Scott MacDonald – Entretien avec Trinh T. Minh-ha [3/3]

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le 3 mars 2021

Voici la troisième et dernière partie de l’entretien entre l’universitaire américain Scott MacDonald et Trinh T. Minh-ha, cinéaste, compositrice et théoricienne vietnamienne, mené en 1989. Après avoir abordé, dans les deux premières parties, ses méthodes et les enjeux politiques autant que poétiques soulevées par ses deux premiers films, Reassemblage et Naked Spaces, la réalisatrice revient ici sur la réception de ses œuvres.
Retrouvez ici la première partie, et la seconde .

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S.M.D. : Ainsi l’imagerie est une sorte de grille à partir de laquelle le spectateur peut évaluer les manipulations que vous faites subir au son.

T.T.M. : Oui. On peut certainement avoir une bande-son plus restreinte, et laisser les images aller et venir à travers les signes transculturels, mais le choix ici était d’avoir cette fluidité transgressive dans le son. Les images, comme nous en avons discuté plus tôt, ont leurs propres stratégies critiques. Après tout, les frontières sont extrêmement arbitraires. Les frontières entre les nations sont un phénomène récent. Les villageois eux-mêmes se réfèrent à des sortes de frontières, qui sont habituellement aussi des limites entre les différents groupes ethniques. Et les groupements ethniques outrepassent les frontières géopolitiques.

S.M.D. : Une activité qui confirme certainement cette idée est le pilage du grain, que l’on voit culture après culture.

T.T.M. : A cinq heures du matin, je me réveillais et j’écoutais ce bruit dans la plupart des villages, qui continuait jusque tard dans la matinée. Le jour commençait et se terminait avec les femmes qui pilaient le grain pour préparer les repas. Et oui, c’est un fond sonore commun que vous reconnaîtrez dans la plupart des villages à travers l’Afrique.

S.M.D. : Des fois, on ne peut pas savoir si ce qu’on entend correspond au travail quotidien ou à de la musique.

T.T.M. : Plus que la musicalité du travail, vous avez aussi le rythme corporel du travail collectif. Dans le film, la manière dont les femmes interagissent les unes avec les autres par leur corps, lorsqu’elles travaillent, est très rythmée et musicale. En d’autres termes, les interactions quotidiennes entre les personnes sont musicales. Vous avez mentionné plus tôt les différents aspects de la bande-son : le silence, le commentaire, l’environnement sonore, vocal et la musique instrumentale. Tous ces éléments forment la dimension musicale du film, mais leur relation entre les images et à l’intérieur de celles-ci est aussi déterminée par le rythme. La manière dont une vieille femme tisse le coton, la manière dont une fille et sa mère pilent ou battent le grain ensemble en un mouvement syncopé ; la manière dont un groupe de femmes psalmodient et dansent alors qu’elles plâtrent le sol ou le devant d’une maison ; ou la façon dont les différentes cultures s’opposent ou s’accordent l’une avec l’autre… Ce sont les rythmes quotidiens et la musique de la vie. Dans de tels environnements, on réalise combien la société moderne est basée sur le cloisonnement que l’hégémonie culturelle a imposé.

S.M.D. : Dans la bande-son, les déclarations sur l’Afrique sont présentées d’une telle manière que les voix les plus graves semblent parler de l’intérieur des cultures qui sont traitées, les voix les plus hautes parlent comme vous l’avez dit dans l’introduction du texte « selon une logique occidentale et citent? principalement des penseurs occidentaux », et la voix intermédiaire (la vôtre) parle à la première personne « et raconte des sentiments personnels et des observations ». Mais tandis que les locuteurs varient, leurs déclarations se chevauchent. Suggériez-vous que ce que vous entendiez sur n’importe quelle culture, ou à l’intérieur de n’importe quelle culture, est une combinaison de ce qui est dit à propos d’elle et de ce qu’elle sait qui est dit sur elle par d’autres ?

T.T.M. : On peut voir ça comme ça, c’est sûr. Certains spectateurs m’ont dit : « Si vous aviez un peu plus fictionnalisé ces voix (ce qui aurait probablement voulu dire qu’ils veulent des voix qui s’opposent plutôt que d’être simplement « différentes ») cela aurait été plus simple de comprendre leur rôle. » Mais je trouve cela instructif que de nombreuses personnes aient des difficultés à entendre les différences entre ces voix, bien que leurs tonalités, leurs accents, et leurs modes discursifs soient si distincts. Dans les médias, nous sommes exposés à une seule voix-off narrative et homogène. Ce n’est pas surprenant alors, qu’il faille à certains spectateurs plus d’un visionnage pour entendre la variété des voix dans leurs différences. Un spectateur pensait que la difficulté venait du fait que les voix apparaissent désincarnées (dans le sens où les narrateurs n’apparaissent pas à l’écran), ce qui est peut être vrai. Mais je pense qu’il y a d’autres facteurs en jeu, parce que ce même spectateur n’a jamais aucune difficulté à écouter une voix-off omnisciente et désincarnée dans un programme télé.

