« Voyage dans la mémoire et la musique de notre langue » 

Empirisme, résistance et communauté

par ,
le 18 mai 2021

Ce texte fait partie du dossier « Images indociles », dirigé par Raphaël Szöllösy et Benjamin Thomas. On peut lire leur introduction et consulter la liste des textes ici.

«[L]es petites nations ne [connaissent] pas la sensation heureuse d’être là depuis toujours ; confrontées à l’arrogante ignorance des grands, elles voient leur existence perpétuellement menacée ou mise en question ; car leur existence même est question.» (Kundera, 1993 : 225)

«[Q]uand tu dis qu’il y a un problème de cinéma au Québec, tu veux dire au fond qu’il y a un problème de collectivité, il y a un problème de pays, il y a un problème de peuple.» (Groulx, 1972 : 84)

«[Si] la grandeur d’un musicien, aujourd’hui, consiste bien à faire éclater l’unicité de nos catégories et à nous révéler le monde tel qu’il jaillit, dans sa profusion inépuisable, c’en est fini de « la » voix au singulier. Nous n’entendons jamais […] que « des » voix. Et plus largement encore : des rumeurs, des bruissements de voix, des ressassements vocaux collectifs. Chaque voix est un macrocosme, la tâche du musicien aujourd’hui est d’amplifier ce macrocosme pour le mettre à notre portée.» (Charles, 1980 : 4)

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La voix nasillarde et la diction inimitable du maître de cérémonie, le chanteur Richard Desjardins, résonnent sur la scène obscure : « C’est le lancement officiel du French Spirit, commandé par le capitaine René Lussier. On fait un voyage dans la mémoire et la musique de notre langue. » Le musicien René Lussier, muni de sa guitare électrique au son distordu, reproduit de manière synchronique les hauteurs, les rythmes, et les intonations de la voix du chanteur. Celle-ci se dédouble ; autant elle véhicule du sens, autant elle devient le matériau qui oriente la performance des musiciens sur la scène. Cette musicalité de la langue québécoise est enregistrée par le preneur de son Claude Beaugrand, que l’on voit au côté de Desjardins. Sa perche et ses bobines d’enregistrement arborent le drapeau de la France, symbole de « l’esprit français ». Beaugrand capte la performance vocale, musicale et fabulatrice du maître de cérémonie :

Ça fait quatre ou cinq cents ans qu’on prépare ce spectacle ce soir. On a toute mis là-d’dans : le ciment de nos barrages, le carton de nos forêts … on a coulé le métal de nos voies ferrées, le fer de nos cuillères, la cup de nos cennes noéres, les œufs de nos paniers… on a toute mis là-d’dans, tousssss. La jeune chambre de commerce, les chevaliers de Colomb, les Abénakis, les Hell’s Angels, les filles d’Isabelle, les Titans de Laval, mesdames, messieurs, le lancement du French Spirit.

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Le territoire audiovisuel du Québec émerge grâce au mixage de plusieurs figures qui sont autant de strates d’un espace d’interactions communautaires. On nous présente alors une Citroën luxueuse, le « French Spirit », figure culturelle servant de vaisseau au musicien Lussier et au preneur de son Beaugrand. S’enchaînent ensuite les plans d’un bateau à trois mâts, le St-Élias, figure imaginaire tirée d’un roman de Jacques Ferron (1972), suivis des images de la nature en action (eau, oiseau, paysage), figure matérielle façonnant le territoire québécois. Les plans de la performance des musiciens sur scène et leur musique composée de bribes de phrases et de rythmes langagiers complètent cet amalgame hétéroclite ; ils forment une figure musicale qui se structure à l’aide des matériaux culturel, imaginaire et matériel.

