Shirley, Gustav Deutsch

Se faire une toile

par ,
le 16 septembre 2014

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On ne se préoccupe plus beaucoup, dans la prose cinéphile, du rapport amoureux ou conflictuel qu’entretient le cinéma avec la peinture. L’heure est plutôt aux interrogations sur le lien institué avec les images venues après lui (télévision, internet, portables et Cie) ; du cinéma héritier des arts, magnifiant un legs séculaire en en portant les virtualités à leur terme, nous sommes passés à une réflexion sur un cinéma-papa, en conflit avec ses rejetons visuels qui dilapident dans une orgie écranique l’héritage qu’il avait prétendu leur transmettre. Il est des films pourtant pour, numérique aidant, reprendre le flambeau du Van Gogh de Resnais ou du Mystère Picasso de Clouzot, ou pour tenter à la manière d’un Pasolini de rejouer le drame de l’incarnation sur un autre type de toile (ainsi, par exemple, du Bruegel, le moulin et la croix, de Lech Majewski) ; et ce aux côtés de tous les films-musées comme L’Arche russe de Sokourov ou National Gallery de Wiseman. Bref, si le gros du contingent critique fait de l’œil à Youtube et autres avatars postmodernes, certains cinéastes continuent de s’inscrire dans l’ancien cadre du cinéma légataire. Non sans acter le fait que les contours de ce cadre ont été retouchés par l’événement numérique : la peinture, avant, s’imprimait, et désormais se digitalise. Godard pouvait, dans Passion, retrouver au moyen de la pellicule les tons chauds de Delacroix et les clair-obscur de Rembrandt dont il prétendait animer les peintures. Mystère visuel que les teintes proprement numériques évacuent, mais au bénéfice d’une sorte de coefficient d’abstraction – l’image, plus froide, est aussi plus nettement monochrome, plus directement inondée d’une lumière virulente aussi, et plus facilement épurée.

Pour preuve, ce film à contretemps qu’est Shirley, sorti de l’esprit d’un Gustav Deutsch plus tourné vers un passé archivistique que vers les batailles d’imageries contemporaines – sa grande somme, Film ist., est pétrie, comme les Histoire(s) du cinéma godardiennes dont elle est l’équivalent allemand, dans un regard médusé par les origines de son art. Film qui nous propulse dans des débats auroraux sur l’harmonie des arts et leur filiation spirituelle, qui nous replonge dans cette époque où un Elie Faure pouvait voir dans le cinéma l’art propre à mettre enfin en mouvement une peinture qui aurait, toute son histoire durant, cherché la formule d’un dynamisme proprement pictural.

Vœu accompli par Deutsch qui ici cinématise l’œuvre d’Edward Hopper. Shirley est fait de treize tableaux mobiles, cadres fixes dans lesquels s’agitent lentement une ou deux figures humaines esseulées au sein d’un décor de carton pâte. Deutsch a trié les vues. De l’œuvre du peintre, il n’a repris ni les paysages champêtres ni les compositions architecturales exposant d’imposantes bâtisses ; sa sélection ne porte presque que sur des intérieurs compassés, halls ou chambres d’hôtel, bureaux ou appartements exigus, bref que des espaces redoublant la rigidité du cadre par un géométrisme asphyxiant. Composition qui rechigne aux courbes – même ces corps, habillés par des modes qui, d’un après-guerre à un autre, ont valorisé les tailles de guêpe, les coupes droites et les épaules carrées au point de refouler tout débordement de la chair, même ces corps adoptent pour patron la raideur rectiligne du bâti qui les entoure. Et en plus de n’en prélever qu’un échantillon réduit, Deutsch a abstrait, épuré l’univers pictural de Hopper. Il en a exacerbé le chromatisme, gommant toute nuance, abolissant les camaïeux pour rendre à l’image des tons uniformes et presque criards, comme il a lissé les plis des drapés et effacé toute ride des visages. Hopper empruntait encore au clair-obscur des films noirs dans lesquels il trouvait matière à ses représentations. Deutsch le fait sciemment rentrer dans l’univers esthétique d’United Colors of Benetton ou de Mad Men. Entre l’original et sa fausse copie cinématographique, la principale différence est de luminosité : lumière tamisée ou filtrée chez le peintre, et, chez le cinéaste, lumière absolue et brutale, dispersant les restes d’ombre qu’on trouvait encore dans les tableaux du maître. La reprise filmique de ce dernier est en même temps une actualisation, upgrading esthétique pour manifester tout l’écart existant entre l’époque du lampadaire et de la chair et celle du plastique et du néon. Pas de meilleur moyen pour marquer la différence entre deux régimes visuels que de laisser le second copier le premier.

