Mammame

Raoul Ruiz, 1986

par ,
le 6 septembre 2015

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Si dans le cinéma de Raoul Ruiz, la multiplication des codes langagiers (voir notamment les jeux d’écriture polyglottes et les éléments de langage corporel de La chouette aveugle) est vectrice d’une profusion narrative, il est un de ses films où le langage éclate et se représente hors de tout récit, où la parole n’étant plus liée à une histoire qui lui est extérieure ne fait plus qu’un avec le corps où elle s’articule : il s’agit de Mammame (1986). Mammame est un film de danse, adapté de la chorégraphie de Jean-Claude Gallotta. Les danseurs y sont aussi des parleurs qui ne profèrent rien d’intelligible, bruits de bouche, cris, murmures qui accompagnent leurs gestes, en prolongement de leur corps. Parfois néanmoins se détachent quelques mots : c’est le cas notamment de « mammame », parole préhensile, lorsque les danseurs se jettent en avant, vers la caméra ou pour saisir quelque chose ou quelqu’un ; ou encore lorsque l’un des personnages poursuivant une femme répète de façon plus ou moins distincte « un p’tit bisou, un p’tit bisou », ce à quoi la femme répond invariablement « non ! ». C’est une langue de l’affect avant d’être une langue du sens. Et c’est bien lors d’une scène particulièrement libidinale entre deux hommes que « ça parle[11] [11] « Lalangue, l’apparole, là où ça parle, ça jouit, c’est exactement ce que j’ai dit en disant l’inconscient structuré comme un langage », Jacques Lacan, Le séminaire de Jacques Lacan. : Livre XX, Encore 1972-1973, Editions du Seuil, 1975.  » le plus. L’on peut effectivement interpréter Mammame à la lumière de « lalangue », ce concept défini par Lacan comme le versant non-communicationnel du langage[22] [22] « La communication implique la référence. Seulement il y a une chose qui est claire… je prends là les choses par le bout de l’étude scientifique du langage… le langage c’est l’effort fait pour rendre compte de quelque chose qui n’a rien à faire avec la communication, et qui est ce que j’appelle lalangue. Lalangue sert à de toutes autres choses qu’à la communication », Ibid. , le langage comme jouissance, le langage du corps. Voici sommairement quelques éléments de définition de lalangue, qui nous paraissent résonner avec le film, et avec le cinéma tel que Ruiz l’envisage. Jean-Pierre Rouillon résume ainsi ce concept :

Lacan donne un nouveau statut de la langue. Lalangue en un seul mot, rend compte de l’articulation, du passage de l’Un au deux, et de la présence de la substance jouissante dans la langue. Dès lors, ce n’est plus le langage qui est premier, mais lalangue. Lalangue est ce premier appareil dont use le parlêtre pour traiter le réel auquel il est confronté. Ce n’est plus l’articulation entre les signifiants qui commande dès lors que c’est l’Un qui s’impose – non comme différenciation, mais comme multiple, comme fourre-tout, comme indistinction[33] [33] Jean Pierre Rouillon, « L’inconscient et lalangue », Bulletin Uforca pour l’UPJL, n°18, Juin 2012. .

Le terme de lalangue doit être entendu en lien avec la « lallation[44] [44] « Le langage intervient toujours sous la forme de ce que j’appelle d’un mot que j’ai voulu aussi proche que possible du mot lallationlalangue », Jacques Lacan, « Conférence à Genève sur le symptôme », Le bloc-notes de la psychanalyse n° 5.  », définie en son second sens (l’autre étant le défaut d’articulation) : «  le comportement articulatoire pré-linguistique de l’enfant, apparaissant vers le troisième mois, caractérisé par des réactions phonatoires – dont la gamme est très étendue – à divers types de stimuli. Ce comportement est analysé par les neurolinguistes comme une activité motrice destinée à l’initiation de l’enfant à l’usage phonatoire des muscles qui seront impliqués par la parole. Ce phénomène est également désigné par le terme de jasis, et, plus couramment, par les mots babil, babillage, gazouillis[55] [55] Frank Neveu, Dictionnaire des sciences du langage, A. Colin, 2004, p. 80.  ».

Ce sont bien des sons de cet ordre que nous donnent à entendre les danseurs éloquents de Mammame. Gallotta ne disait-il pas que c’était parmi ses chorégraphies « celle qui possède le plus d’enfance en elle » ? Lalangue, c’est le mouvement de la langue comme corps avant qu’elle fasse sens, avant qu’elle ne communique, c’est le corps parlant : « c’est de lalangue – telle que je l’écris – que procède ce que je ne vais pas hésiter à appeler l’animation … et pourquoi pas ? Vous savez bien que je ne vous barbe pas avec l’âme : l’animation, c’est dans le sens d’un sérieux trifouillement, d’un chatouillis, d’un grattage, d’une fureur, pour tout dire …l’animation de la jouissance du corps[66] [66] Jacques Lacan, Les non dupes errent, L’Association Freudienne Internationale, 2001.  ». Lalangue est un langage hors la langue, un langage ruissellant, un langage du multiple et du possible :

Ce qui n’est pas vrai de lalangue, lalangue comme ritournelle… vous savez que je l’écris en un mot … lalangue si elle en est faite, du sens, à savoir comment, par l’ambiguïté de chaque mot, elle prête, elle prête à cette fonction que le sens y ruisselle. Il ne ruisselle pas dans vos dires. Certes pas. Ni dans les miens non plus. C’est bien en quoi le sens ne s’atteint pas si facilement. Et ce ruissellement dont je parle, comment l’imaginer… c’est le cas de le dire …comment l’imaginer si c’est un ruissellement qu’arrêtent enfin des coupelles ? Car la langue, c’est ça. Et c’est même là le sens à donner à ce qui cesse de s’écrire. Ce serait le sens même des mots, qui dans ce cas se suspend. C’est en quoi le mode du possible en émerge. Qu’en fin de compte, quelque chose qui s’est dit, cesse de s’écrire, c’est bien ce qui montre qu’à la limite tout est possible par les mots, justement de cette condition qu’ils n’aient plus de sens[77] [77] Ibid. .

Si le corps parle, il voit aussi. La vision cesse d’être un privilège oculaire : Ruiz est très intéressé par cette idée de vision extra-rétinienne[88] [88] Dans son dernier roman, L’esprit de l’escalier, Ruiz introduit parmi ses personnages spirites un certain Louis Farigoule alias Jules Romains, auteur de La vision extrarétinienne et le sens paraoptique (1919) : «Je vois, dit Farigoule, les yeux bien fermés. […] Farigoule se couvre la tête avec une sorte de masque ou de boîte à chaussures. Il est torse nu. […] Il me regarde, je le sens, il me regarde avec les yeux innombrables de sa poitrine », p. 30. L’on retrouve également dans La ville des pirates un point de vue situé à l’intérieur de la bouche d’un des personnages. . C’est ce que l’on observe dans Mammame, par certains choix de cadrage dans lesquels il semble que la caméra adopte le point de vue de la main (par exemple quand elle suit de très près le mouvement d’une main qui glisse le long d’une jambe), des pieds (quand elle est placée à ras du sol et suit la marche d’un danseur). Le mot “mammame”, nous l’avons vu, était lié à une projection des danseurs, accompagnant une plongée vers l’avant ou un tentative de préhension. C’est le mot qui dit l’expérience singulière d’une fascination cinématographique, une parole qui fait voir et toucher.