Pierre Jendrysiak : Pour la spectatrice qui m’accompagnait lorsque j’ai découvert Memoria, pas de doute possible : ce « bang » qu’entend Jessica et sur lequel elle mène l’enquête, c’était le bruit d’un corps qui tombe – d’un suicide. Or, il semble vite clair que cette recherche a quelque chose d’étrange, d’ésotérique : tout indique que ce son vient d’ailleurs. L’enquête de Jessica, qui cherche à recréer informatiquement ce son et à en découvrir l’origine tout en travaillant sur différents projets (elle se documente sur les plantes et les champignons), devenait donc une enquête fantastique à la Don’t Look Now (le film de Nicolas Roeg comme la nouvelle de Daphné du Maurier), où le héros réalise au moment de mourir que la femme qu’il poursuivait était en fait une vision du futur, celle de sa propre femme venant assister à son enterrement. La conclusion du film fait certes s’étioler cette lecture, mais je souhaitais tout de même la partager, parce qu’elle résume bien la grande ouverture interprétative de Memoria.
Ce récit imaginé est circulaire, mais le motif de Memoria serait plutôt le trou. Dans un crâne, dans la terre, dans la réalité (un homme disparaît, un autre porte le même prénom), dans le souvenir (les trous de mémoire lors des discussions entre Jessica et sa sœur). Mais bien sûr il y a aussi (et surtout) des trous dans le temps, et le film serait tout entier comme un trou noir, sa force gravitationnelle étant tellement forte qu’il finit par distordre le temps même. Qu’on me pardonne cette lecture astrophysique naïve, qui me semble cependant justifiée de bout en bout, notamment par cette apparition finale d’un vaisseau spatial, mais aussi par cette scène où Jessica et son ami Hernán discutent, assis dans un parc, au pied d’une statue de… Nicolas Copernic.
La bonne analogie pour décrire la mise en scène du film, et plus particulièrement la composition des plans, me semble ainsi être la gravitation : chaque image est ici construite à partir d’un point central (un punctum pourrait-on dire) autour duquel les autres éléments gravitent, parfois de manière parfaitement circulaire, parfois de manière elliptique. Quelques fois, c’est le visage de Jessica qui occupe cette position centrale, mais souvent ce centre est plus vague, indéfini, ou plutôt cet objet autour duquel le reste du plan gravite est invisible – comme un trou noir. Or, il ne fait aucun doute que pour Apichatpong, il existe bel et bien, à nos côtés, des forces invisibles qui déterminent les mouvements des choses et des êtres (conviction qu’il partage avec Jacques Tourneur, cité explicitement à travers le prénom du personnage principal évoquant Vaudou) – si ses films sont si beaux, c’est peut-être parce que cette croyance semble être au cœur de sa manière de mettre en scène. Pas besoin, cependant, de chercher ces forces mystérieuses bien loin : le moindre son, qu’il s’agisse d’un « bang » mystérieux, d’une jam session grandiose, ou du cri lointain d’un animal, est déjà invisible. Entendre un son venu du passé, cela ne relève peut-être pas tant du fantastique que de la science-fiction [11] [11] Ce qui n’est pas sans me rappeler ces quelques lignes de Jacques Rivette sur L’invraisemblable vérité de Fritz Lang, qui pourraient presque correspondre à Memoria : « Le ton de l’exposé était en effet le ton juste, puisqu’il s’agit bien d’un problème, qui nous est soumis avec tous ses éléments […] : étant donné certaines conditions de température et de pression (qui sont ici de l’ordre transcendantal de l’expérience), que peut-il subsister d’humain dans une telle atmosphère ? Ou, plus modestement, quelle part de vie, même inhumaine, dans un univers quasi abstrait, mais qui est cependant de l’ordre des univers possibles ? Bref, un problème de science-fiction. » .