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Cette séquence du film Le Trésor Archange (Fernand Bélanger, 1996) met en scène les tensions, les accords et les dissonances qui dynamisent la musique et la mémoire de la langue québécoise. Nous assistons à une entreprise de (trans)formation de l’écoute : les traces historiques inscrites dans les sons deviennent audibles grâce à un travail musical, et la musicalité de la langue devient signifiante grâce à une exploration mémorielle. Cet échange est littéralement mis en scène dans le film : le périple du musicien René Lussier et du concepteur sonore Claude Beaugrand est ponctué par des bribes de contes, des faits historiques, des expressions populaires, des paysages, des déplacements géographiques, des symboles nationaux, des personnages pittoresques, des discours politiques et des bruits quotidiens. Le mixage de ces strates devient ici un principe de perception de la réalité audiovisuelle, une méthode de composition musicale et cinématographique, et un mode de liaison des corps, des paysages, des gestes, des voix, des écoutes. Ce film nous invite donc à « penser de manière sonore » (Sterne, 2012 : 4) le processus de création cinématographique. Dans ce contexte, les notions visuelles de plan, de coupure, de montage dialectique, de succession s’inscrivent dans un processus général de modulation, de continuité, de partage, de co-présence. Le changement de vocabulaire n’est que le signe le plus évident du changement de paradigme. Le cinéma devient un lieu de résonance et d’interférence entre de multiples parcours d’écoute, de mise en relation d’éléments co-présents, de circulation entre des espaces aux frontières changeantes. Par conséquent, la dynamique du mixage induit de nouveaux rapports entre le complexe audiovisuel et la réalité mixée, entre la communauté en devenir, l’auditeur en mouvement, le paysage sonore (re)composé et le pays incertain, émergent.

La résonance et l’interférence nous poussent à repenser le rôle de la fabulation dans l’élaboration d’un espace commun, et les rapports entre l’art, l’histoire et la politique. La résonance implique une conjonction, une co-vibration entre le sujet et l’objet. « La raison exige la séparation et l’autonomie, alors que la résonance implique la contiguïté et l’échange, ainsi que la disparition de la frontière entre le sujet percevant et les phénomènes perçus » (Erlmann, 2010 : 10 [notre traduction]). La rencontre et la vibration des sujets et objets produit une écoute fluctuante qui change de configuration selon les contextes. Or, la résonance n’est pas une façon de lisser les aspérités du monde, de produire un consensus en favorisant les accords et en évitant les désaccords ; c’est plutôt une manière de cliver, d’ouvrir les sujets et les espaces sur le mode de l’interférence. L’interférence désigne la « superposition de vibrations ou de courants en phase ou en déphasage, qui provoque un effet et ne laisse pas indemnes les courants ou les vibrations. » (Cardinal, 2010 : 33). La singularité de l’écoute demande des efforts constants de coordination, de remixage, de mise en tension. Ainsi, l’écoute devient multiple, incertaine, composite et vacillante (Chion, 1993 : 88).

Nous verrons que cette instabilité est amplifiée par le caractère indocile du processus d’enregistrement sonore (la pêche au son), de l’inscription du cinéma dans la réalité sociopolitique et de la dimension dissensuelle de l’écoute filmique. S’il est vrai qu’un film se prolonge bien après sa projection, que les images et les sons s’imprègnent en nous et modifient notre appréhension du monde, nous voudrions inclure notre fabulation de la communauté québécoise dans le processus singulier de la « pêche au son » et du mixage des voix[11] [11] « [L]e cinéma est un art pour autant qu’il est un monde, […] ces plans et effets qui s’évanouissent dans l’instant de la projection ont besoin d’être prolongés, transformés par le souvenir et la parole qui font consister le cinéma comme un monde partagé bien au-delà de la réalité matérielle de ses projections. » (Rancière, 2011 : 13) . En tentant d’écrire au rythme (et au risque) des improvisations musicale et cinématographique du Trésor Archange, la pensée et la pratique du mixage ne devraient laisser indemne ni l’auditeur, ni sa pensée, ni sa perception de la réalité langagière du Québec.

