Si c’était de l’amour, Patric Chiha

Rave de foule

par ,
le 18 mars 2020

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Le film de Patric Chiha est le dernier que j’ai vu sur un écran de cinéma avant que les salles ne ferment pour une durée indéterminée. Alors que nous entrons dans une période de confinement dont on ignore quand elle se terminera et quelles séquelles politiques et sociales elle laissera dans nos vies, que les festivals sont annulés l’un après l’autre, que des haut-parleurs dans les lieux publics nous enjoignent à maintenir une distance d’un mètre entre chacun.e, toutes les images surréalistes de ces derniers jours sont comme passées au filtre de cet ultime film. Jamais je n’ai eu tant besoin de la proximité physique des autres. Jamais je n’ai eu tant besoin de sentir la foule des corps anonymes tout autour de moi. Jamais je n’ai eu tant besoin de danser. Il me semble maintenant qu’il n’est question que de cela dans Si c’était de l’amour : une inlassable quête d’amour ; des corps qui se frôlent, se touchent, se rompent ; une communauté de solitudes qui cherchent la formule d’un « nous ».

Dans une version antérieure, le film de Patric Chiha s’appelait Rejoindre la foule et s’attachait plus précisément à réaliser le portrait de la chorégraphe Gisèle Vienne au travail avec son groupe de quinze danseurs — sept femmes et huit hommes — pour la création de sa pièce Crowd. La « foule » de cette rave éternelle est un composé hétérogène de désir et de douleur, comme saisie dans une transe ralentie, retenue dans les derniers instants d’une nuit dont elle voudrait étirer la durée jusqu’à l’infini. Le plateau ressemble à un terrain vague jonché des restes d’une nuit intense de fête. La terre colle aux corps et leur confère une sensualité sauvage. Leur jeunesse et leur beauté n’appartiennent à aucune époque, et si leurs vêtements convoquent le souvenir de cet âge d’or de la techno quand celle-ci était encore une sous-culture clandestine, ils pourraient tout aussi bien habiller une jeunesse plus actuelle. De la pièce de Gisèle Vienne au film de Patric Chiha s’est opéré un pas de côté dont témoigne le changement de titre : entre Rejoindre la foule et Si c’était de l’amour, le film cherche à saisir quelque chose de la circulation du désir entre les corps, non seulement sur scène mais aussi dans les espaces interstitiels des coulisses, ces frontières troubles entre la scène et la vie. Ces lieux où l’on se transforme, où l’on se raconte aussi, portent l’empreinte de cette métamorphose du film, son point de bascule dans un espace sans coordonnées stables, où il n’est plus possible de distinguer entre le document et la fiction.

Chiha éprouvait déjà cette ambivalence des récits dans l’extraordinaire Brothers of the night, fable fassbinderienne emmenée par de jeunes prostitués bulgares à Vienne, mais il lui assigne ici une autre ambition : il ne s’agit plus seulement de déplier autant de récits que de velléités de transgression du témoignage authentique, mais d’investir cette matrice mystérieuse du personnage, cet endroit où le jeu permet à chacun, danseur, metteur en scène ou spectateur, de se réinventer, dans la confusion des vies réelles et des vies rêvées. Le cinéaste explore là une trame dramaturgique suggérée par Vienne à ses danseurs, quand elle les encourage à inventer les vies de celles et ceux qu’ils incarnent dans la pièce. Libre à chacun.e de faire entrer dans ces biographies imaginaires les expériences vécues qui les constituent. Et à Chiha d’entremêler ces récits fictifs et ces émotions vraies.

Si c’était de l’amour est la réponse de Patric Chiha à Un jour Pina a demandé[11] [11] - Le film est visible sur l’excellent site derives.tv : http://derives.tv/un-jour-pina-m-a-demande/ de Chantal Akerman (1983), dans lequel la cinéaste tentait de percer le secret de la chorégraphe allemande Pina Bausch en partant de son propre trouble et en interrogeant les danseurs de sa compagnie. À celui qui, au début du film, racontait comment « un jour, Pina est arrivée en répétition et a demandé : “ Qu’est-ce que c’est que l’amour ” ? », Patric Chiha répond en observant la foule des corps transis d’une fête éphémère et éternelle chez Gisèle Vienne. Mais tout comme Akerman ne se contentait pas de filmer les corps pour filmer la danse, Chiha passe aussi par le langage, ses inventions et ses récits, pour saisir l’alchimie de cette communauté insolite. « Les images transmettent peu et trahissent souvent », disait Akerman dans Un jour Pina a demandé. Non que la parole vienne élucider l’énigme des images : à ce jeu des vérités et trahisons, il est inutile de vouloir échapper, mieux vaut s’y perdre jusqu’au vertige.

De ce point de vue, un autre film d’Akerman dialogue avec celui de Chiha : les désirs contrariés de Toute une nuit (1981), kaléidoscope de fictions, de solitudes et d’étreintes, entre lesquelles naviguent les personnages et les spectateurs. De cette longue nuit d’insomnie au cours de laquelle les couples se font et se défont, Patric Chiha a retenu la pulsation lente et souterraine. Son film s’élabore autour d’une série de seuils, voies de passage entre la scène et son dehors, entre la fiction et son envers, à l’image de ce sas de (dé)contamination dans lequel les participant.e.s d’un rituel nocturne et païen se laissent docilement asperger à l’orée du film. Le rythme ralenti des corps contraste avec la vitesse réelle du film. On traverse ces apparences trompeuses comme Orphée progressant à contre-temps dans les limbes, entre stase et vertige, maintenus à distance et simultanément emmenés dans la transe. Il arrive parfois que ces corps tous ensemble se figent brutalement avant que le beat, comme une pulsation organique, ne les mette à nouveau en mouvement. Alors il ne s’agit plus de mise en scène, ni de danse, ni même du portrait actuel ou inactuel d’une jeunesse qui s’évaderait où elle le peut encore, mais de corps arrimés les uns aux autres par un irrépressible désir d’être ensemble. Un rêve de foule pour des cœurs dépeuplés, retombant en poussière dans le jour qui vient.

Si c'était de l'amour, un film de Patric Chiha, avec Philip Berlin, Marine Chesnais, Kerstin Daley-Baradel, Sylvain Decloitre, Sophie Demeyer, Vincent Dupuy, Massimo Fusco, Nuria Guiu Sagarra, Rehin Hollant, Georges Labbat, Oskar Landström, Theo Livesey, Louise Perming, Katia Petrowick, Anja Röttgerkamp, Jonathan Schatz, Gisèle Vienne, Henrietta Wallberg, Tyra Wigg.

Image : Jordane Chouzenoux / Son : Pierre Bompy / Montage : Anna Riche / Montage son & Mixage : Mikaël Barre

Durée : 82 mn

Sortie le 4 mars 2020.