel Foucault (2009, p. 24-25).

Si le professeur Plinio est le pilier intellectuel de la communauté, Domingas symbolise leur colonne au plan du soin de leur santé. Seul médecin dans le village, Domingas représente la figure du care sans pour autant correspondre au stéréotype de la féminisation du care : lesbienne, libre, courageuse, âgée, ivre, souveraine, farouche, les cheveux longs et blanchis, le regard simultanément doux et endurci, elle est l’autorité à laquelle tous recourent en cas de besoin. Et il ne faut pas oublier que Sônia Braga était un symbole de la sensualité du cinéma des années 1970 : son apparition envieillie contribue à confondre et à déstabiliser les attentes des spectateurs. L’importance de Plinio et de Domingas devient évidente pendant l’assemblée nocturne, tandis qu’ils discutent avec la communauté de ce qu’ils doivent faire des dons du maire. Pendant que Plinio se charge des livres et de la nourriture, Domingas avertit la population du danger que représentent les médicaments. Elle explique que ceux-ci, déjà consommés par des millions de personnes dans le pays, ont des effets nocifs, qu’ils rendent les gens accros et abasourdis. Tous sont libres de faire ce qu’ils veulent, mais l’autorité de Domingas et de Plinio est respectée. Ainsi, ces gens au bord de la famine se déplacent de façon très polie et organisée pour prendre la nourriture dont ils ont besoin.

Quand la vie quotidienne reprend son cours après l’enterrement, on voit un homme et deux femmes se baigner ensemble. Un camion arrive à Bacurau avec des prostitué·es, hommes et femmes, et des travesties. Il est conduit par une femme d’âge moyen, avec les cheveux lilas, et son arrivée ne semble produire aucune perturbation dans la vie du village. L’important ici est de remarquer que leur arrivée n’est pas épisodique ou gratuite, puisqu’elle aide à composer le tissu délicat qui constitue cette communauté queer. Ainsi, l’apparition de cette troupe de travailleurs du sexe est le contraire de l’hypersexualisation des femmes et des enfants par le tourisme sexuel, si évidente dans le Nordeste. À Bacurau, les enfants vont dans une école où les professeurs prennent soin de leur éducation, aussi bien qu’ils jouent avec eux : là-bas, les enfants sont de vrais enfants. En l’absence des pouvoirs religieux, les travailleurs du sexe ne sont pas vus comme des aberrations, ni comme des moyens de donner libre cours à des désirs débridés. Et c’est ainsi qu’on se rend compte que dans cette communauté, il y a des couples queers, comme le jeune homme et la travestie Darlene. Ils habitent ensemble à l’entrée du village et agissent comme des sentinelles, informant les autres par Whatsapp des arrivées à Bacurau.

La prostitution est ainsi considérée par les habitants comme un travail parmi d’autres. Domingas ne semble pas se fâcher quand sa compagne couche avec un des prostitués dans la maison où ils cohabitent. Cependant, tout change radicalement quand, en sortant du village, le maire oblige une des prostituées du camion-bordel à l’accompagner pour lui rendre des services sexuels. La propriétaire du camion et ses travailleurs se rassemblent autour de la voiture du maire où la jeune fille est embarquée de force par la milice du politicien. Domingas s’approche du véhicule et dit au maire, de façon menaçante : « Si tu la blesses, je te coupe la bite et je l’offre aux poules. » Ce qui dérange la communauté n’est pas la prostitution, mais la violence masculine de l’homme blanc contre la femme noire. Nous voici au cœur d’un sertão moderne et civilisé, orienté par les valeurs du respect et de l’acceptation des différences. Bacurau est ainsi l’hétérotopie du Brésil contemporain, maintenant terrorisé par sa propre diversité ; c’est ce lieu autre, à la fois réel et mythique, où vivent ensemble des noirs et des blancs, des enfants et des personnes âgées, des hétérosexuels et des homosexuels, des prostitués, des travestis et des professeurs, la médecin formée à l’université et le guérisseur qui vend sa production agricole dans les marchés de rue.