N’importe quelle personne qui a eu des interactions prolongées avec des habitants de milieu rural et des villageois, que ce soit de leur propre culture ou d’une autre, sait qu’il faut apprendre à parler différemment afin d’être entendu dans leur contexte. Donc si vous écoutez avec attention votre propre discours dans vos interactions avec eux, vous reconnaitrez que bien que vous parliez tous deux le même langage, la situation est autrement plus compliquée que si vous parliez différemment. Ça a l’air d’une déclaration très banale, jusqu’à ce que l’on se retrouve dans une situation où vous voulez raconter à vos auditeurs ce que les villageois disent, en d’autres termes, les traduire. La traduction, qui est questionnée par l’idéologie et ne peut jamais être objective ou neutre, doit ici être comprise dans le sens plus large d’une politique de construction de sens. Que l’on traduise une langue dans une autre, que l’on raconte dans ses propres mots ce que vous avez compris d’une autre personne, ou que l’on utilise cette personne directement à l’écran comme une preuve de « témoignage oral » pour servir la direction de votre film, vous avez affaire à de la traduction culturelle.

Pour vous donner un exemple : une villageoise peut dire, alors qu’elle désigne le devant de son habitation : « Calabash, nous appelons cela la voûte du paradis. » L’interprète local pourrait traduire : « Le calabash est la voûte du paradis. » Mais lorsque des étrangers à cette culture essayent de traduire cela à leur audience, de retour chez eux, ça peut donner : « Le Calabash est comme la voûte du paradis » ou « représente la voûte du paradis ». Ce sont tous ces petits outils du langage qui « expliquent » plutôt que d’affirmer « ceci, ceci » ou « ceci est ceci » sans aucune explication supplémentaire. Quand vous traduisez, vous rationnalisez automatiquement ce que les gens disent selon la logique et les habitudes de votre propre langue ou mode d’expression. Cette tendance, qui me semble particulièrement naturalisée dans les médias, est traitée dans Naked Spaces en assignant la logique explicative et les dispositifs linguistiques qui en découlent à la voix de la femme (Linda Peckham) dont l’accent anglais (précisément sud africain) est facilement détectable. C’est un vrai défi pour moi d’essayer de faire ressortir toutes ces subtilités de traduction et de rester cohérente dans la distinction des trois modes discursifs. De plus, la seule voix dans le film qui peut se targuer d’avoir une quelconque autorité (pas une autorité de type médiatique ou universitaire, mais plutôt une sorte d’assertion de quelqu’un d’intérieur) est la voix médiatisée du peuple, une voix basse qui cite les adages des villageois, et d’autres citations d’écrivains africains. Ma voix donne peu d’anecdotes et de sentiments personnels.

La distinction faite entre les voix n’est pas rigide ; les voix des femmes de couleur se chevauchent parfois dans ce qu’elles disent et comment elles parlent. Les trois voix se rejoignent dans le dernier tiers du film, quand les spectateurs regardent les images des habitations du lac Fon. Les deux voix des femmes de couleur (Barbara Christian et moi-même) se rejoignent ici dans la séquence à propos de ce village, dont les revenus de la population proviennent du tourisme. La rencontre se fait autour de la controverse de donner et prendre. Il est plutôt connu, dans la relation premier-monde/tiers-monde, que ce qui paraît au premier abord être du « don » se révèle souvent n’être qu’une forme d’appropriation et de réappropriation.

La problématique du donneur et du receveur est ainsi jouée dans cette partie de la bande-son : par exemple, la voix de Linda Peckham dit : « Ils appellent ça donner » ; ma voix dit : « Nous appelons ça de l’auto-gratification » ; la voix de Barbara Christian répond : « Nous appelons cela de l’auto-gratification. » On peut dire que c’est le seul moment du film où la voix du premier-monde et celle du tiers-monde travaillent en opposition. La plupart du temps, c’était important pour moi que les voix se rencontrent ou ne se rencontrent pas, mais pas qu’elles soient simplement disposées en opposition l’une à l’autre.