Occitane Lacurie : Et toute cette aventure gravitationnelle (et science-fictionnelle) qui consiste à s’approcher sans cesse des trous noirs qui émaillent le film ne s’accomplit pas sans machines – et je ne parle pas que du vaisseau qui évoque d’ailleurs un peu celui du projet Primitive, et qui apparaît à la fin de Letter to Uncle Boonme, avec moins de mélaminé et plus de CGI. Ayant vu Memoria, au FID, au cœur de la rétrospective Apichatpong Weerasethakul, j’ai naturellement été amenée à tisser des liens avec ses autres films – et même avec d’autres films, comme Topology of Sirens de Jonathan Davies, qui est aussi une enquête sur un son émaillée de machines musicales. Mais c’est surtout dans Tropical Malady qu’il m’a semblé voir un motif en particulier, un indice de ce qu’aura voulu faire, plus tard, Apichatpong dans Memoria. Dans la seconde partie qui se déroule sous la forme d’une traque dans la jungle, celle d’un fantôme par un soldat, l’homme est équipé d’un talkie-walkie, objet qui n’est pas a priori le vecteur principal du surnaturel qui caractérise cette moitié du film, mais qui fascine soudain le fantôme (“Le fantôme est fasciné par la mystérieuse machine parlante du soldat” dit un carton). Le bruit blanc qui émane de la machine trouble la créature et envahit progressivement l’espace sonore de la jungle jusqu’à supplanter le bruissement et les stridulations des insectes (symphonie à laquelle le cinéaste a toujours accordé une place centrale dans ses représentations de la forêt du nord de la Thaïlande). Soudain, lors d’un plan large sur l’arbre qu’elles peuplent par milliers, le rythme du scintillement des lucioles lui-même se calque sur le souffle de la radio, le transformant ainsi en émetteur (ou en récepteur) de cet étrange échange d’ondes entre le chasseur et sa proie (à moins que ce ne soit l’inverse).
Rassure-toi, je n’ai pas fait ce petit détour par Tropical Malady pour te faire le coup des lucioles de Pasolini, mais plutôt parce que je crois que ce qu’il se passe dans cette petite séquence a fortement à voir avec les expériences que fait Apichatpong dans Memoria et dans les techniques auxquelles il fait appel. Je pense bien sûr à la séquence de « sound design » que tu évoquais, durant laquelle l’écran et ses ondes sonores devient le troisième personnage (comme l’arbre lumineux), le troisième terme de l’échange entre les deux personnages en tant qu’interface mais aussi en tant que surface de projection sur laquelle Jessica essaie de donner forme à son souvenir avec l’aide du compositeur. D’ailleurs, une vraie relation de suspense apparaît dans ce champ-contrechamp femme-machine : elle fixe intensément l’écran dans l’attente d’y voir apparaître la juste forme du son et sursaute de plus en plus brutalement à chaque nouvel essai. Plus tard, ce seront les cailloux-supports-de-stockage d’Hernán qui feront l’objet d’une séquence d’interaction femme-machine, à ceci près que la main de Jessica devient la tête de lecture du gramophone à souvenirs qu’est devenu son corps. Et le phénomène sonore de Tropical Malady se reproduit : le paysage sonore amazonien « glitche », jusqu’à l’apparition du vaisseau spatial.
Tout ça pour dire que, comme toi, j’ai eu l’impression, avec tous ces moniteurs, toutes ces disciplines scientifiques (botanique, paléontologie, géologie…) d’avoir affaire au plus science-fictionnel des films d’Apichatpong. Lui qui ne filmait jusque là que des néons métonymiques de machines plus complexes, choisit cette fois-ci de montrer ses personnages au travail sur des machines (ou ayant incorporé des machines).