Damiano (Carlos Francisco), le sorcier local, fabrique les pilules artisanales à partir de plantes hallucinogènes macérées dont toute la communauté se sert quand l’heure du combat est venue et qu’ils doivent suspendre leurs craintes et leur civilité. Damiano est le premier à envisager l’étrange objet volant dans le ciel du sertão, mais il ne se laisse pas tromper, il sait bien que quelqu’un est en train de surveiller la communauté en utilisant un drone qui ressemble à une soucoupe volante. Une fois de plus, aucune ingénuité. Dans une des scènes les plus épatantes du film, propre à faire crier d’effroi comme de joie, Damiano apparait nu tandis qu’il prend soin de ses plantes médicinales. Doucement, il parle avec elles pendant qu’il les arrose. Deux envahisseurs, un homme et une femme, mettent le feu à sa cabane et s’apprêtent à le tuer de sang froid. Impossible de ne pas avoir peur pour lui, image sensible et délicate de la fragilité humaine toute exposée à la mort violente et imprévue. Jusqu’au moment où cette vie nue réagit avec encore plus de violence, en explosant la tête de l’agresseur par une décharge bien ciblée de fusil de chasse de gros calibre. Quand sa complice, en panique, tire contre la cabane, c’est la femme de Damiano qui intervient, elle aussi nue : en tirant contre la tueuse, elle explose sa main et la fait tomber par terre, baignée dans son propre sang. Damiano et sa femme s’approchent et lui demandent : « Est-ce que tu veux vivre ou est-ce que tu veux mourir ? » Voilà un choix qui ne leur étaient pas offert par leurs agresseurs. Les trois personnages communiquent par le biais du logiciel de traduction du téléphone portable de la jeune femme blessée. La scène est à la fois horrible et ironique, et montre que les habitants de Bacurau ne se sont pas engagés dans un jeu de tuerie, puisqu’ils essaient même de la sauver.

La perspicacité raffinée des habitants de Bacurau se manifeste aussi à travers la propriétaire du bar local, où les deux motocyclistes font mine de vouloir boire un verre pour y installer discrètement un appareil destiné à couper le réseau Internet du village. Ils se comportent comme des touristes typiques, ils n’ont pas le temps de faire même pas une courte visite au Musée Historique du village, lieu hétérotopique et hétérochronique qui aura une importance capitale dans le film. En buvant une bière, Marie (Karine Telles) s’enquiert négligemment du nom du village. Quand la propriétaire lui répond que c’est « Bacurau », João (Antonio Saboia) demande à un enfant comment on appelle les gens qui y naissent. Réponse rapide : ce sont des gens. Le motocycliste ne semble pas l’avoir compris mais l’enfant, lui, a bien compris son mépris. Qui en effet méprise qui ? Quand Maria demande la signification du nom « Bacurau », la propriétaire du bar lui répond simplement qu’il s’agit d’un oiseau. Le dialogue est à nouveau exemplaire : « Un petit oiseau, alors ? Non, j’ai dit un oiseau, il n’est pas petit. Est-il déjà éteint ? Non, pas ici. Il sort pendant la nuit, il est très agressif. »

Finalement, à Bacurau se trouvent aussi des criminels qui s’efforcent de se convertir au bien, comme Acácio (Thomás Aquino), surnommé Pacote, « Paquet », nom de code bien approprié pour un jeune tueur urbain. Le personnage d’Acácio rend le film encore plus complexe, puisqu’il se situe à mi-chemin entre l’assassin froid et impitoyable et le doux et beau jeune homme. Acácio/Pacote est en fait une synthèse des gens du Nordeste, à la fois doux et sympathiques, mais aussi courageux et violents lorsque cela est nécessaire. En effet, au fil de l’histoire brésilienne, la population du Nordeste a rejeté plusieurs invasions étrangères, et ils furent les premiers à lutter pour leur indépendance contre le Portugal. Il faut aussi se rappeler que c’est au cœur du sertão de la Bahia, dans la ville de Canudos, qu’à la fin du XIXème, s’est déroulé l’un des combats les plus sanglants contre les forces militaires de la jeune république brésilienne ; c’est là que s’est rassemblée une immense population de sertanejos, des noirs et des indiens évadés, autour d’un leader religieux messianique, Antonio Conselheiro. Si le village de Canudos a été détruit par les forces militaires républicaines, les insoumis et les rebelles ont combattu jusqu’à la fin et beaucoup de militaires sont morts là-bas. À Bacurau, quand les actions criminelles des étrangers sont découvertes, Pacote fait appel au groupe de Lunga. À ce moment intervient pour la première fois la chanson épique de Vandré, faisant allusion au texte littéraire de Guimarães Rosa : le criminel qui voudrait se convertir au bien voit alors ses efforts moraux réduits à néant.