La voix de la logique occidentale cite un certain nombre d’écrivains, incluant Cixous, Bachelard, et Eluard. Pour moi, ces citations sont très pertinentes dans le contexte de l’habitat dans lequel j’étais. Je ne me situe pas en opposition par rapport à eux juste parce que ces écrivains sont occidentaux. En fait, dans un débat public, un homme blanc m’a demandé avec ressentiment pourquoi j’ai cité Heidegger, et a ajouté : « Pourquoi ne pas nous laisser le citer ? » C’est comme dire que j’avais empiété sur un territoire occupé et que les Euro-Américains détiennent seuls le droit de pouvoir utiliser Heidegger. Une telle logique ethnocentrée est dure à croire (bien qu’elle ne soit pour le moins pas surprenante) quand on pense à des figures de la modernité telles que Picasso ou Brecht (pour n’en citer que deux) : que seraient leurs œuvres s’ils n’avaient pas été exposés à la sculpture africaine ou au théâtre japonais et chinois ? L’histoire a constamment besoin d’être réécrite. En fait, que ça me plaise ou non, Heidegger fait aussi partie de ma culture hybride.

S.M.D. : En effet, la bande-son est un centre pour toutes ces voix. Et toutes ces voix se rencontrent en vous ; vous n’êtes pas seulement une observatrice à la première personne, vous avez incorporé de nombreuses voix.

T.T.M. : Exactement. La place de l’hybridité est aussi celle de l’identité.

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S.M.D. : En fait, différentes formes de culture sont présentes en Afrique ; cela n’a aucun sens de prétendre que les populations africaines vivent isolées du reste du monde.

T.T.M. : Quelques fois, on peut ne jamais gagner. D’un côté, j’ai fait face à des réactions du type : « Pourquoi ne montrez-vous pas plus de camions et de vélos que l’on voit tout le temps dans les villages africains ? » Quand j’entends de telles questions, je devine le genre de villages avec lesquels l’interrogateur est familier ; il est peut être allé en Afrique rurale, mais il n’a aucune idée des villages dans lesquels je me suis rendue, qui sont plutôt reculés et difficiles d’accès. D’un autre côté, certains spectateurs demandent : « Pourquoi montrer tous les signes de la société industrielle dans ces villages ? », faisant référence ici à la manière dont la caméra s’attarde, par exemple, sur la poupée blanche avec laquelle joue un enfant dans Reassemblage, un verre en plastique rouge, ou la chaussure en plastique rose d’une femme dans Naked Spaces.

En même temps, de même qu’il est rassurant pour certains spectateurs occidentaux de constater que leur société industrielle se répand à travers les paysages ruraux du tiers-monde, il est irritant pour d’autres de voir la caméra s’attarder sur quelques uns de ces objets industriels quelques secondes de trop. Le tournage de Reassemblage m’a appris le potentiel d’une différence culturelle dont les manifestations ne s’opposent ni ne dépendent de l’Occident, autrement dit, ne succombent pas à l’assimilation ni ne restent entièrement pures dans leurs traditions. Ma décision était précisément de travailler dans la campagne reculée où la circulation se faisait principalement à pied, à vélo ou en pirogue. Ce qui résulte de ce choix, c’est qu’à chaque fois qu’un quelconque élément de la société industrielle était trouvé dans un tel contexte, il en devenait très visible.

S.M.D. : Une chose qui a été dite à propos des anthropologues, c’est qu’en allant essentiellement au sein de cultures « primitives » et en récoltant des informations, ils agissent comme les « éclaireurs » des dominants : la culture, ouvrant la voie à la destruction des populations indigènes.

T.T.M. : Il y a une vérité dans cette métaphore. Elle est aussi dangereuse, car aucun de nous ne peut prétendre être allés dans l’une de ces cultures sans avoir joué ce rôle. J’utiliserais une autre métaphore : quelques fois, les anthropologues agissent comme s’ils étaient des pêcheurs. Ils sélectionnent un lieu, se placent en observateurs et ensuite jettent leur filet, pensant ainsi qu’ils pourront attraper ce qu’ils recherchent. Je pense que la prémisse même d’une telle approche est illusoire. Si j’applique cette métaphore à mon travail, il faut que je sois le filet, un filet sans pêcheur, parce que je suis prise dedans au même titre que ce que j’essaye d’attraper. Et je suis prise avec tout ce que j’essaye de souligner dans mes films.