P. J. : Tu fais bien de souligner le rôle des machines, car pour moi le grand courage d’Apichatpong Weerasethakul est d’avoir su, encore plus que dans ses autres films, démystifier les présences invisibles qui occupent tous ses plans – et ce sont précisément les machines qui permettent cette démystification. Le cinéaste n’a pas peur de faire entendre ce bruit venu des profondeur de l’univers, ni de montrer qu’un ingénieur (un artiste ?) expérimenté est capable, en quelques minutes et quelques clics, de le reconstituer – et ce à partir de sons extraits d’une base de données où les bruits portent des noms banals, du genre « coup de poing dans un sweat-shirt ». Idem pour ce gigantesque tunnel, montré comme le résultat d’un travail strictement matériel, creusé par diverses pelleteuses, foreuses et machines excavatrices : on imagine comment d’autres cinéastes (je pense à Werner Herzog) auraient en quelque sorte « divinisé » ce monde souterrain. Pour Apichatpong il y a le même mystère (ou la même absence de mystère) dans un trou creusé dans le sol de l’Amazonie et dans un trou creusé à travers l’espace-temps par des forces cosmiques qui nous dépassent – ce sont seulement deux béances, et l’une n’est pas plus profonde ou mystérieuse que l’autre. Il nous force ainsi à rompre avec les contradictions qui nous aveuglent trop souvent et auxquelles il est si difficile d’échapper, en premier lieu l’opposition entre la technologie et la nature, ou la spiritualité (l’image du disque dur est ici l’analogie qui permet de décrire une forme de communication télépathique) ; c’est déjà ce qu’il faisait dans ses autres films en faisant cohabiter la médecine moderne et des présences fantomatiques. C’est aussi ce qui rend ses films discrètement mais certainement politiques.
Les choses secrètes qui semblent relever d’un autre ordre cosmique sont donc trivialisées, ou matérialisées ; à ce titre, je voulais absolument revenir sur l’apparition de ce « deuxième Hernán », qui se fait alors qu’il effectue une tâche banale, répétitive, mais très stimulante d’un point de vue sensoriel : l’écaillage d’un poisson. Alors que le récit atteint une sorte de point de rupture où tout semble se tendre, que le dialogue sous-entend que cet être n’est pas tout à fait humain (est-un un vampire, un extraterrestre, un dieu ?), notre attention se porte sur ce travail manuel, donné à voir et à entendre avec une extraordinaire minutie (un gros plan s’attarde sur ses mains, ses outils). Quand Hernán s’allonge dans l’herbe, c’est pour nous aussi un repos méditatif, puisque le souvenir (la mémoire) de son geste nous hante encore. L’effet produit par cette pure sensation, cela résume à mon avis la splendeur de Memoria, entre la leçon d’humilité et l’ouverture suprême à la beauté du monde. Quelque chose de simple et de profond, comme : les choses ont beau toujours nous échapper, nous passons pourtant notre vie à les ressentir. Et si c’était le rôle du cinéma de nous rappeler cela ?
O.L. : Un ami, qui n’avait pas encore vu le film, redoutait l’absence de la jungle thaïlandaise dans Memoria, et je dois dire que pendant toute la première partie, cette ville colombienne un peu grise, un peu insituable, me plongeait dans un certain malaise. Je ne dis pas « malaise » péjorativement, simplement, je me sentais étrangère à cet espace, perdue dans les errances et dans la tristesse du personnage de Tilda Swinton – et d’ailleurs, le cinéaste lui-même admet avoir opté pour la Colombie justement parce qu’il s’agissait d’un pays inconnu à la fois de lui et de son actrice. Pourtant la jungle finit par revenir, une autre jungle, alors que je m’étais résolue à ne voir la nature filmée que sur les planches botaniques des livres que consulte longuement Jessica dans une bibliothèque anonyme. C’est pourquoi je te rejoins complètement : l’apparition de ce poisson, de ces mains, au milieu de cette végétation vert-fluo baignée de lumière (couleur plus vive que les verts plus profond qu’il est coutume de voir dans les précédents films d’Apichatpong, et qui a été choisie pour la seconde affiche du film, en couleurs, contrairement à la pré-affiche en nuances de gris qui avait circulé cet été) arrive comme une sortie brutale du « trou noir » dans lequel se déroule Memoria, une échappée de la chambre obscure de Jessica qui ouvre le film. Cette fin, ouverte par la traversée d’un tunnel en voiture, survient à l’issue d’un processus de distorsion du récit et des personnages, chahutés par la gravitation altérée d’un trou de ver ou d’un long cauchemar morose (oui, je dois avouer que je ne suis pas loin de penser à cette même séquence d’Interstellar), qui s’achève subitement avec le retour de la lumière. Ou alors, tout Memoria peut être lu à l’aune du réveil d’Hernán, qu’il faut s’efforcer de croire quand il dit être capable de mourir sur commande, et de revenir…