Le temps qui passe (ou pas)

A propos de Mon bébé de Lisa Azuelos et Convoi exceptionnel de Bertrand Blier

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le 14 avril 2019

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Difficile de suivre le fil d’une réflexion sur le territoire avec Mon bébé et Convoi exceptionnel, deux comédies sorties en salles le 13 mars, qui se situent encore une fois aux deux extrémités de la carte du genre : d’un côté, une quasi-suite de LOL (2009) au style fluide, rapide, cursif, de l’autre une comédie à l’écriture beaucoup plus laborieuse, où l’on ne cesse de distribuer aux deux acteurs principaux – Clavier et Depardieu – les pages d’un texte écrit par une équipe de scénaristes faisant parfois intrusion dans la fiction. Comédie consciente de ses limites et toujours ouverte sur ses coulisses (des bureaux où l’on travaille le scénario), Convoi exceptionnel a fait de l’écriture son principal enjeu – et de Clavier et Depardieu des sujets soumis à une assez désagréable expérience : être les stars d’un remake lointain de Buffet froid (1979) où plus aucun effet d’écriture ne fait mouche. A l’inverse, Mon bébé étonne par un certain sens du tempo comique et par l’empathie qu’il suscite pour son personnage principal, une quinquagénaire parisienne (Sandrine Kiberlain) qui a le même appartement, le même mode de vie, le même langage, la même permissivité à l’égard de sa fille de dix-huit ans que le personnage de Sophie Marceau dans LOL. On voit par là comment des comédies à l’écriture radicalement différente tentent de réinventer ou de réactualiser une forme comique qui relève aussi de la formule : un duo d’acteurs vieillissants et des effets d’écriture reconnaissables chez Blier, un LOL dix ans après chez Lisa Azuelos, qui atteint cependant avec Mon bébé un seuil inattendu pour un feel good movie : celui du vieillissement et de la séparation. Abandonnons donc l’idée de parler de ces films en terme de territoires car c’est surtout le temps qui les préoccupe.

Convoi exceptionnel n’a pas été annoncé par Bertrand Blier comme un remake de Buffet froid (1979). Il est pourtant difficile de ne pas penser que c’en est un  : même duo de personnages « beckettiens », même errance dans un décor urbain plus ou moins désertique et déshumanisé, même conscience de jouer un jeu absurde (le duo doit assassiner un homme parce que c’est écrit dans le scénario). La piste du remake s’estompe pourtant au moment où le duo rencontre une femme (Farida Rahouadj) qui se présente elle-même comme un personnage privé d’histoire. Quand elle est confrontée à la brigade de scénaristes qui travaillent sur le film, elle réclame des pages de scénario « pour avoir un personnage ». Un peu plus tard, dans un cabaret de nuit, elle oublie les paroles de la chanson de Quai des orfèvres de Clouzot. Amnésie qui dit ce qui s’enfuit dans Convoi exceptionnel : une mémoire du cinéma français dont Blier voudrait être le dépositaire. La référence à Clouzot, pourtant, ne doit pas duper le spectateur : la mémoire menacée ici est avant tout celle du cinéma de Blier, qui se représente, via le travail laborieux des scénaristes et le jeu hasardeux de ses deux acteurs, comme une entreprise en crise qui n’arrive plus à se relancer sur le marché de la comédie, ne parvient plus à raconter simplement des histoires – ce que le film confirme en effet cruellement. Ce sentiment de déclin n’est pas nouveau chez Blier, il est même devenu son sujet de prédilection : plus il s’est détourné des territoires français (la petite banlieue des Valseuses, les tours de la Défense dans Buffet froid, la cité marseillaise d’Un deux trois soleil) et plus son cinéma s’est retourné sur lui-même, pour ne plus regarder aujourd’hui que sa décrépitude. Le Bruit des glaçons (2010) racontait ce déclin à travers le portrait d’un auteur (Jean Dujardin) recevant un jour la visite d’un cancer personnifié par le grimaçant Albert Dupontel. Avec Clavier et Depardieu, ce cancer a gagné encore du terrain et il est désolant de voir à quel point Blier manque d’idées et d’inspiration pour ce duo d’acteurs, dont il n’enregistre en somme que l’érosion, voire la ruine physique.

