Mange tes morts, Jean-Charles Hue

L'ange de la schorave

par ,
le 22 septembre 2014

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Il ne suffit que d’un plan pour se retrouver emporté, ici et ailleurs, ailleurs et ici. Deux jeunes hommes sur une moto-cross, l’un tenant une carabine, traversent sans casque, hors de tout sentier, un champ labouré. La caméra les suit à quelque distance, en un long travelling latéral épousant le rythme effréné de leur course. Nuls moyens pour donner à éprouver la vitesse que les plus archaïques, les plus purs aussi en ce qu’ils ne sont affaire que d’enregistrement : la translation d’un mobile sur fond d’immobilité ; l’absence rendue visible par le cadrage de tout filet, de toute protection. C’est aussi le risque de la chute, et elle n’est pas loin d’advenir peu après lors d’un démarrage brutal, qui donne à cette traversée son goût de vertige, son mélange de griserie et de crainte. À cette sensation immédiate, s’ajoute l’impression d’une familiarité. Cette carabine n’est-elle pas aussi celle que les pionniers de la conquête de l’Ouest tenaient prête à l’usage en traversant les étendues désertiques de Monument Valley ? Mange tes morts ne se prive pas, ni là ni plus tard, de reprendre au western sa mythologie. Reprendre, ou « schoraver » peut-être comme pourraient le dire les personnages du film : à leur instar, eux qui piquent essence, bagnole et viande, Jean-Charles Hue vole surtout sur l’imposant cadavre du cinéma classique américain, non une collection de vignettes à citer, mais une énergie vitale, une puissance capable d’arracher sa petite troupe aux images pétrifiées qui peuvent leur coller à la peau. Sans déférence, mais avec un sérieux et une rigueur absolus, Hue déplace la chronique de la vie yéniche vers le récit de genre, en lui donnant un territoire qui semble soudain illimité. Mais, l’évidence est là aussi que ce n’est pas l’Amérique que l’on voit, et qu’aux lambeaux ocres d’une géologie tourmentée se substitue un bosquet de cyprès et les abords ordinaires d’une départementale.

Il faudrait, évidemment, ne s’en tenir qu’au film. Mais puisque tous nous arrivent cernés de discours, permettons-nous un détour qui, espérons-le, sera aussi un raccourci. Il semble désormais établi que le remède au naturalisme est le lyrisme, et que le meilleur moyen de transcender le champ étriqué des soucis sociologiques est le recours aux genres les mieux établis du cinéma américain. Cela ne fait l’objet d’aucun débat critique, d’aucune fracture. Rares sont ceux à désirer poser autrement la question du cinéma français – cela allant bien sûr au-delà des divergences ponctuelles sur telle ou telle œuvre. Personne même ne semble s’étonner de ce que les films français sont à ce point aimés, et le cinéma français à ce point détesté. Un film français ne semble pouvoir être soutenu que contre le cinéma français. La critique trouve à n’en pas douter dans cet élan polémique, qui affirme une singularité contre une masse aux contours mal définis, une de ses raisons d’être. La stratégie, au moins aussi vieille que les Jeunes Turcs, n’est d’ailleurs pas à renier. Pour autant, le gain d’une approche devenue systématique n’a rien d’évident – à part pour qui souhaite se constituer artificiellement comme la citadelle assiégée d’une juste idée du cinéma (au fond largement partagée). La logique d’un tel partage serait d’aboutir à l’affirmation d’une fracture définitive entre une somme de cinéastes élus mais isolés (Guiraudie, Ameur-Zaïmèche, Hue, Dumont, Bonello, Cavalier, Bozon, Grandrieux, Larrieu, etc. etc. etc.), et le cinema français. Or, qui peut dire qu’aussi bien économiquement que culturellement, ils ne sont pas le cinéma français ? Comment justifier en outre de n’offrir à certains cinéastes que le rôle de représentant d’une certaine tendance (naturaliste, donc : Kechiche, Cantet, Triet, etc.), et à d’autres celui de purs singularités ? Plutôt que d’opposer un film particulier à une idée vague, il faudrait se donner pour tâche de voir comment de film en film (à la fois donc pour chacun, et dans l’espace symbolique dans lequel il s’inscrit) se reconfigure notre imaginaire. Ce que telle oeuvre déplace, relance, maintient, brise, nie, ré-agence. Voir, tout simplement, comment elle travaille – laboure ou aplanit le champ des représentations actuelles.

