Quand il appelle à des États généraux, le cinéma oublie Mai 68

Pour quoi lutte le cinéma français ?

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le 12 octobre 2022

L’Appel aux États généraux du cinéma lancé ce jeudi 6 octobre à l’Institut du Monde Arabe s’inscrit dans un contexte critique pour la filière cinématographique : crise de la fréquentation accrue au lendemain de la crise sanitaire, mise en péril du système vertueux de redistribution garanti par le CNC et surtout, rupture méthodique des digues qui protègent le cinéma français d’une concurrence déloyale, par une logique managériale [11] [11] Les petites phrases du gouvernement, notamment celle du Président de la République encourageant les salles de cinéma à diffuser des tournois d’e-sport, avaient achevé d’agacer la profession qui avait répondu par une tribune publiée dans Le Monde le 17 mai 2022 intitulée « Les choix politiques de nos institutions fragilisent gravement le cinéma » et appelant à la tenue d’États généraux dans l’été. Ceux-ci se tiendront en janvier 2023 et l’Appel du 6 octobre entreprend d’alerter les pouvoirs publics. qui succède au rapport de Dominique Boutonnat présenté en décembre 2018, voir notre compte rendu de l’après-midi.

Si un panel large d’associations et de syndicats soutiennent la journée du 6 octobre et participent à son élaboration, les revendications légitimes des personnalités à l’origine de la tribune se heurtent à la surdité des institutions interpellées. Ni le CNC ni le Ministère de la Culture n’ont participé à l’événement qui se voulait un coup d’éclat médiatique.

Autre lacune remarquable : celle des États généraux du cinéma originels, dans les prises de parole comme dans les perspectives de lutte évoquées. Certains intervenants les ont mentionnés mais l’héritage de Mai 68 n’a pas été pris en compte.

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Les États généraux du cinéma, une notion historique.

Si Jack Lang, dans son mot introducteur, a rappelé le rôle de l’histoire dans la compréhension du présent, il n’a usé de cette phrase que pour justifier le long bilan de son passage au Ministère de la Culture. De même, plusieurs intervenants rappellent que le CNC est fondé à la suite de la mobilisation du cinéma français contre les accords Blum-Byrnes (1946) – emmenée par le Parti communiste français – même s’ils oublient de dire que la volonté de réguler le cinéma naît du régime de Vichy. L’histoire est invoquée tout le long de l’événement mais peu d’intervenants rappellent la première utilisation du terme « États généraux du cinéma ».

Le 17 mai 1968, au milieu de la révolte étudiante et ouvrière, les étudiants en grève de l’Idhec et de l’ENPC (aujourd’hui La Fémis et l’ENS Louis-Lumière), les techniciens réunis par le Syndicat des techniciens de la production cinématographique – CGT (STPC-CGT) et quelques membres des Cahiers du cinéma se réunissent à la Bourse du travail. En plus de la grève de la filière cinématographique, les cinéastes insurgés appellent à la tenue d’États généraux du cinéma dans les locaux de l’ENPC, rue de Vaugirard. Ils interpellent aussitôt les cinéastes présents au Festival de Cannes qui s’empressent de l’annuler pour revenir à Vaugirard. Jusqu’au 5 juin, s’y déroulent des débats interminables sur la forme de la filière cinématographique. Les États généraux de Mai 68 discutent de la négation du CNC et envisagent son occupation. À la place, ils préfèrent se restructurer dans ce temps commun, portés par l’événement.

Des États généraux, les legs restent menus. Aucun des 19 projets soutenus ne donne forme à une convention collective. Les raisons sont multiples. D’une part, les associations de producteurs et de distributeurs ne participent pas au débat et refusent les mesures radicales des cinéastes. D’autre part, le projet de synthèse, regroupant les trois projets qui ont emporté le plus de voix lors de l’assemblée générale du 26 mai qui s’est déroulée à Suresnes, échoue à convaincre le public. Les projets de Louis Malle, du syndicat CGT et de Michel Cournot ressortent des 1500 suffrages exprimés ce jour-là. Le 5 juin, les professionnels du cinéma rejettent le projet de synthèse et le mouvement se disloque. Certains réalisateurs, mis en minorité pendant l’événement par la jeunesse et par les techniciens, fondent la Société des réalisateurs de film et coupent tout lien avec les États généraux du cinéma qui deviennent une association dans le courant du mois de juin.