Supposons qu’ait existé au départ un calcul commercial, que l’idée de réunir Clavier et Depardieu, duo inédit à l’écran depuis Astérix : mission Cléopâtre (Alain Chabat, 2002), ait fait son chemin et que l’écriture du film ait été élaborée en fonction des acteurs, si tout cela est vrai, alors Convoi exceptionnel relève de l’accident industriel conscient, programmé. L’empathie pour les personnages (ou au moins pour les acteurs qui les incarnent) est défaillante dès l’ouverture : Blier prend acte de l’artificialité de son duo comique, simplement constitué pour les besoins de son film : le dialogue ressemble à du sur-mesure (surtout pour Depardieu) mais ce sur-mesure est aussi un surplace, au point qu’on peut avoir le sentiment que rien n’a bougé depuis Buffet froid. La première réplique de Taupin/Depardieu (« Je me trouve actuellement en train de pousser un caddie : pourquoi ? ») pose une sorte de non-rôle, impression ensuite accentuée par la présence de Foster/Clavier. Socialement opposés (Foster est un bourgeois, Taupin un SDF) les personnages n’existent en duo que pour répondre à une injonction du scénario : ils doivent tuer un homme. Mais le crime, une fois commis, n’a aucune incidence sur la suite de l’intrigue – différence notable avec Buffet froid, où l’influence de Beckett, déjà sensible, n’affectait pas en profondeur la structure du film, la mystérieuse femme incarnée par Carole Bouquet finissant par « venger » la mort de l’homme tué dans le métro (Michel Serrault) par Alphonse Tram (Depardieu) au début du film. Quarante ans plus tard, Blier n’a plus le souci de faire en sorte que les conséquences répondent à des causes, tout son plaisir (et c’est un plaisir franchement sadique) consistant à regarder ses acteurs se débattre avec les lambeaux de scénario qu’il leur jette en pâture. Jusqu’au moment où il n’y a plus de scénario : le film s’achève alors sur une improvisation de Depardieu autour d’un dîner. – ce qu’il dit du poulet rôti et de la cuisson du lapin n’a visiblement pas été programmé par le scénario. Enfin libre, c’est-à-dire libre d’être enfin Gérard Depardieu, il épate Clavier par sa connaissance de l’art culinaire, dans une scène de conclusion presque aussi longue que l’épilogue d’Un beau soleil intérieur (Claire Denis, 2017).

Ce moment d’improvisation conservé au montage dit de quelle façon Blier a envisagé l’écriture de sa comédie : Convoi exceptionnel est une histoire de déprogrammation commerciale, où deux acteurs finissent littéralement par échapper à des rôles prédéfinis par un scénario et une production, c’est une comédie dont le plaisir consiste à faire apparaître à l’écran des acteurs qui ne vont remplir aucun contrat, et surtout pas celui de faire rire. On peut évidemment constater que l’écriture de Blier a baissé, on peut lui reprocher sa paresse, mais on pourrait défendre le film en faisant de cette paresse une forme d’audace un peu suicidaire, un défi lancé à la dictature du scénario qui caractérise la comédie populaire, où l’improvisation et l’invention comiques semblent avoir définitivement disparu.

Qu’un cinéaste comme Blier consacre aujourd’hui l’art de l’improvisation (au point de lui dédier toute une séquence) ne manque pourtant pas d’étonner : tous ses films, même les plus déconstruits en apparence, reposent sur l’horlogerie du texte dialogué et il lui a fallu de très grands acteurs (Depardieu surtout) pour dérégler ce bruit d’horloge, devenu, avec le temps, de plus en plus ronronnant. A l’époque où l’horloge-Blier tournait à plein régime (des Valseuses à Trop belle pour toi), à l’époque où ses films n’étaient pas encore menacés par la panne, Blier offrait au grand public une formule inaltérable, à base de provocation post-soixante-huitarde (l’esprit libertaire des Valseuses et de Tenue de soirée), de théâtre de l’Absurde (Buffet froid) et de comédie populaire misogyne et franchouillarde (traits que l’on retrouve encore dans les tous derniers films). Cette formule a peu à peu lassé et le Blier des années 2000 a entamé, avec Les Acteurs, une période atrabilaire et mélancolique. Dans la scène d’ouverture des Acteurs, Marielle réclame à un garçon de café un petit pot d’eau chaude pour rallonger son café, mais personne ne l’entend. Dans Le Bruit des glaçons (2010), la maladie, on l’a dit déjà, a pris la forme littérale du cancer. Neuf ans plus tard, Convoi exceptionnel peut être décrit comme un film quasi posthume, où Depardieu et Clavier tentent d’incarner tant bien que mal ce qu’il reste de l’esprit de Blier, offrant le spectacle assez cruel d’une formule devenue obsolète et ringarde dans le paysage du cinéma français contemporain – et de la comédie en particulier.

