Merci les enfants

A propos de l'ouvrage collectif "L'Internationale straubienne"

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le 3 août 2016

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Quand Daney évoque dans Libé[11] [11] « Les Straub », Libération, 3 octobre 1984. Où Daney relate la présentation d’Amerika-Rapports de classe par les Straub, devant leurs ouailles réunies à Beaubourg, quelques mois après la présentation du film à Berlin (février) et juste avant la sortie en salles (le jour de publication de l’article). Dans les Cahiers du cinéma d’octobre 1984 (n°364), Alain Bergala titre son article sur le film « Straub-Huillet, la plus petite planète du monde ». L’heure est au rassemblement des (petites) troupes. une « Internationale straubienne » au détour d’un texte connu, le terme marque mine de rien le début d’une deuxième période dans l’accueil critique des Straub. La première, qui irait de 1963 à 1980 (en partant de la présentation de Machorka-Muff en festivals) ou de 1954 à 1980 (en partant du début du travail sur le Bachfilm), serait la période légendaire : celle des défenses (Non réconciliés), des batailles (Othon), des rebonds (de Leçons d’histoire à Moïse et Aaron), et des plus beaux films (De la nuée à la résistance et Trop tôt/Trop tard). Puis au tournant des années 80, le public straubien trouve sa place pour longtemps : les non-convaincus ne le seront plus, les apôtres suivront jusqu’au bout, et l’accueil critique restera peu ou prou le même à chaque film, seulement un peu plus usé à chaque fois. Les idées commencent toutes à ressembler à des trucs : citer Daney est un truc, parler de « rachâchage » ou de « non réconciliation » est un truc, et les mots d’« Internationale straubienne » sont un truc. Période délicate pour qui s’attaque à l’œuvre, comme la pléthore d’auteurs de cette Internationale straubienne publiée avant l’été par les Éditions de l’Œil et le Centre Pompidou. La question est alors celle qui se pose devant toutes les œuvres établies, le fussent-elles par un groupuscule : par quel bout s’y prendre pour sortir des discours référentiels et/ou thuriféraires, et retrouver un axe véritablement critique ?

De là vient le premier mouvement, dubitatif, devant ce gros pavé noir où s’étalent les vieux mots d’« Internationale straubienne » et dont la tranche présente, à la place des noms de Straub et Huillet, un code barre sans vergogne. 500 pages en n’évitant pas les trucs et en ne voyant aucun problème à substituer au couple le plus marxiste du cinéma une indexation protocolaire (à bas la forme, à bas le fond, comme si les Straub ne parlaient pas que de ça) ? Le projet éditorial est pourtant presque straubien, lui. Demander à une quarantaine de critiques ou de collaborateurs de parler de leur « Straub-Huillet de chevet » (selon la description du livre dans le programme de la rétrospective) et publier autant d’approches personnelles de l’œuvre : donner à chacun sa voix, son cadre, sa durée. L’analyse critique (une trentaine de textes) est la plus privilégiée mais on trouve aussi des récits de tournage, sous-genre à part entière de la littérature straubienne. Pendant la rétrospective à Pompidou, le soir de la première projection d’Introduction à la « Musique d’accompagnement pour une scène de film » d’Arnold Schoenberg et de Moïse et Aaron, Jean Narboni disait qu’un des meilleurs documents publiés sur les Straub avait été, sur plus de 40 pages dans les Cahiers d’octobre-novembre 1975 (n°260-261), le journal de tournage de Moïse et Aaron écrit par Gregory Woods et commenté par Danièle Huillet. Il y a quatre ans, la publication des Écrits par Independencia avait permis l’accès à des documents de Fortini/Cani, Ouvriers paysans ou Une visite au Louvre sur près de 80 pages. Le nouveau livre prolonge ce type de reproduction sur 20 pages seulement (avec un plan de tournage de Trop tôt/Trop tard et des scénarios d’Un conte de Montaigne), mais propose aussi des propos de Renato Berta sur son travail depuis Othon, de Robert Alazraki sur le tournage égyptien de Trop tôt/Trop tard, de Christophe Gougeon sur le projet d’Une visite au Louvre, et d’Arnaud Dommerc sur la remise en route d’Itinéraire de Jean Bricard. Ailleurs dans le livre, des contributions plus iconoclastes arrivent sous la forme de montages de motifs, d’errances lyriques, voire d’un poème photocopié, qui touchent rarement sauf pour les quatre photos d’hommes et de femmes isolés devant des braseros qui tiennent lieu d’entrée à Toute révolution est un coup de dés. C’est la seule tentative de remake straubien de l’ouvrage, et une de ses seules propositions réellement créatives, consciente que revenir vers une œuvre est en repartir.

