Pascal Cervo

Face-à-face

par ,
le 7 mars 2016

Après l’entretien avec Pierre Léon et Renaud Legrand, place maintenant à une discussion avec leur précieux double Rémi : Pascal Cervo, acteur agile et émouvant chez quelques-uns des plus termites (selon la terminologie de Manny Farber) – et donc passionnants – des cinéastes français contemporains (Laurent Achard, Jean-Claude Biette, Louis Skorecki, Paul Vecchiali…), et lui-même cinéaste avec (pour l’instant) deux très beaux courts-métrages : Valérie n’est plus ici (2009), et Monsieur Lapin (2013).

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Débordements : Comment as-tu travaillé le rôle de Rémi ?

Pascal Cervo : Les deux rôles ! C’est la première fois que je parle de ce film, je ne l’ai pas encore vu… Quand Pierre [Léon] m’a parlé de son idée de tourner une adaptation du Double de Dostoïevski, j’étais plutôt flatté qu’il ait envie de me faire jouer deux personnages. Je me suis empressé de lire le livre. J’ai l’habitude de travailler seul dans mon coin. J’apprends le texte en marchant dans la rue, je traverse Paris dans tous les sens…

D. : Comme Rémi 1 !

P.C. : Oui ! Et puis je vois des films. Par exemple, Le Testament du docteur Cordelier [Jean Renoir, 1959]. D’autres qui n’ont pas forcément un lien évident avec le scénario, mais qui m’influencent parce que je les vois pendant que j’apprends le texte. Je me souviens avoir vu 40 ans, toujours puceau [Judd Apatow, 2005] ! et avoir imaginé Rémi regardant ce film… J’ai lu une interview de Jean-Claude Brisseau où il raconte avoir demandé à Bruno Cremer pour De bruit et de fureur [1988] de regarder je ne sais plus quel western avec Gary Cooper, et de porter son fusil comme lui, car, selon Brisseau, on pouvait parfaitement imaginer que le personnage tienne son fusil de la manière dont il a vu Gary Cooper le faire dans les films. Depuis, il m’arrive de me demander quels films les personnages auraient pu voir, aimer…

D. : Pierre ne t’a pas parlé d’un film à voir ?

P.C. : Il m’a parlé pendant le tournage de Barbara Stanwyck dans Le Démon s’éveille la nuit de Fritz Lang et d’une scène en particulier où il la trouvait géniale. Mais habituellement, je préfère voir des films bien avant le tournage. Sur le tournage, ce n’est plus vraiment le moment de réfléchir à tout ça…

D. : C’est Pierre qui t’avait demandé de lire le livre, avant le tournage ?

P.C. : Non. Pierre m’a dit de faire comme je voulais. Il m’a dit qu’à la différence du livre, il voulait faire une comédie. Un film léger et drôle. Je l’ai lu. Même si l’adaptation est très libre, le personnage du livre et Rémi gardent en commun, pour moi, un caractère douloureux, un peu paranoïaque et misanthrope.

A la lecture du scénario, j’avais naturellement l’impression, je ne sais pas pourquoi, que Rémi 1 était assez proche de moi… La question était plutôt : qui est Rémi 2 ? Avec Pierre, nous en parlions de temps en temps, avant le tournage. Je lui disais des choses comme « et si Rémi 2 était plus comme ça, ou plus comme ça ? », et il acquiesçait un peu et laissait les choses en suspens. Et puis, d’un seul coup, il me disait : « peut-être qu’il faut que tu penses à Rémi 2 comme à un perroquet, et à Rémi 1 comme à un chat ».

Le choix des costumes et des accessoires avec Renaud [Legrand] a beaucoup influencé l’approche des deux Rémi. Il y a eu rapidement l’idée des lentilles pour Rémi 2. Et surtout, l’objet essentiel, plus que les lentilles : les chaussures. Des chaussures pointues en daim noires. Pierre voulait, depuis le début, que Rémi porte un sac à dos : Rémi 1, c’est le sac à dos, et Rémi 2, c’est les chaussures pointues en daim. Avec ça aux pieds, il n’y avait plus rien à faire !

D. : Ce sont des chaussures de ta garde-robe ?

P.C. : Pas du tout, je n’ai même jamais mis des chaussures comme ça ! Elles sont un poil trop grandes et il y a plusieurs centimètres au bout de la chaussure qui ne servent à rien, ce qui m’obligeaient à faire de grands pas : j’essayais de marcher le plus naturellement possible avec… En plus, elles couinaient, c’était ridicule, énervant, ça me plaisait beaucoup.

D. : Les vêtements aussi fonctionnent comme une contrainte ?

P.C. : Pas pour moi, ça me libère au contraire. Pour Rémi 1, on avait fait un premier essayage avec une grande veste. On partait sur l’image d’un personnage en costume un peu ample. Mais la silhouette n’était pas très jolie et c’était un peu fastoche : l’employé de bureau effacé qui porte des vêtements amples. Renaud a trouvé cette veste qui est une sorte de croisement entre la veste de costume et le bleu de travail. Rémi 2, ça a été plus rapide. Il y a les lentilles, je les sentais sur l’œil, ça floute un peu le regard en périphérie. Je ne suis pas sûr qu’elles se voient beaucoup. Mais pour moi, ça me donnait un peu l’impression de porter un masque. Rémi 2 porte des vêtements ajustés, une veste de costume, ça change ma façon de me tenir. Je me tiens plus droit.