« On pêche du son » : imprévisibilité et résistances du réel

Dans Le Trésor Archange, les rencontres et les gestes génèrent littéralement des formes et des structures musicales. À bord du French Spirit – « la voiture du Général! » –, le musicien Lussier et le concepteur sonore Beaugrand développent un protocole d’expérimentation du réel, c’est-à-dire une méthode pour entrer en contact avec le monde, pour orienter leurs déplacements et leurs actions. Ils cartographient le territoire québécois en recueillant des voix, des paysages sonores et des images. Ce protocole est désigné comme une chasse, une pêche au son :

BEAUGRAND ET LUSSIER (à bord du French Spirit) : « – Ouin bein, si on revient bredouille, c’pas grave hein. – Non, cé déjà arrivé. Cé ça la chasse »

UN PÊCHEUR, BEAUGRAND ET LUSSIER (sur le bord du fleuve St-Laurent) : « – Y’a du dorée, d’l’ashigan, du brochet. – Nous autres on est à pêche, on pêche du son. Rire. – On s’promène, on r’garde, on placote, on écoute. »

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Ce protocole place l’imprévisible et le fortuit au cœur du processus créatif. Confrontés à des environnements sonores foisonnants pleins d’aspérités et de bruits parasites, nos aventuriers de la langue doivent inventer des manières d’entendre et de capter les sons (Beaugrand, 2009 : 5), des manières d’organiser les matériaux sans pouvoir se rabattre sur des protocoles techniques ou esthétiques déjà établis. La qualité des prises de son dépend de cette capacité d’invention et d’adaptation à la réalité que l’on veut capter. Ainsi, à bord du French Spirit, nos pêcheurs adressent des questions différentes aux passants (« Est-ce important pour vous de parler français ? », « La route pour aller à Montréal, c’est où ? », « Excusez-moi, le cimetière marin de Louiseville ? »), ils ne parlent pas trop fort pour inciter les gens à s’approcher de la voiture, et par le fait même du microphone, ils ferment le moteur afin d’éviter d’enregistrer des bruits parasites, ils multiplient les techniques pour aller à la rencontre des gens[22] [22] « Souvent, on rencontrait quelqu’un et Claude commençait par placer le microphone en périphérie. Puis, progressivement, il avançait le micro. Quand la personne s’apercevait du mouvement du micro, elle jetait un regard sur Claude, qui lui baissait les yeux pour regarder son enregistreur. La personne se disait alors : « il fait son travail, il n’y a pas de problème ». Pendant ce temps, le micro continuait d’avancer pour finir très près de la personne qui parle. » Entretien avec René Lussier et Claude Beaugrand réalisé par Frédéric Dallaire le 27 avril 2010 à Montréal. . Lussier et Beaugrand bâtissent graduellement un cadre d’action souple, ils tentent de trouver les gestes qui pourront améliorer l’efficacité de la pêche au son.

Dans ce processus, la réalité sonore est indocile, elle résiste à la volonté d’organisation des créateurs ; le contexte et la matière imposent, influencent, orientent la perception et les actions des pêcheurs de son. Beaugrand et Lussier s’inscrivent dans une dynamique relationnelle qui les dépassent et dont ils ne contrôlent pas tous les paramètres. Les « résistances du réel » (de Raymond, 1980 : 22) se produisent sous l’effet des tensions entre la volonté des créateurs et « l’involonté » du réel. La pêche au son est autant une façon d’être affecté par les sons qu’une façon d’agir sur le réel. D’un côté, la pêche nécessite une ouverture, une disponibilité ; le créateur se laisse imprégner par la force des matériaux (« on r’garde, on écoute ») et raffine sa sensibilité au contact des sons. De l’autre, la pêche nécessite une implication ; le créateur se déplace, il va à la rencontre du réel (« on s’promène ») et il provoque des réactions (« on placote »). En posant des questions, en provoquant certaines situations, les créateurs apprennent à réagir, à faire bifurquer les évènements dans le but de capter de « bonnes prises ».

