Rukus, Brett Hanover

Orteils polymorphes

par ,
le 8 décembre 2020

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Réalisé en 2017 et inédit en France, Rukus a été récemment diffusé sur le site de la Cinémathèque Française, dans le cadre du programme « American Fringe » explorant les dernières curiosités du cinéma indépendant américain. L’étrangeté de l’objet, né de l’intérêt de son auteur, un adolescent de dix-sept ans, pour le mouvement furry, ces individus qui se déguisent en animaux en peluche, vient rappeler qu’il reste de la place pour une inventivité erratique entre la moulinette Sundance et Hollywood. Rukus esquive les tics devenus familiers d’Indiewood, ce secteur hybride dont l’inventivité s’est souvent figée en gimmicks repérables, de la mélancolie esthétisante à l’élaboration sophistiquée d’une « quirkiness » (incongruité) calibrée[11] [11] Voir la thèse de doctorat de Célia Sauvage, soutenue en 2013 :  “Déclarations d’indépendance” : perception, discours et définitions du cinéma indépendant américain contemporain. .

Présent devant et derrière la caméra, Brett Hanover entrelace trois fils. D’abord, un projet documentaire anthropologique d’immersion dans un milieu subculturel, abordé avec enthousiasme et inexpérience. Ensuite, la rencontre fascinée avec Rukus, une créature androgyne, narcissique et tourmentée, qui hante le film comme un spectre gracile. Enfin, une exploration fictionnalisée, reconstruite, de sa propre adolescence, jusque dans les détails les plus intimes. Le film va et vient entre des passages documentaires toujours sujets à caution (extraits du « journal intime » tournés par Rukus à la demande de Hanover, intégrés par bribes dans le film, interview « à cœur ouvert » de l’ancien compagnon de Rukus) et des saynettes autofictionnelles où Hanover joue son propre rôle. Unissant ces trois strates, qui se recouvrent sans hiérarchie véritable, le film produit un sentiment diffus de malaise et d’inconfort, une interrogation en acte sur les identités et les masques qui les recouvrent. Rukus, pourtant tourné sur plusieurs années, donne l’impression de stagner, immobilité qui en fait l’exact inverse du Boyhood de Linklater (2014). Les personnages flottent, rejouent les adolescents qu’ils ont été il y a peu, s’en vont à l’université sans grandir ni changer de coupe de cheveux, sans que leurs parcours ne dessinent l’évolution vers la maturité attendue du genre du coming-of-age.

Pourtant, Rukus s’inscrit bien, à sa manière, à la fois dans le genre du teen movie et dans la lignée du cinéma indépendant américain. Preuve que le cinéma « indie » a pris un coup de vieux, Mysterious Skin de Greg Araki (2004) s’est mué en presque-classique, que l’apprenti-documentariste conseille à ses amis et intègre à son propre film. Cette citation rappelle que, si les générations du cinéma indé’ se succèdent, (et avec eux, les styles, des images tournées en 16mm du jeune Araki aux conversations skype filmées par Hanover), les obsessions demeurent, les traumatismes aussi – inceste, abus et autres visions inquiétantes d’innocence souillée. Et s’il semble que les gamins devenus adolescents aient, plus qu’auparavant, un répertoire infini de rôles à revêtir pour fuir les spectres du passé, les dénouements restent tragiques.

Rukus, donc, s’il évite les poncifs, ne refuse ni les influences ni les figures obligées. Il s’élève d’abord sur fond de teen movie, et on y reconnaît facilement des motifs familiers – amitiés entre nerds, à moins qu’il ne s’agisse de geeks, discussions autour de la première expérience sexuelle, audacieuses excursions pour obtenir de l’alcool avant l’âge requis, régurgitation dudit alcool au cours des habituelles beuveries, roulages de pelle maladroits, Teenangst diffuse promenée le long de banlieues interchangeables… Mais il interroge et manifeste aussi le rapport complexe du cinéma américain contemporain à la représentation du corps, en particulier du corps sexuel.

Le cinéma américain, on le sait, a du mal avec la chair. Le terme de puritanisme revient souvent pour qualifier la mentalité américaine, qu’il s’accompagne d’une méfiance toute européenne ou d’une admiration pour le classicisme allusif qu’il a fait émerger pendant la période du Hollywood classique. Plusieurs décennies après l’effondrement du Code Hays, le cinéma mainstream hollywoodien demeure prisonnier de poncifs de représentation qui, dans leur titillation stéréotypée, ont peu changé depuis la vogue des « thrillers érotiques » des années 1980-90, et se retrouvent de Neuf Semaines et Demi (1986) à Fifty Shades of Grey (2015). Si les censeurs hollywoodiens ne s’attaquent plus aussi directement qu’aux temps du Code Hays à la thématique de la sexualité, leurs interventions, d’ailleurs indirectes et tortueuses, portent désormais sur la notion d’intimité : intimité du corps, dont la physicalité ne peut être exprimée qu’à travers les débordements outrés et déréalisés du burlesque scatologique, intimité entre les corps, réalité des contacts, dont l’évidence (au sens juridique de « preuve » constatable) est gommée, sinon niée, par la récurrence stylistique de tics de montage déréalisants que Linda Williams avait décortiqués dans Screening Sex, situant l’union des corps dans un hors-temps fantasmé où les chairs ne se rencontrent jamais au présent.