Chose qu’avait déjà entreprise Laetitia Molenaar avec le même Hopper, mais au moyen de la photographie. Medium « logique » pour un tel projet, tant est fixiste l’art du peintre, tant ses tableaux tendent vers le cliché et l’instantané, loin des compositions cinétiques de son maître Degas. Il y avait une gageure à vouloir faire passer en cinéma une peinture aussi obsédée par la suspension du mouvement. Ces tableaux vivants raffolent d’ailleurs bien peu du dynamisme spatial : à part un léger zoom, une tête qui se penche ou quelques pas faits à travers une pièce, les plans tendent vers un immobilisme perturbé seulement par quelques gestes aussi secs que gracieux. C’est que le véritable mouvement est ailleurs. Dans l’âme. Dans la voix-off continue qui tout du long du film égrène les événements psychiques traversant l’héroïne revenant dans chacun des tableaux. Car le défilé de ceux-ci dessine une histoire allant de la Dépression aux luttes pour les Civil Rights en passant par l’épisode McCarthy, et ce grand récit historique ne sera appréhendé qu’à travers la monade qu’est cette Shirley, femme moderne de la classe moyenne, actrice du Living Theatre et parfaite surface d’inscription des changements historiques. Elle ne se raconte pas, mais s’exprime ; la voix-off détaille des affects au lieu de narrer des faits, multiplie les fragments moraux, angoisses idiosyncratiques et rêveries artistiques, comme autant d’échos intimes du brouhaha des événements.

Si Deutsch a choisi de ne reprendre, des tableaux de Hopper, que ceux qui dépeignent l’intérieur domestique des Américains, c’est parce qu’il y trouvait la clé spatiale de cette intériorité toute morale que le film explore. Et, ce faisant, il déplace l’interrogation sur le mouvement proprement cinématographique. Celui-ci, semble-t-il dire, n’a rien à voir avec les images qui bougent, degré zéro de la mobilité. Exit Elie Faure et consorts. Le vrai mouvement est celui de la subjectivité creusant l’image, mouvement tout intérieur dont le spectacle est dévolu aux artifices sonores plutôt qu’aux gigotements visuels. Peut-être est-ce ainsi qu’il faut comprendre le sous-titre du film, Visions of reality. Ces visions sont vues de l’esprit, pas peintures. Elles sont véhiculées par cette voix chétive qui cherche sa place dans ladite réalité, tandis que le style visuel, lui, semble évincer tout subjectivisme. C’est là le grand hiatus sur lequel repose le film, les noces paradoxales qu’il organise entre une image des plus planes, sans dehors ni dedans, superficielle à souhait, et une parole sondant les tréfonds de la psyché. Aucun raccord, aucune jonction entre ces deux plans. Deutsch veut moins articuler les deux que témoigner du désaccord irrémédiable entre la situation d’un corps dans le monde et celle d’un esprit dans le réel. Le divorce esthétique est avant tout moral.

Shirley s’insère donc dans les vieilles querelles cinéma/peinture, mais pour les déporter vers l’aujourd’hui. Car le choix de Hopper se justifie aussi, sinon surtout, de l’influence qu’il a exercé sur les cinéastes dont Deutsch est le fils, Hitchcock en premier lieu. Revenir vers lui revient à retracer l’histoire du cinéma. Moins s’interroger sur l’architectonique des arts, donc, que se pencher sur une histoire des regards croisés. Le cinéma n’est pas l’héritier de la peinture, tout au plus son voleur de feu. Le véritable héritier, d’ailleurs, Deutsch l’a lui-même pointé du doigt : Shirley, avant de devenir film, fut installation à la Kunsthalle de Vienne, entre fin 2008 et début 2009. Là est le legs, dans un dispositif d’exposition. Le cinéma vient d’ailleurs et va ailleurs.

Shirley : Visions of Reality, un film de Gustav Deutsch, avec Stephanie Cumming, Christoph Bach, Florentín Groll, Elfriede Irrall, Tom Hanslmaier.

Image : Jerzy Palacz / Direction artistique : Hanna Schimek / Montage : Gustav Deutsch / Musique : Christian Fennesz

Durée : 92 min

Sortie : 17 septembre 2014