Si l’adjectif « français » est bel et bien la préoccupation face à un film français (il n’est pas difficile de s’en concevoir d’autres), il faut alors faire le travail critique qui consiste à penser comment ce film, parmi, avec et contre d’autres, construit une scène possible du commun, ici et maintenant. Cela permettrait par exemple de ne pas défendre avec les mêmes arguments Les Combattants et Mange tes morts – ceux, sans cesse ânonnés et confondus, du genre, de l’Amérique et de la fiction. Voilà en effet le truc, le moyen d’un tour de passe-passe éculé et qui pourtant n’en finit pas de se répéter semaine après semaine. Car constater la reprise d’un geste, de codes, l’inscription dans une tradition, ce n’est pas encore en mesurer l’efficience, la portée. C’est simplement faire œuvre de cinéphilie idiote, qui ne procède que par analogie. Une ellipse ou une histoire d’actrices dans Sils Maria, et voilà Antonioni et Mankiewicz convoqués pour adouber Assayas. Ce type de convocation ne saurait pourtant être une fin en soi. Dire de Mange tes morts qu’il emprunte au western (ou, aussi bien, au film de casse), c’est à peine nécessaire, et assurément insuffisant. Il semble néanmoins que l’inscription d’une formule américaine quelconque – pourvu qu’elle se fasse dans un cadre malgré tout modeste (rien à voir avec Luc Besson ou Jacques Audiard) -, sauve par avance un film français de tous les affreux démons qui le guettent (de la francitude, en somme). En un renversement étonnant, le genre, signe vénéré de Hollywood et de sa puissance mythologique, n’apparaît plus comme la contrainte industrielle depuis laquelle un cinéaste affirmait sa singularité d’auteur, mais le préalable même à la reconnaissance artistique. Le constat opéré (qu’il faudra affiner), il reste encore à poser la question, essentielle : qu’est-ce que le western permet donc à Hue, dans le champ des représentations françaises ? Négliger cette interrogation, c’est considérer que le cinéma n’a plus rien à voir avec le social s’il ne se donne pas “directement” comme discours sur lui – ce discours qualifié de naturaliste que l’on ne veut plus entendre.

Davantage que la suite de La BM du Seigneur (2011), Mange tes morts est son envers, le western étant précisément ce qui permet à Hue de passer de l’autre côté tout en affrontant le même enjeu. Celui-ci, périlleux, tient à la tentative de raconter, depuis son expérience intime, la vie d’un Yéniche qui vole des voitures sans que celui-ci soit perçu comme un Yéniche-voleur-de-voiture. Il s’agit donc de défaire les tirets du stéréotype sans pour autant glisser sous un tapis naïvement humaniste l’existence d’une économie illégale qui tient autant de la débrouillardise nécessaire que du jeu viril, de la production sociale que du choix personnel. En disant cela, on voit, aussi et déjà, que le film se construit dans un entre-deux. Entre les Yéniches, auxquels il jure fidélité, et les non-Yéniches, ou Gadjos, à qui il se propose d’offrir l’image informée d’un monde méconnu (soit le geste, pour le dire avec Daney, de « ramener du réel français quelques éléments jamais vus »[11] [11] Dans L’exercice a été profitable, Monsieur, p. 83, P.O.L., Paris, 1993. ). Le sous-titrage, qui retranscrit sans cependant « traduire » des dialogues d’ailleurs parfaitement compréhensibles, souligne assez, voire trop, ce rôle de passeur. Mais ce jamais-vu n’est pas loin de rejoindre le déjà-trop-vu (le cliché) et le jamais-assez-vu (le fantasme), de les confirmer (les Gitans sont bel et bien des voleurs) en oblitérant précisément ce qui n’a jamais été vu. Ce jamais-vu, et jamais-entendu, c’est des corps, des mots, des gestes, des lieux, qui semblent procéder l’un de l’autre en définissant une manière de vivre, avec ses principes, ses arrangements et ses frictions. C’est à cela que Hue prête son serment de cinéaste : à la fois par la reprise d’histoires vécues par les acteurs ou leur famille, et par les conditions mêmes du tournage[22] [22] Parfois périlleuses, à en croire les entretiens publiés sur Chronic’art ou dans les Cahiers du cinéma de septembre (n° 703). . Il ne suffit en effet pas d’amener la caméra dans des situations ou des lieux inconnus, il faut aussi que ceux-ci mettent en danger la caméra pour que quelque chose puisse se révéler à l’écran – que par l’accident apparaisse ce qui ne pouvait venir qu’une fois, un fragment de réel. Le réel, c’est alors autant une phrase boiteuse ou convulsive, la traversée d’une zone industrielle à pleine vitesse, qu’un plan brûlé par le soleil. L’incarnation contre le stéréotype, le singulier contre le générique, l’apparition contre la représentation.