Lunga et sa troupe font alors leur première apparition dans le film, dans une scène inoubliable : le spectateur ne voit que ses yeux reflétés dans un petit morceau de miroir pendant qu’il applique du crayon noir autour de ses yeux, geste par lequel on voit aussi qu’il a du vernis noir sur ses longs ongles et qu’il porte beaucoup d’anneaux aux doigts. Tout cela nous est montré au son d’une musique de chambre douce et mélodieuse, nostalgique, la valse « Entre as Hortênsias », de Nelson Ferreira. Cette scène fait référence à celle où Jorge, l’assassin du film de Rogerio Sganzerla, le Bandit de la Lumière Rouge, se rase en face du miroir, tout vaniteux, en sifflant le boléro « Una Mujer » de Gregório Barrios. Ces deux scènes nous renvoient aussi au drapeau-poème de Helio Oiticica, emblème tropicaliste composé de l’image d’un bandit mort et de la phrase « Soyez marginal, soyez héros », aussi de 1968. La scène dans le film de Sganzerla s’achevait avec une demande existentielle, posée par le bandit à lui-même : « Qui suis-je ? » Lunga est lui aussi un personnage énigmatique, non identifiable. Comment le définir ? Lunga est l’incarnation d’un mélange racial dont le résultat échappe absolument au mythe du creuset des races amenant à la formation d’une population brésilienne dite cordiale. Vu sous le soleil aveuglant du sertão, Lunga semble être un sertanejo aux cheveux blonds, figure typique de la région. Pendant la nuit, il apparait comme presque noir, avec son corps bronzé et musclé. Durant le combat, Lunga ressemble à un indigène, dont les peintures sur le visage et le corps sont faites du sang de ceux qu’il tue sans pitié, en coupant leur tête à coups de machette. Lunga est ainsi une espèce de mémoire collective incarnée : sur son corps et son visage se réunissent les corps et les visages de tous ceux qui, au long de l’histoire du Brésil, auront osé résister par la violence à la domination violente. Il ne sourit jamais et ses sourcils sont toujours froncés, comme s’il était possédé par l’esprit de ces cangaceiros, de ces esclaves évadés et de ces indigènes anthropophages qui n’auront jamais voulu faire la paix avec les Européens. Bref, il incarne l’esprit des vaincus de l’histoire. Lunga est à la fois urbain et paysan, homme et femme, ex-élève avec des dons pour l’écriture et tueur professionnel qui n’épargnera personne quand il s’agit de sauver les habitants du village qui l’a rejeté. Lunga et ses amis incarnent la méchanceté agressive, et rien dans leurs visages et leurs comportements rudes ne suscite l’identification facile ou immédiate. Et cependant, quand ils reviennent à Bacurau pour faire face aux agresseurs, toute la population les reçoit avec effusion.

Le rituel de la communauté qui s’organise pour faire face à la guerre mérite aussi quelques considérations. Pendant que la jeune prostituée fait l’amour avec quelqu’un dans le camion-bordel, d’autres habitants du village se réunissent autour du professeur Plinio et d’un petit groupe de musiciens qui jouent des instruments traditionnels pour accompagner le jeu de la capoeira. Ce jeu est un rituel de préparation pour la guerre, mais il est associé à la musique techno-retro de John Carpenter, « Night », tirée de l’album Lost Themes de 2015. L’effet est très fort puisque la musique marque bien le rythme des mouvements des joueurs de capoeira, restitués au ralenti, sous le ciel étoilé d’un sertão emballé par un rythme étranger. Les joueurs sont tous maladroits, ce qui accentue leur fragilité et leur impuissance, mais aussi leur courage : ils sont déterminés à ne pas se laisser tuer sans lutter. La juxtaposition temporelle du moderne et du traditionnel, selon l’esprit antinationaliste et anti-traditionaliste du Tropicalisme, frappe à nouveau. On est ainsi bien préparés pour la guerre à venir, et quand elle viendra finalement, l’École et le Musée Historique de Bacurau joueront un rôle capital.