Pour trouver des alternatives à cette transgression édulcorée, il faut aller du côté des marges – imitateurs plus ou moins inspirés du cinéma d’auteur européen s’essayant à leur tour à la crudité sexuelle nimbée de sophistication auteuriste et de mélancolie, du Brown Bunny de Vincent Gallo (2003) au Blue Valentine de Derek Cianfrance (2010), irrécupérables comme Larry Clark. Mais Rukus, qui se propose de plonger dans « l’intimité, les espaces entre-deux et les espaces de jeu, la question du consentement, la porosité, l’intersubjectivité, l’amour, la manière dont les gens saignent les uns sur les autres, l’expérimentation, les TOC »[22] [22] Sheila O’Malley, «Present Tense : Brett Hanover’s Rukus », Film Comment, 10 octobre 2019. , expose de manière inédite ce rapport torturé la chair.

Le film traverse et croise par de nombreux biais la question du corps et du contact. S’inscrivant, par là aussi, dans la lignée du teen movie, il fait des ronds de jambes autour de la première fois, examine, de loin ou parfois de très près, les paradoxes de l’attirance et du dégoût entre ses personnages à peine sortis de l’enfance, s’attache à retracer les premiers attouchements, consentis ou pas tout à fait. Mais là où les sex quests classiques[33] [33] L’expression désigne, de Fast Times at Ridgemont High (Amy Heckerling, 1982) à Superbad (Greg Mottola, 2007) en passant par la série des American Pie (1999, Paul Wietz, pour le premier), ces films mettant l’accent sur les tribulations d’adolescents déterminés à perdre leur virginité. racontent le processus de manière résolument linéaire, comme un arc menant les personnages d’un désir incontrôlable au succès imprévu, Rukus s’intéresse à la distance.

Quelque chose scinde irréductiblement ses personnages les uns des autres, et sépare même les individus de leurs propres corps. Si Rukus est troublant, ambigu, il ne l’est pas par excès de visibilité : on n’y trouve ni pornographie, ni débordements charnels. Ce qui tient à distance ces adolescents que l’on représente habituellement surexcités, ce n’est pas la trace de principes moraux ou religieux. On est loin du mélo larmoyant et cancéreux de Nos étoiles contraires (2014), des vœux de chasteté vampiriques des années 2000. Les jeunes représentés dans Rukus sont contemporains des gamins déjantés d’Euphoria, le survoltage MTV en moins, moins d’argent pour la drogue, moins de style, moins d’énergie.

Il y a quelque chose d’irritant chez ces adolescents qui refusent éperdument la supposée spontanéité sensuelle associée à leur âge pour s’inventer d’infinies souffrances et d’incompréhensibles barrières. Les héros de Rukus évoquent parfois une liste de dysfonctionnements adolescents rédigée par une psychologue scolaire en mal de clientèle – scarifications, troubles obsessionnels compulsifs, abus suggérés mais jamais détaillés. Ces ados désaxés seraient exaspérants si on prenait au sens purement psychologique leur terreur de la chair. Ils seraient, tout simplement, contemporains si on attribuait leur phobie du contact à l’omniprésence des images de soi interposées, cette « extimité » par laquelle, bien avant qu’une épidémie ne l’impose, nombre d’adolescents avaient inventé la distanciation sociale en la combinant à l’exhibition de l’intime.

Mais ces corps qui se repoussent et se rejettent autant qu’ils s’attirent manifestent également une tendance qui hante depuis le début (le célèbre et un peu oublié Sexe, Mensonges et Vidéo de Steven Soderbergh, sorti en 1989) le cinéma américain « indé » : éviter, à sa manière, de représenter la chair. Faute de pouvoir montrer davantage, la subversion passe par le moins : ne rien représenter, refuser le contact. Moins qu’à la libération de la chair, les expérimentations du cinéma transgressif américain ont conduit à une esthétique plus puritaine, encore, peut-être, que ces divertissements familiaux qu’il s’agissait de contrer – celle du détour, du bizarre, de la frustration imposée. Rukus pousse à son terme cette logique du détournement pervers, dirigeant vers d’autres lieux, apparemment moins risqués, la pulsion sexuelle.

Hanover intercale donc, à son tour, une multitude de filtres, utilisant le docufiction, le journal intime pour produire non un sentiment de proximité mais une démultiplication des masques. La chair s’y dissimule, comme les bouteilles d’alcool que les ados boivent dans leurs éternels sacs en papier. Il y a, évidemment, ces peluches inquiétantes, les furries, déambulant sous des costumes poilus qui viennent masquer, refouler, ou rendre éminemment perverse toute allusion au désir ou à la sexualité : sous les poils se cachent les corps, sous les gentils nounours, des corps adultes. Le flux de la sexualité adolescente dépeint à longueur de teen movie se voit ralenti, puis décalé de son cours et dirigé dans des directions inattendues. On ne trouvera, assurément, pas l’élégante grivoiserie du train entrant dans un tunnel de North by Northwest dans ces déambulations adolescentes chaotiques. Mais la vision bizarre d’Alanna Stewart plongeant ses orteils dans les narines de Hanover en guise de première exploration sexuelle est une tentative inventive, entre scatologie et innocence, de détourner une interdiction.

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Un film de Brett Hanover, avec Brett Hanover, Alanna Stewart, Morgan Jon Fox, Eileen Townsend

Scenario : Brett Hanover / Image : Katherine Dohan, Brett Hanover, Alanna Stewart / Montage : Brett Hanover / Musique : Brian Saia

Durée : 1h26