Mais il n’y a là encore qu’un mouvement du film – appelons cela son réalisme, ou sa part documentaire. Mange tes morts se situe aussi ailleurs : à la fois en-deçà et au-delà de la mythologie. En-deçà, car il dépouille les genres, et le western en particulier, de presque toutes ses poses, de presque tout ce qui pourrait tenir de la reprise figée d’un répertoire iconique. Au-delà aussi, car le temps de l’histoire, comme celui où l’on pouvait encore faire semblant (d’y croire, de vivre ainsi), sont révolus. Les récits eux-mêmes se sont épuisés, et lorsque Fred raconte comment et pourquoi il s’est retrouvé en prison pour quinze ans, ce n’est pas sans devoir d’abord surmonter les protestations d’un de ses frères, Mickaël, las d’avoir entendu cela mille fois. Dès le début, il est déjà trop tard. En revenant dans sa communauté au moment où la loi (chrétienne) finit de s’imposer contre les règles (de la schorave), Fred apparaît comme le refoulé qui fait retour (« t’es pas le bienvenu », lui répètent les patriarches du camp), et comme un ange. Pour Jason, son jeune demi-frère que ses amis et le pasteur guident sur le chemin du baptême, il est en effet une figure miraculeuse, revenue d’un passé immémorial, et le dernier à porter et conter l’histoire de son père mort en tapant à 300 contre un barrage de police. C’est l’un des gestes de cinéma inouïs qui donnent au film son irréductible et mystérieuse épaisseur : soudain, une Clio traverse à toute allure le camp, soulevant un nuage de poussière, suscitant la réaction défensive des habitants. Mickaël s’approche, fusil en main, de la voiture qui vient de s’arrêter. Il ouvre la portière. Un raccord nous ramène alors à Jason, qui n’a pas bougé : les yeux levé vers le soleil, il voit la stature massive de Fred surgir, auréolé de l’or du soleil. Le cœur secret du réalisme est un miracle.

C’est en cela que Mange tes morts est l’envers de la BM, et sa transfiguration réussie. Dans la BM, Hue s’attachait encore trop à la description documentaire pour ne pas produire autre chose qu’une alternative, une opposition entre la schorave et la grâce, la mauvaise et la bonne vie. Le chemin était celui d’une rédemption – c’est par ce trajet que les quelques Yéniches filmés pouvaient surgir dans le cinéma français, sur les écrans des Gadjos. Ici, schorave et grâce sont liées, car la vie ne se distingue plus du rêve. Le chemin que Fred dessine, parfois malgré lui, pour ses disciples d’une nuit, est parsemé d’apparitions et d’effractions, toujours à la fois miracles et éclats de réel – une jeune fille qui ondule sur un parking, la découverte d’une BMW Alpina recouverte d’un épais manteau de poussière ou d’un arbre à la ramure torturé, Fred s’adressant aux gendarmes. Jetés sur les routes de l’Oise à la recherche d’un camion de cuivre, les quatre hommes vivent la vie telle qu’elle n’existe plus – et n’a peut-être jamais tout à fait existé. C’est une première et une dernière fois. Le pan de réalité sociale yéniche dont Hue a choisi de faire son sujet se dissout alors à mesure dans un bain de ténèbres toujours plus épaisses, où la mauvaise vue de Fred, due aux années passées entre quatre murs, rejoint la crainte du mauvais oeil. Telle est l’opération de la fiction : non pas donner à chacun ses raisons, objectives (réalisme social) ou subjectives (humanisme naïf), mais tisser, à travers les gestes, les croyances, les désirs, les idées, les fantasmes, les sensations, l’étoffe que les hommes s’inventent pour exister ensemble. Rendre sensible ce qu’ils traversent et ce par quoi ils sont traversés. Lorsque la schorave tournera mal, Fred s’en ira comme il était venu, auréolé de soleil, emportant avec lui le poids de la responsabilité. Il y a une tragédie de la répétition, de ce qui ne changeant pas, revient toujours fatalement. Fred pourtant n’est pas que l’incarnation d’une hantise. Cette nuit n’est pas rédimée par le baptême que Jason accepte finalement. Elle continuera à exister, comme guide pratique à la schorave, secret, rêve bon et mauvais, histoire dont on fait les légendes. Entre la communion de Jason et l’évanouissement de Fred dans le soleil rasant, entre l’eau et la lumière, il y a écho plus qu’opposition. A chaque fois, il s’agit de se donner pour les autres, de se retrouver en eux. L’Amérique s’est perdue dans la nuit française. A la ligne droite de la conquête, à son épuisement même, s’est substituée le cercle de l’errance, l’étirement des coordonnées entre Creil et Créteil. Ce qui s’est alors manifesté ne peut s’oublier, pour nous et pour le cinéma français[33] [33] Voir aussi notre entretien avec Jean-Charles Hue. .

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Mange tes morts, un film de Jean-Charles Hue, avec Frédéric Dorkel (Fred Dorkel), Jason François (Jason Dorkel), Michael Dauber (Mickaël Dorkel), Moïse Dorkel (Moïse Dorkel), Philippe Martin (Tintin).

Scénario et dialogues : Jean-Charles Hue / Co-scénariste : Salvatore Lista / Image Jonathan Ricquebourg / Ingénieur du son : Antoine Bailly / Montage : Isabelle Proust

Durée : 98 mn

Sortie : 17 septembre 2014