S.M.D. : Vous disiez hier que quelques personnes qui aiment vos films africains ont été désagréablement surprises par Surname Viêt Given Name Nam. Il y a des éléments communs dans les trois films, mais votre décision d’explorer ce que l’on peut considérer être votre propre expérience, votre propre héritage, vous demande de vous distancier de manière plus évidente, de questionner plus ouvertement votre propre position d’autorité concernant votre culture. L’un des centres du film est l’ensemble d’entretiens qui ont été à l’origine enregistrés en vietnamien par quelqu’un d’autre, avant d’être traduits en français, et sont finalement rejoués dans votre film par des femmes qui sont venues du Viêt Nam aux Etats-Unis. Sur ce plan au moins, le film concerne plus le procédé de traduction du sens d’une culture à l’autre qu’il ne concerne le Viêt Nam.

T.T.M. : Vous avez soulevé de nombreuses questions. Que quelques personnes réagissent différemment à mon dernier film, c’est vrai, mais je ne dirais pas que c’est seulement lié à la différence entre mes films africains et ce film. Il y a déjà eu une réaction partagée entre Ressaemblage et Naked Spaces. Un certain nombre de gens qui ont vraiment aimé Reassemblage ont eu des problèmes avec Naked Spaces, au début. Quand Reassemblage est sorti, j’ai dû attendre toute une année avant que le film commence réellement à circuler et avant d’avoir un quelconque retour positif des spectateurs. C’était une situation tellement désespérée, parce que j’accumulais, les uns après les autres, les rejets de festivals de cinéma et d’autres programmations cinématographiques. Les gens « ne savaient pas quoi faire » d’un tel film ; il était totalement incompris. Ensuite, de manière inespérée, le film a commencé à être sélectionné simultanément dans différents endroits. Les spectateurs étaient perplexes mais enthousiastes. Cette circulation du film, qui n’était pas anticipée, continue de s’accroître. Un processus quelque peu similaire est arrivé avec Naked Spaces. Bien que le film ait été montré presque immédiatement à des salles bondées, la déception de la part de ceux qui étaient venus en espérant un autre Reassemblage était évidente. La plupart des éloges et des réactions positives que j’ai reçues dans les premiers mois venaient de personnes qui n’avaient pas vu Reassemblage. Une spectatrice sympathique dans un festival m’a dit que lorsqu’elle avait partagé avec d’autres son admiration pour le film, on lui avait répondu qu’elle devrait voir Reassemblage avant de pouvoir faire un commentaire. Reassemblage était devenu un modèle ! Et pourtant, depuis, j’ai eu des retours très émouvants et qui m’ont remplie de joie sur Naked Spaces, parfois bien au-delà des attentes que j’avais pour ce film.

S.M.D. : Est-ce que l’objection que quelques personnes faisaient à Naked Spaces était qu’il était moins ouvertement féministe que Reassemblage, qu’il ne mettait pas le rôle des femmes dans les cultures africaines aussi évidemment en avant que le film précédent ?

T.T.M. : Je ne pense pas. Le problème le plus évident que les gens ont avec Naked Spaces, c’est sa longueur. Les notions de temps et de durée sont travaillées d’une manière qui rend l’expérience presque atroce pour certains. Le temps n’est pas seulement le résultat du montage, il est aussi rendu apparent dans le cadre lui-même par le mouvement lent et instable de la caméra parmi les gens et leurs espaces, par la quiétude et la dimension contemplative de nombreuses scènes montrées, et en plus de ça par le manque d’une histoire centrale ou d’un message qui servirait de guide. Ça ne pose pas de problème aux cinéphiles de rester assis deux heures devant un film narratif. Mais traverser deux heures et quart d’un film sans actions, sans histoire d’amour, sans violence, et « sans sexe » (comme un spectateur me l’a rappelé) est une véritable épreuve pour beaucoup et une expérience inoubliable, épatante pour d’autres. C’était important pour moi, d’un côté, de ramener une notion de temps en Afrique, qui n’a jamais manqué de frustrer les étrangers pressés de consommer la culture au rythme du temps-c’est-de-l’argent (l’un d’eux avait averti un spectateur qui arrivait dans la salle : « Il vous faudra une patience infinie ici ! Rien ne se passe ! »). D’un autre côté, il était aussi primordial de proposer une manière différente de faire l’expérience du film.