L’école est bien équipée et les enfants apprennent à manipuler des instruments de musique aussi bien que des ordinateurs connectés à Internet : tout le contraire des écoles publiques brésiliennes, toujours en crise. C’est dans cet espace de culture et d’apprentissage que les habitants de Bacurau apprendront à se défendre avec leurs propres moyens. Pacote, Plínio, Teresa, Erivaldo et d’autres se cachent là, ainsi que les institutrices et les enfants, ceux-là sous des chaises et des tables. Deux des agresseurs étrangers passent en face de l’édifice et la femme décide de tirer contre ses murs. Les deux seront tués par des tirs venant de cette école singulièrement nommée João Carpinteiro, en allusion au film de 1976 de John Carpenter, Assault on Precint 13, dont la scène s’inspire. Encore plus importante est la place occupée par le Musée dans la résistance. Dirigé par l’épouse de Domingas, il est l’édifice le mieux conservé du village et les habitants sont fiers de ce lieu, qu’ils invitent les « touristes » du Sud-est à visiter. On découvre le musée à travers le regard d’un des tueurs étrangers qui s’y trouve quand la bande d’envahisseurs décide d’exterminer tous les habitants du village. Terry (Johnny Mars) fait sa visite lentement, son arme prête à décharger ses grosses munitions. Il regarde des objets artisanaux, en vole un, il voit aussi des photographies anciennes qui montrent des matriarches aussi bien que des cangaceiros, des vieilles pages de la presse locale et des photos de têtes décapitées. Il s’amuse en voyant que les habitants ont pris les vieilles armes qui y étaient exhibées. Et c’est alors que la caméra se détourne de lui et recadre sur un tapis de paille, d’où surgit un révolver. Lunga tire deux fois puis se lance contre l’étranger blessé et lui coupe la tête. On ne voit pas la scène, mais on entend les cris de l’étranger et de Lunga, dont les yeux exorbités et le visage tâché de sang sont comme des visions de l’enfer. Le même sort sera réservé à l’autre agresseur quand il essayera de se cacher dans le Musée.

Le choix des réalisateurs est plein de sens. C’est bien l’histoire des luttes de résistance du peuple du Nordeste qui est célébrée au Musée, et si Lunga se cache justement là-bas, c’est peut-être pour mieux faire ressortir qu’il est l’incarnation benjaminienne de l’esprit des damnés de la Terre, qu’il est l’ange exterminateur qui revient au monde pour détenir le temps historique et ressusciter la cause perdue des morts. Ce trou dans le sol du Musée montre bien qu’il s’agit d’un lieu non pas seulement hétérochronique, mais surtout d’une hétérotopie, laquelle a « pour règle de juxtaposer en un lieu réel plusieurs espaces qui, normalement, seraient, devraient être incompatibles. » (Foucault 2009, p. 28-29) Au milieu de la plus grossière violence, voilà aussi une manière assez subtile de rendre hommage à la sagesse courageuse des luttes de résistance du passé. Voilà pourquoi la directrice du Musée ordonnera que les taches de sang sur les murs du bâtiment ne soient pas nettoyées : il faut laisser vivant le témoignage de la lutte mortelle pour sauver la vie de la communauté. Le musée et l’école nous sont alors présentés comme des armes de lutte contre la violence impersonnelle, aveugle et ignorante, et comme des lieux d’embuscade où s’accumulent des ressources de vie conservée dans le temps. Dans le Musée et dans l’école, le temps s’arrête pour que soit refaite à nouveau « l’archive générale » de la mémoire des luttes de résistance du Nordeste, pour encore reprendre les termes de Foucault (2009, p. 30). Et comme il s’agit de rendre vivante cette mémoire des luttes, quand le DJ et animateur de la radio fait l’annonce des morts de la communauté, nous entendons des noms tels que ceux de Marisa Letícia, épouse morte de l’ex-Président Lula, et de Marielle. Une fois le combat terminé, Acácio/Pacote demande à Teresa si la bande de Lunga n’aurait pas exagéré dans ses actes de violence et de vengeance. La réponse de Teresa est claire et cristalline : « Non ».