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Voir Mon bébé après Convoi exceptionnel permet de mesurer de façon presque sensible ce qui sépare deux générations d’auteurs français œuvrant dans la comédie, mais aussi ce qui distingue deux conceptions du public. Alors que rien n’est concédé au spectateur chez Blier (il est d’ailleurs difficile d’imaginer un spectateur-type auquel le film pourrait s’adresser) Mon bébé, feel good movie familial, veut séduire à la fois les « enfants » de LOL (devenus trentenaires) et leurs parents (devenus quinquagénaires, comme Sandrine Kiberlain). On évoquait, dans le précédent texte de cette série, la logique économique du blockbuster français, qui décline aujourd’hui des franchises à succès (Camping, Les Tuches, Les Profs…). Mon bébé s’inscrit dans cette économie et le film peut se résumer à son objectif commercial avoué, ce n’est d’ailleurs pas le trahir de dire qu’il est très superficiel et que son décor de convention (l’immuable appartement parisien actualisé ici selon les dernières tendances de la déco) n’a aucune fonction particulière, si ce n’est celle de redéployer l’éloge de la complicité mère/fille qui faisait déjà l’essence de LOL. Mais cet appartement est surtout un refuge que Lisa Azuelos filme comme une grande chambre d’ado partagée : mère et fille représentent deux facettes à peine différentes de l’adolescence. L’une, celle de la fille, est biologique et déclinée dans tous ses clichés (crises, caprices, première fois), l’autre, celle de la mère, est revécue par procuration, à travers le langage (elle imite le langage « jeune » de sa fille, elle veut « ken », a peur de « finir avec un ieuv ») et, de façon plus intéressante, à travers des souvenirs de coucheries qui surgissent sans crier gare sous forme de flash-backs pour dire jusqu’à quel point la mère a été adolescente. Etrangement, ces souvenirs ne font pourtant naître aucune mélancolie : ils ressurgissent dans la trame du film comme des moments d’insouciance un peu volatils – comme si la mère n’avait jamais eu de vie sentimentale.

Mon bébé est un film d’une légèreté extrême, qui transmet par moments une étonnante impression de confort bourgeois, mais contrairement à Assayas, Lisa Azuelos ne fait pas de ce confort un signe distinctif : hors de l’appartement partagé, il n’y a tout simplement pas de vie possible pour les personnages, même au Canada, nouvelle utopie où la fille, qui va bientôt obtenir son bac, songe à poursuivre ses études. Le micro-drame du film, très faible et trop peu écrit, consiste donc pour ce personnage à renoncer à un confort (celui du bel appartement parisien, avec ses goûters au Nutella et les leçons d’Histoire apprises avec maman) pour étudier et voyager par la même occasion, selon une vision large du monde propre aux enfants de la bourgeoisie. Ce choix n’intéresse en fait le film que dans la mesure où il préfigure la fin de la relation entre mère et fille, on pourrait même écrire que Mon bébé aurait presque un côté Boyhood si son souci de raconter la violence du départ d’un enfant, éternel « bébé » qui un jour grandit, fait ses cartons et disparaît, était un sujet dont Lisa Azuelos avait perçu la profondeur tragique. Mais le départ de la fille – inéluctable et attendu dans le dénouement – ne produit aucun déchirement : elle part en remettant à sa mère une couronne de pacotille et en lui disant qu’elle est désormais « la reine de sa propre vie ». En lieu et place de l’adieu, on a droit à ce couronnement un peu ridicule qui ne tranche pas nettement avec le ton fun et décontracté de l’ensemble du film. De LOL à Mon bébé, il y a continuité et non rupture : malgré le changement des actrices, le temps est nié. Dix ans, ce n’est pourtant pas rien, sauf lorsque la vie se résume une très longue adolescence. Et le film est finalement à l’image de cette couronne de pacotille qui coiffe Sandrine Kiberlain dans la scène finale et fait d’elle, en somme, ce qu’elle est dans le film depuis le début : la reine d’un teen movie à la Camille redouble, où l’ado vient d’avoir cinquante ans.

A suivre.

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