Nous, Alice Diop

Personnel(s) pluriel(s)

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le 23 février 2022

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Sans doute est-il impossible d’écrire sur Nous sans garder en tête son titre. Tentons, à défaut de l’expliquer ou de le définir, de le décomposer : « Nous », pronom personnel de la première personne du pluriel en français (déjà tout un programme), c’est une manière de s’adresser en me prenant pour sujet, moi, et au moins un autre, auquel on peut rajouter un nombre indéfini – et possiblement infini – de « et aussi ». Ce « et aussi » va bien au dispositif d’Alice Diop, qui fabrique une série de portraits autour de la ligne de RER B ; les formes, les durées et les enjeux varient, le film pouvant prendre la forme d’un entretien individuel, d’un exercice d’observation d’un groupe, ou même d’un autoportrait de la réalisatrice, Alice Diop réutilisant à plusieurs reprises des images de ses parents, commentant du même coup la relation qu’elle entretenait avec eux, et qu’ils entretenaient avec ce « Nous » qui est, en premier lieu, la société française.

Dans un texte resté célèbre, le philosophe Gilles Deleuze suggérait, au regard de Six fois deux, que l’œuvre de Jean-Luc Godard était traversée par la conjonction de coordination « ET », à laquelle il attribuait une puissance nouvelle : « le ET, c’est la diversité, la multiplicité, la destruction des identités [11] [11] Gilles Deleuze, Pourparlers, Éditions de minuit, 1990, p. 65.  ». Du « et » au « et aussi », règle du jeu de Nous, il n’y a qu’un pas ; la réunion de choses pourtant séparées créé dans les deux cas une diversité, une multiplicité. C’est autour de cette « destruction des identités » qu’une différence pourrait se faire remarquer, Godard prenant souvent pour objet une forme d’incompréhension (réelle ou factice) ou de redéfinition constante des identités (il les détruit pour les reconstruire, mieux ou autrement), là où Alice Diop préfère prendre une certaine distance (tantôt respectueuse, tantôt humble, tantôt politique) avec les « identités » qu’elle filme – même quand elle parle de la différence entre elle et son père, elle décrit plus la distance et le silence qui s’est un jour instauré entre eux qu’elle ne décrit leurs identités respectives.

Comme le « et » godardien, le « et aussi » d’Alice Diop détermine particulièrement le montage [22] [22] On en apprendra plus sur le montage de Nous en lisant l’entretien entre Romain Lefebvre et Amrita David, monteuse du film. . Celui-ci cherche à éviter les confrontations trop immédiatement signifiantes (on met toujours quelques plans à saisir dans quel nouveau contexte le film nous a emmené) autant qu’une distance arbitraire (bien qu’elles suivent globalement le tracé de la ligne du RER B, les scènes ne s’enchaînent pas exactement comme des arrêts de train, et le film s’autorise parfois des digressions ou des retours en arrière). Ce que cet enchaînement d’individus et de communautés rend flagrant, c’est plutôt les inévitables frottements entre les séquences : à chaque changement de lieu et de « personnage », ce « nous » se recompose, s’étend, se complexifie, se charge d’une impossibilité et d’une contradiction. Quel sens, en effet, donner à un « nous » qui réunit un travailleur malien sans-papiers et un groupe de royalistes pleurant à l’écoute du testament de Louis XVI ?

On pourrait ici faire appel à un autre philosophe, pourtant en bien des points antagoniste à Deleuze, c’est-à-dire Wittgenstein, pour qui le sens d’un mot est dans son usage. Alice Diop et sa monteuse Amrita David composent à chaque « cut » un sens pour le mot « nous ». Chaque plan le rend plus vaste, et, paradoxalement, un peu plus spécifique ; dans le même mouvement, il s’étend et se restreint. Mouvement qui n’est pas sans une forme de violence (celle que tout dispositif cinématographique, documentaire comme fictionnel, ne saurait éviter), et qui, à sa manière, impose aux aliénés comme aux privilégiés l’appartenance à un « nous », fut-il minimal, impuissant. Nous, comme n’importe quel film, est dérisoire face à la réalité de la souffrance des personnes qu’il filme, mais il a un mérite, dérisoire lui aussi, certes, mais indéniable : il invente un « nous » qui n’existe pas dans la vie et dans la société mais qui, pendant 115 minutes de projection, existe. Nous déniaise les expressions « identité », « vivre ensemble » ou « diversité » et rappelle qu’elles ne sauraient être employés comme elles le sont aujourd’hui, dans une seule direction (celle des oppresseurs vers les opprimés). Ce « nous » que le film trace entre eux n’a rien de rassurant, il entraîne avec lui tout un tas de questions élémentaires (« faire société », comment ? Pourquoi ?). Le sens de ce « nous », c’est bel et bien l’usage que l’on en fait, et cet usage ne saurait être que politique – il faudrait d’ailleurs parler d’usages, au pluriel, tant ceux-ci peuvent être aussi variés que le sont ici les portraits.

D’où, aussi, la force des « à-côté », de tous ces instants qui ne sont pas, à proprement parler, des portraits. Nous s’ouvre sur une famille observant, de loin, un chevreuil hésitant à pénétrer dans une clairière. Prise à l’extrémité de la ligne de RER, cette image, qui sera reprise et étendue dans la dernière séquence, prolonge le film bien au-delà du territoire français. Nous avions déjà entendu des personnages parler de leurs pays d’origine, du Sénégal ou du Mali, ouvrant ce « nous » à l’humanité entière. Mais, comme je l’écrivais, les « et aussi » peuvent, potentiellement, s’étendre à l’infini. Ce que cette séquence de chasse permet – comme tous ces plans de friches, de champs, ces traces de verdure – c’est de l’ouvrir, aussi, au monde naturel, aux animaux et aux plantes, avec qui la cohabitation dans le monde semble aussi (voire encore plus?) difficile et contradictoire qu’entre certains hommes et certaines femmes : dans la même séquence, des êtres humains cohabitent avec des chiens et des chevaux, s’offrent le corps sans vie d’un sanglier, et abattent des chevreuils (qui resteront hors-champ), le tout dans une forêt qu’ils occupent de leurs corps, leurs vêtements, leurs armes et leurs grosses voitures. Deleuze, citant Proust, disait aussi que « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. » Il me semble que le titre de Nous n’est plus un mot français, mais un mot tiré du dictionnaire d’une langue plus universelle, une langue pour tout le monde et pour tout le vivant, une langue pour un temps à venir – celle que le cinéma permet, invente.

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Nous, un film d'Alice Diop.

Image : Sarah Blum, Sylvain Verdet, Clément Alline / Son : Mathieu Farnarier, Nathalie Vidal / Montage : Amrita David

Durée : 1h55.

Sortie le 16 février 2022.