Pour qui attendait uniquement une somme de documents, une défense des œuvres récentes ou une remise à jour des anciennes, la forme du livre frustre donc évidemment par sa bâtardise : à la faveur du type de proposition, certains films passent à la trappe (De la nuée à la résistance) quand d’autres bénéficient de textes majeurs (Moïse et Aaron, Amerika-Rapports de classe). Il aurait fallu choisir entre la forme du livre d’or et celle de la réappropriation critique, tant le défaut d’une ligne fait se perdre l’ouvrage dans les redites, nous réexpliquant vingt fois le principe du travail des Straub, et s’en tenant trop souvent à une défense artificielle du canon straubien, repartant comme en 63 – comme si rien n’avait jamais été écrit. Il est rassurant de voir que la puissance des films fait encore effet, et Straub lui-même a toujours accepté humblement les compliments des spectateurs, mais a-t-on réellement besoin de lire autant d’extases faciles, pourtant parfois signées de critiques notables ?

Ces errements disent bien la difficulté, dans une ère post-muséale où la simple élégie d’un cinéma disparu/en disparition/à disparaître n’est plus guère pertinente, mais où la place de la critique est encore flottante, à parler de ce qu’a représenté le cinéma moderne. Quelque chose s’est joué, s’est achevé, mais on peut aujourd’hui à nouveau se repencher sur le moderne et sa tradition critique en pensant que quelque chose peut en venir, qu’il y a une voie à tracer dans sa réappropriation. Une dizaine de textes (et de nombreux bons paragraphes ici et là) donnent des pistes en multipliant les hypothèses de lecture sur les montages straubiens – pas seulement les montages de textes et de voix, de corps et d’espaces, mais de significations, dont ressort, en plus de la richesse esthétique des films, leur richesse dialectique. Rochelle Fack, sur Le Fiancé, la comédienne et le maquereau, parle ainsi d’une gradation de la perception dans les trois parties du film, d’une mutation progressive du filmage (documentaire, théâtre, fiction, pour aller très vite) qui en 1968 permettait à Straub de sculpter une forme possible au mal de la jeunesse dont il parlait. Lili Hinstin, sur Humiliés, détaille elle aussi précisément les trois mouvements du film (une communauté humiliée par la propriété et par le progrès de ses opposants, puis par son propre renoncement) pour arriver à la même conclusion sur les Straub de 2002, luttant pour la jeunesse et ne mettant en scène sa défaite que pour renforcer ses idées, comme une « ciguë à rebours » selon l’expression de Vittorini. Patrice Rollet, dans un texte brillant sur Amerika-Rapports de classe, dresse un parallèle constant entre le travail de Kafka et celui des Straub, développant à chaque étape de la création (la statuaire, les choix, la matière, la morale, le temps, le geste, la parole) un même éventail d’expériences. Amerika, premier long de la deuxième époque straubienne (après En rachâchant, chef d’œuvre), a été le film à partir duquel les Straub se sont éloignés de la prise directe avec le contemporain (« Godard, en fait d’intervention immédiate, le fait beaucoup mieux que nous » dit Straub à Narboni et Daney pour les Cahiers de novembre 1979 (n°305)) et ont déployé le montage d’idées et de matières vers un montage encore plus large d’émotions. On pourra dire à partir de là : j’admire Non réconciliés mais j’aime Sicilia!.

Les deux textes les plus riches du livre sont ceux de Cyril Neyrat, sur Introduction à la « Musique d’accompagnement pour une scène de film » d’Arnold Schoenberg et sur Moïse et Aaron, le troisième film de la trilogie sur Israël, Fortini/Cani, étant traité de manière moins approfondie. En prenant appui sur cinquante ans de littérature straubienne (Daney, Biette, Seguin) et toutes ses références (Benjamin, Adorno, et Lacoue-Labarthe), Neyrat y développe le même fil du « montage des temps » comme matérialisme historique. D’abord en dépliant la construction complexe et ouverte du petit Schoenberg (idées s’opposant, voix signifiantes, musique, et images d’archives), puis en s’attardant sur le choix essentiel dans Moïse et Aaron de mettre en scène le troisième acte inachevé de l’opéra, dans le silence (aucune musique n’avait été composée) et dans le désert (contrairement au reste du film), pour enrayer toute menace d’homogénéité de l’œuvre. Ce geste d’articulation-désarticulation, dit Neyrat, permet au cinéma straubien d’éviter le monumentalisme qui l’éloignerait du peuple (et c’est en cela que Pedro Costa, qui change sa forme à chaque film, est son héritier le plus fidèle), en réaffirmant « la nécessité pour toute pratique artistique de ne pas se constituer en un langage ».

Cette idée est la plus importante du livre. Voir, saisir, et être ému par les Straub aujourd’hui, c’est voir, saisir, et être ému par ce montage-démontage que le couple a souvent simplement résumé par l’idée de variation. Jean-Charles Fitoussi termine son texte juste sur le minimalisme straubien en écrivant que « la nouveauté n’est pas dans la matière mais dans ses agencements, elle surgit par la combinaison, le rapprochement de réalités anciennes. Nul besoin d’inventer des mots pour faire de nouvelles phrases – et avec douze tons, combien de mélodies ? ». Il manque certainement au livre l’analyse systématique de ces variations dans l’œuvre des Straub, notamment dans l’étude des différents montages de plusieurs films (de La Mort d’Empédocle à tous les courts métrages tardifs), qui restent vraisemblablement difficiles à voir[22] [22] Il manquait certainement à la rétrospective du Centre Pompidou la projection de chaque version des films remontés , même si on peut admettre que diffuser six fois Sicilia! pour quelques spectateurs s’extasiant sur des différences de durées des plans et des froncements de sourcils un peu différents d’Angela Nugara n’aurait pas été l’opération la plus rentable. ; Raphaëlle Pireyre lance ainsi quelques idées fortes sur l’importance de l’inachèvement dans un texte sur le montage, mais ne détaille pas.