D. : En même temps il est plus souple.

P.C. : Ah bon ? Pour moi Rémi 2 est un peu un automate… Ce que j’aime, c’est qu’on s’est attachés à des détails très concrets qui donnent physiquement une différence. Il n’y a pas de psychologie. On ne s’est pas dit : Rémi 2 est méchant, fourbe : on ne se posait jamais ces questions-là. Je me souviens que Pierre m’a dit qu’il fallait que j’aime les deux Rémi, qu’il ne fallait pas avoir de jugement ni sur l’un, ni sur l’autre. Ils sont comme ils sont, ils ne peuvent pas être autrement.

D. : Il y avait quelque chose dans le scénario qui empêchait cette psychologisation du personnage, ou ce n’est pas ta manière de travailler ?

P.C. : Ce n’est pas ma manière de travailler, ni celle de Pierre, je pense. L’enjeu et l’amusant, c’était de faire physiquement deux personnages différents.

D. : Comment as-tu joué l’opposition des personnages ?

P.C. .: Rémi 2 s’est dessiné en réaction à Rémi 1 : Rémi 1 me semble scrupuleux, préoccupé, inquiet. Rémi 2 est plus présent, plus disponible. Rémi 2 était plus drôle à faire, parce qu’il y avait pour moi une part de composition plus importante, je devais être plus extérieur.

D. : Dans beaucoup de tes rôles, il y a vraiment une face ouverte et une face fermée, et c’est amusant, parce dans le film de Pierre on a l’impression que les deux ont été séparés en deux personnages. L’as-tu prévu lorsque Pierre t’a donné le scénario ?

P.C. : Non. Mais j’y ai pensé après le tournage. Le film commence avec Rémi 1 qui se réveille et qui dit qu’il se sent regardé. Comme si quelqu’un le regardait par la fenêtre. C’est cette sensation d’être observé, espionné, de ne pas être tranquille qui était pour moi l’esprit de Rémi 1 ; sans faire de psychologie, je m’attachais à cette sensation, à cette peur d’être surpris. Rémi 2 a peut-être la sensation d’être regardé, mais ça ne le gêne absolument pas. C’est un peu comme s’il n’avait pas de vie privée.

Sur le tournage, il y avait parfois des moments un peu frustrant, par exemple, quand un des deux Rémi est pris en charge par mon vrai double dans le film : Simon [P.R. Bewick]. Il double mon double. Il a joué des moments de Rémi 1 et de Rémi 2 que je n’ai pas joué… On s’entendait bien, heureusement, parce que ce n’est pas anodin de voir quelqu’un prendre en charge le personnage qu’on est en train de jouer.

D. : Une dépossession…

P.C. : Une dépossession, oui. Ça me donnait l’impression de travailler en pointillé. Il fallait constamment passer d’un Rémi à l’autre, et parfois découvrir un des deux Rémi joué par Simon… Or, sur d’autres tournages, quand je joue, il y a une continuité, même si on ne tourne pas dans l’ordre, on fait confiance au temps, à l’atmosphère, au fait que les choses se passent et qu’on est tout le temps dans les mêmes baskets : le personnage rôde. Ici, comme il y en a deux, on ne sait pas lequel rôde, peut-être aucun des deux ! Et quand un autre acteur prend en charge une partie du personnage, cela complique encore les choses ! Ça veut dire notamment qu’il vous étudie, ça veut dire que j’observe comment il me fait, que j’essaie de lui ressembler aussi… C’est étrange, un peu éprouvant. Simon a été très délicat, il a été formidable.

D.: En fait vous êtes trois !

P.C. : Euh… Quatre même ! C’est complètement fou !

D. : Est ce que tu as inventé dans le film de Pierre des gestes, des expressions particulières, ou une rythmique ?

P.C. : Je ne pense pas avoir inventé de choses. Je me suis dit que Rémi 1 était maniaque. Pierre m’a dit que je jouais beaucoup avec mes mains dans le film. C’est probablement lié à ma manière de manifester la maniaquerie. Pour Rémi 2, je me suis simplement dit qu’il devait se tenir droit, garder le visage ouvert, les sourcils défroncés. Ce ne sont pas des gestes… Plus des attitudes données par les vêtements ou par les situations. La démarche de chat de Rémi 1 était une demande de Pierre qui s’est faite sur le tournage. Je pense que les attitudes, les gestes, la façon de jouer viennent des cinéastes : c’est eux qui donnent le style de jeu.

D. : En même temps, Pierre dit qu’il a vous a choisi en vous laissant une entière liberté, vous acteurs…

P.C. : En même temps Pierre nous a choisi pour ce qu’on est. La composition est relativement mince. Et je crois que la manière dont le scénario et les dialogues sont écrits induit une façon de parler ou de jouer. C’est particulièrement vrai pour les films de Pierre, ses dialogues composent vraiment une partition précise, claire.

D. : Et la place de la caméra ?

P.C. : La caméra elle est là, c’est comme une loupe. Je pense qu’elle voit tout. La caméra me donne plus de plaisir quand j’accepte sa présence, au lieu d’y résister ou de faire comme si elle n’était pas là. Elle est une présence passive qui n’influe pas. Je trouve ça étrange de nier l’existence de la caméra. En aïkido, on dit qu’il faut accueillir le partenaire. Je crois que c’est pareil pour la caméra : il faut l’accueillir.

D. : Le jeu pour toi est donc un exercice de sincérité.

P.C. : Un exercice de sincérité… Et d’imagination.

D. : Qu’est-ce que tu penses que Pierre attend de toi ?

P.C. : Que je le fasse rire ! Enfin, c’est ce que j’imagine quand je lis le scénario…

Entretien réalisé à Paris le 17 février 2015.

Image : Deux Rémi deux (Pierre Léon, 2016).