Quelques-unes des objections à Naked Spaces ont aussi à voir avec le fait que certains spectateurs préfèrent la politique manifeste de Reassemblage. Naked Spaces semble plaire aux gens qui sont attentifs à la question délicate de l’habitation dans notre société moderne et qui sont branchés sur des questions d’esthétique, de spiritualité, et d’environnement. J’ai eu, par exemple, un retour intense et exalté de quelques spectateurs natifs américains. Je n’aurais jamais pu anticiper cela quand j’ai fait le film. Pendant un moment, je ne savais pas vraiment comment cerner quelques-unes des hostilités concernant Surname Viêt Given Name Nam, bien qu’en le faisant, j’étais tout à fait au courant des risques que je prenais avec ce film et du genre de difficultés qu’il pourrait rencontrer. Maintenant que j’ai participé à plus de débats publics sur le film que je n’aurais pu en rêver, je peux identifier deux sortes de spectateurs à qui il pose problème. En fait, les problèmes sont fondamentalement liés. D’une part, il y a les spectateurs qui s’opposent au combat féministe, ou qui ne sont simplement pas informés de ses rapports complexes avec les autres mouvements de libération. Beaucoup de ces spectateurs peuvent se penser pro-féministes, mais ils ne sont pas réellement dans la lutte féministe, et ça se traduit dans les questions qu’ils soulèvent, dans l’absence de souci dont ils font preuve face à la moindre interrogation sérieuse concernant la politique du genre.
Et puis il y a d’autre part les spectateurs qui s’identifient comme appartenant au mouvement anti-guerre et qui ne voient pas vraiment les femmes dans Surname Viêt (tout autant que des hommes qui étaient radicaux dans les années soixante ne pouvaient pas prendre au sérieux leurs collègues féminines et le combat féministe qui germait indépendamment, en plein milieu de leur combat pour la liberté d’expression). Ces spectateurs ont tendance à renier, ou pire, à obscurcir entièrement les questions de genre en ramenant constamment la réalité vietnamienne dans le moule binaire du communisme et de l’anti-communisme. Leur préoccupation première est ce pour quoi ils ont milités, ils veulent à tout prix préserver une image idéalisée du Viêt Nam qu’ils ont soutenu, et sont réticents à l’idée de regarder la situation actuelle du Viêt Nam post-révolutionnaire. Comme avec de nombreux mouvements libertaires, il y a des gens qui se battent sincèrement pour le changement et restent sensibles aux complexités de la lutte féministe, et ceux qui travaillent uniquement pour consolider une position d’autorité et se sentent menacés par n’importe quelle forme de résistance autre que celle avec laquelle ils sont familiers. En ce moment même, au Viêt Nam, les dirigeants reconnaissent quelques échecs du système et soulèvent des questions qui concernent la transformation de la société socialiste. Mais même quand les gens qui sont directement impliqués voient la nécessité de changer, vous avez des gens de l’extérieur qui s’accrochent fermement à une image passée du Viêt Nam, où par exemple, toutes les femmes impliquées dans la révolution sont célébrées comme des « héroïnes ». Le travail de l’enquête critique ne peut pas se satisfaire d’antagonismes figés, qui étaient certes nécessaires durant la guerre, mais qu’il faut désormais problématiser, dans le contexte historique contemporain des migrations politiques.

Le combat ne finira jamais, et nous les femmes avons toujours un long chemin à parcourir. Plus je discute de ces questions, plus je réalise à quel point on en sait peu sur les débats historiques au sein des luttes féministes, sans parler des efforts sisyphéens des femmes de couleur à travers les nations pour mettre en lumière la politique du genre au sein des mouvements révolutionnaires. Après ce long détour, laissez moi finir par une réponse sur le fait que Surname Viêt concerne autant le procédé de la traduction que le Viêt Nam. Dérouler le « nom » du Viêt Nam dans le contexte de la traduction, c’est se confronter à la politique tellement débattue de l’identité : féminine, ethnique, nationale. Puisque la traduction, comme je l’ai suggéré plus tôt, implique des questions de langage, de pouvoir et de signification. Plus précisément encore, dans ce film, ces questions touchent aux résistances féminines vis-à-vis du contrat socio-symbolique en tant que mères, femmes, prostituées, infirmières, docteures, fonctionnaires, cadres officielles, héroïnes de la révolution. Dans les politiques de construction de l’identité et du sens, le langage comme traduction et/ou du film comme traduction est nécessairement un procédé selon lequel le sujet perd ses frontières fixes, une pratique de la différence perturbante et pourtant potentiellement émancipatrice. Pour moi, c’est précisément en se battant sur plus de fronts à la fois, c’est-à-dire, en ne se battant pas seulement contre les formes de domination et d’exploitation mais aussi contre des formes moins facilement repérables d’assujettissement ou de subjectivité binaire que la lutte féministe et d’autres mouvements de protestation peuvent continuer à résister pour ne pas tomber dans la consolidation du conformisme.

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Ce texte est tiré de A Critical Cinema 2. Interviews with Independent Filmmakers, University of California Press, 1992, p. 355-377

La première image est tirée de Surname Viêt Given Name Nam, 1989, 108'
La deuxième de A Tale of Love, 1995, 108'