Là où l’importance de ce geste de variation pourrait être le plus ressenti pourtant, c’est dans la défense des films que Straub réalise seul depuis 2007. Chacun des courts est d’une manière ou d’une autre la reprise de l’œuvre qui les a précédés : comme ses exégètes doivent composer avec toute la littérature straubienne ou être condamnés à ne rien dire, Straub lui-même ne peut que varier ou se prendre les pieds dans sa propre œuvre. Quelques textes de straubiens convaincus, Marie Anne Guerin sur les derniers Dialogues avec Leucò et Chacals et Arabes, Jacques Bontemps sur Un conte de Montaigne, et Alain Bergala sur Un héritier, insistent sur ce que Straub réinvente encore dans une économie réduite. Dans cette seconde adaptation de Barrès après Lothringen!, Bergala voit des plans marchés, une parole narrative, un panoramique arbitraire que Straub n’aurait selon lui pas faits auparavant, et on repense alors au récit fait par Renato Berta du tournage d’un plan filmé depuis une barque pour Leçons d’histoire : « J’avais ma caméra à l’épaule, dans la barque qui tanguait dans tous les sens… Je disais à Jean-Marie : ‘Là tu ne vas pas pouvoir garder un seul photogramme, ça bouge vraiment beaucoup !’ Et lui répondait que c’était formidable si ça bougeait, qu’il fallait essayer, y aller ». Dans le film terminé, le plan tangue même jusqu’à se transformer en zoom improbable, peut-être une des inventions visuelles les plus pulsionnelles de l’œuvre, et un des meilleurs exemple du désir d’invention de Straub. Faisant écho aux conclusions de Neyrat, Bergala cite Brecht : « Un homme qui a une théorie est un homme perdu. Il faut qu’il en ait plusieurs, quatre, un grand nombre ».

Les derniers Straubfilms, évidemment Kommunisten, mais aussi Dialogue d’ombres ou L’Aquarium et la nation, ne font en citant plusieurs extraits (des films du couple ou de Renoir) que développer cette multiplication des théories, ce goût des variations, ce montage des temps qui fait respirer l’œuvre des Straub jusqu’à aujourd’hui en montrant que sa pensée n’est pas finie et homogène, mais à jamais hétérogène et donc à jamais active. À l’ouverture de la rétrospective à Pompidou, avant que le cinéaste ne quitte la salle en remerciant son public (« Merci les enfants. Merci pour la patience. Salut ! »), on montrait le petit film qu’il a signé pour le Centre, Où en êtes-vous Jean-Marie Straub ? (ou selon son titre de travail : Cat People). Quatre plans fixes s’y succèdent pendant six ou sept minutes, cadrant plusieurs chats sautant d’un fauteuil, revenant dessus, se faisant caresser par la compagne de Straub, puis par Straub lui-même au dernier plan. Le cadre Straub-canapé-chat-tissu écossais rappelle à quarante-cinq ans d’écart et de manière inattendue un cadre similaire dans le petit Schoenberg de 1972, Huillet-canapé-chat-tissu écossais. Hasard de la fidélité (au matérialisme et aux chats), le dernier plan d’Où en êtes-vous témoigne du drôle de changement d’échelle, finalement assez émouvant, de toute l’œuvre straubienne. À l’enjeu politique a succédé l’intime, aux montagnes les intérieurs, et à la sortie d’usine de Trop tôt/Trop tard avec ses centaines de travailleurs égyptiens, l’aquarium de Chez Meng dans le XVIIIème arrondissement avec ses onze poissons pour L’Aquarium et la nation (travail du critique straubien en 1980 : compter les travellings. En 2016 : compter les poissons). Ce qui n’a pas changé d’une caméra à l’autre, c’est le matérialisme d’un regard qui croit encore à un cinéma de la monstration, et d’un sens qui naîtrait en combinant chaque chose montrée, et quel que soit l’échelle. Leçon straubienne : tout mérite un regard, et aucune combinaison n’est insignifiante. Ce matérialisme-là peut être célébré, et ses revirements des plus amples aux plus infimes embrayer notre propre pratique. Ce sera l’enjeu de la période post-straubienne[33] [33] Voir par exemple les montages de photogrammes d’Andy Rector sur son blog Kino Slang – notamment ceux qu’il réalise pour le May Day, célébrant chaque année l’anniversaire de la mort de Huillet. La croyance dans le réseau des images, dans leur unicité et dans leur interdépendance, n’est rien de plus que la vieille idée du cinéma. .

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L'Internationale straubienne, ouvrage collectif. Éditeur : Éditions de l'Œil/Éditions du Centre Pompidou. 512 pages. Parution : 27 mai 2016.