De cette scission finale, on retient du consensus du cinéma français un « moment de grâce ». Les quelques grands noms présents à Vaugirard sont bousculés. Roger Vadim promet même de brûler ses voitures de luxe. L’atmosphère révolutionnaire redistribue les cartes et le cinéma français parle d’autonomie, de décentralisation et de gratuité des salles de cinéma. On retient de Mai 68 les photographies de presse et l’éclat de Cannes mais l’événement signe un moment de bascule dans l’histoire sociale du cinéma français décrié en son sein dans son cadre d’existence. Les insurgés contestent le vedettariat, le parisianisme des films, les structures capitalistes du cinéma et les inégalités qu’elles sous-tendent. L’un des slogans phares de l’événement : « À compter de ce jour, il n’est plus de cinéastes célèbres. »

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De Mai 68 à Octobre 2022 : les oubliés de l’Histoire.

Les États généraux de Mai 68 naissent aussi d’une crise structurelle du cinéma français en proie à un chômage sans précédent. Mais, les résolutions qui émergent de Mai 68 divergent radicalement de celles portées par l’Appel du 6 octobre 2022. Là où les « enragés » de Mai proposent de doubler le tournage de films, les intervenants de l’Appel doivent lutter contre la petite musique selon laquelle trop de films seraient produits en 2022. Plutôt qu’un plan d’investissement massif distribué aux producteurs et aux distributeurs, les États généraux de 1968 s’accordent unanimement pour s’organiser en autonomie de l’État. Surtout, les soixante-huitards repensent le rapport du cinéma à la réalité sociale et tournent illégalement un ensemble de films d’intervention sociale. En quelques mots, à « un cinéma au service de la révolution » s’oppose « un amour du cinéma », déclamé par Agnès Jaoui, dont on ne sait pas bien ce qu’il veut dire.

Bien sûr, le contexte n’est pas le même. Outre le degré différent de politisation des professionnels de la filière cinématographique – peu de cinéastes se revendiquent aujourd’hui du marxisme, le climat pré-révolutionnaire de Mai 68 influence bien entendu la nature des propositions et leur radicalité. Mai 68 a pourtant laissé en suspens des questions primordiales dont la résolution n’a pas encore été trouvée. Le problème essentiel que soulève la comparaison entre Mai 68 et Octobre 2022 réside dans la façon dont les États généraux se composent. À des intervenants issus des milieux de la production et de la distribution s’opposent les syndicalistes et les étudiants qui composent le gros des auditeurs des États généraux de Mai 68. Nous concevons d’ailleurs parfaitement que la situation économique du cinéma a changé et rejoignons les constats des intervenants des États généraux du cinéma.

À l’Institut du monde arabe, la jeunesse n’était pas présente sinon parmi les stagiaires qui faisaient l’accueil. Le cinéma français indépendant dont les États généraux de 2022 se veulent l’écho repose sur la précarité de ses travailleurs et travailleuses. Aussi sommes-nous sceptiques devant la seule revendication financière des États généraux. Au sein du cinéma français, y compris au sein du cinéma indépendant, subsistent des inégalités très fortes et des infractions récurrentes au droit du travail. L’usine à rêve du cinéma français lessive sa jeunesse et entretient un climat néfaste. Si plan d’investissement il y a, il doit aller vers une redistribution équitable pour les travailleurs et travailleuses précaires. Le cinéma est une industrie, selon le mot d’André Malraux cité dans la tribune du 17 mai, et, comme toute industrie, il est traversé par la lutte des classes.

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Images : Bulletin des États généraux du cinéma, « Le cinéma s'insurge, n°1», Paris, Le Terrain vague, Mai 1968.