A la fin, le retour de la chanson épique de Vandré fait signe vers l’action populaire violente, mais on a compris qu’il s’agissait plutôt de sauver la vie de ceux qui étaient assiégés. Cependant, beaucoup de commentateurs ont critiqué le film à cause d’une soi-disant glorification de la violence et d’un manque de dialogue. Or, ceux qui se plaignent semblent ne pas avoir compris une scène magistrale, dans laquelle Domingas essaye justement de dialoguer avec Michael. Placée à l’entrée du village comme un sphinx, imposante et courageuse face à l’étranger qui la menace de mort avec son couteau, Domingas parle avec lui en portugais et par des mimiques. Elle lui demande pourquoi ils font ce qu’ils font, il ne lui répond pas. Elle l’invite à goûter du guisado et du jus de caju, des offrandes qu’elle-même a goûtées pour lui assurer qu’il ne s’agit pas d’un piège ; en même temps, la radio diffuse la pop du Spandall Ballet, True, pour que l’ambiance soit agréable à l’étranger. Mais celui-ci ne veut pas d’amitié. Sans rien goûter, Michael retourne la table avec violence. Et s’il ne la tue pas, c’est parce qu’il ne considère pas les femmes comme des bêtes dignes d’être chassées.

Finalement, il ne faudrait pas croire que le recours à la violence extrême par les habitants de cette communauté queer et respectueuse des différences soit lié à une absence de projet politique ou de projections utopiques pour le futur. Si les habitants de Bacurau ne croient plus à la révolution, et s’ils ne se laissent pas fasciner par le messianisme religieux, la religion chrétienne y étant absente, c’est parce que le film nous propose une hétérotopie dans laquelle différentes manifestations culturelles s’associent déjà pour former une vie communautaire hétérogène. Ainsi, le manque d’utopie est dû au fait que dans cette hétérotopie cinématographique, la communauté semble déjà avoir accompli, ici et maintenant, quelque chose de plus important qu’un projet politique d’émancipation future : ils ont déjà constitué des coalitions entre différentes manifestations culturelles et entre différentes formes de vie, pour cultiver la vie avec son intelligence, sa diversité et sa créativité contre les forces obscurantistes du conservatisme meurtrier contemporain, si répandu au Brésil et partout le monde. Bref, et pour reprendre son ouverture musicale, ce film pourrait être interprété comme une « chanson d’amour » qui célèbre la lutte de résistance communautaire et rebelle au nom de la vie, en faisant une apologie des liens d’amitié et de solidarité entre des gens qui ne sont pas identiques. Bacurau est donc le lieu hétérotopique où la diversité brésilienne n’est pas à craindre, aussi bien qu’elle n’est pas un projet à accomplir à l’avenir, puisqu’elle est déjà là. Bacurau est l’endroit où cette diversité brésilienne montre déjà son visage sans peur ni crainte. Ce n’est pas peu, je le crois, et surtout à l’heure actuelle.

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Références musicales :

Caetano Veloso, Non Identifié, interpr. Gal Costa, 1969 :

Geraldo Vandré, Requiem para Matraga, 1979 :

Sérgio Ricardo, Bichos da Noite, 1967 :

Nelson Ferreira, Entre as Hortênsias, 1962 :

John Carpenter, Night, 2015 :

Références bibliographiques :

Ivana Bentes, « Bacurau e a síntese do Brasil brutal » in Revista Cult ! 29 aout 2019.

Wendy Brown , « American Nightmare: Neoliberalism, Neoconservatism, and De-democratization » in Political Theory, vol. 34, n. 6 (Décembre) 2006.

Joseph Conrad, Coração das Trevas, trad. Sérgio Flaksman, São Paulo : Cia. das Letras, 2008.

Pedro Duarte : Tropicália ou Panis et Circensis. O livro do disco. Rio de Janeiro : Cobogó, 2018.

Eduardo Escorel : « Bacurau : celebração da barbárie ». In Revista Piauí, 28 aout 2019.

Michel Foucault : Le corps utopique, les hétérotopies, Clémency : Lignes, 2009.

Achill Mbembé : Necropolítica. SP: N-1 editora, 2018. Tradução de Renata Santini.

Guimarães Rosa : « A hora e a vez de Augusto Matraga » in Sagarana. Rio de Janeiro : Ed. Nova Fronteira, 1984, 34a ed.

Ismail Xavier : Alegorias do Subdesenvolvimento. Cinema Novo, Tropicalismo e Cinema Marginal. São Paulo : Cosac Naify, 2012.