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En composant avec l’imprévisibilité de l’aventure documentaire, la pêche au son nous incite « penser à travers les choses, pas au-dessus d’elles » (Kracauer, 2006 : 264). La pensée et l’action interfèrent sur un plan continu ; l’imprévu provoque l’action, il appelle, attise, demande une réponse, un geste du créateur, qui interagit avec son environnement et participe à l’émergence des événements. L’écoute attentive de la parole indique des espaces d’exploration musicale qu’il faudra reconnaître et parcourir : le raisonnement indigné d’une femme sur la maltraitance des pauvres – doublé par un violon – contient le rythme et le timbre d’un rock lourd distorsionné (« Pourquoi y coupe les pauvres, pourquoi y vont pas chercher d’in poches de ceux qui ont bein des millions, de ceux qui gagnent des millions, pourquoi y vont pas chercher ça là-d’dans pis qui laisse pas l’pauvre monde tranquille un peu »); la langue colorée du syndicaliste Michel Chartrand – doublé par une guitare basse – contient les modulations mélodiques d’un rock’n’roll (« Comme on a faite toute les démarches, tranquillement, poliment, respectueusement, auprès de tous les gouvernements, là on va redoubler d’ardeur pour botter l’cul de tous les patrons inconsidérément… Cé ça qu’on va faire! »); les voix des femmes de Trois-Rivières contiennent un grain de frottement propre au chant blues (« Attends un peu… ohhh ooui… Prrincipale… rrue prrincipale… ça s’appelle de même »)… Chaque voix est un « macrocosme » (Charles, 1980 : 4), un territoire stratifié, composé de reliefs et d’accidents, et dont les dimensions quotidienne et historique façonnent et mettent à l’épreuve les structures musicales et filmiques.

Nos artisans du son sont donc de grands empiristes : ils considèrent la rencontre avec la matière et le réel comme une force de transformation des esprits, comme un moyen d’explorer un territoire stratifié d’où peut jaillir une œuvre, une pensée, une communauté. Pour ces créateurs, la matière est active, elle suggère des principes de composition et réagit aux manipulations, écrivant ainsi une archéologie du présent et de l’ordinaire, une archéologie culturelle de l’Amérique :

CLAUDE BEAUGRAND (agitant les bras de manière énergique) : – Dès le premier film, j’ai compris que la matière peut résister, qu’il y a aussi des idées qui fonctionnent mais que ça n’en fait pas des concepts. Souvent, parce que ça a résisté, tu es obligé de bouger la matière, un peu à gauche, un peu à droite, et de ces mouvements va surgir une idée. C’est un travail qui prend du temps. (2009 : 3)

Les structures et les formes changent en cours de route, au gré des rencontres et des capacités d’information de la matière. Si, au début, les performances de Lussier s’enchevêtrent avec le voyage sur le chemin du Roy, il arrive également que nos aventuriers disparaissent pour laisser s’exprimer une dame sur un roman de Jacques Ferron, que le montage de la leçon d’histoire soit dynamisé par une série de faux raccords, ou que les sons, les images, les considérations esthétiques et politiques se répètent et tournent littéralement en rond.

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L’écoute filmique est ici une méthode d’exploration, une manière d’enchevêtrer les parcours individuels et collectifs, d’élargir le processus de recherche et de faire émerger des idées et des figures surprenantes, imprévues, inouïes, instables.

JEAN-LUC NANCY (en fixant le preneur de son) : – Écouter, c’est entrer dans cette spatialité par laquelle, en même temps, je suis pénétré : […] c’est être […] au dehors et au dedans, être ouvert du dehors et du dedans, de l’un à l’autre donc et de l’un en l’autre. (2002 : 33)

Cette conception de l’écoute est une manière de composer avec le caractère indocile de la réalité sonore. Les présupposés de cette posture sont que la réalité résiste à notre volonté, à nos désirs, que le son soumet notre subjectivité à un complexe de résonance qui peut nous cliver, nous modifier, et que l’écoute module au rythme des interactions entre des corps ré[ai]sonnants (personnages, figures audiovisuelles, voix, auditeurs…).

« M’entends-tu? » : le partage de l’écoute et l’éthique de la fabulation

La pêche au son est une pratique d’écoute qui prend forme dans des gestes de création et des manipulations d’outils. À l’instar de l’improvisation, c’est une praxis caractérisée par une modulation constante de la perception, de la réalité et de l’œuvre. Le film présente les modalités de ce processus infini : nos aventuriers discutent entre eux de la prise de son (« m’entends-tu ? », « veux-tu un enregistreur plus petit? »), ils demandent l’autorisation pour prendre des plans et des sons (« on peux-tu y aller là, on as-tu l’droit d’y aller? ») ; nous voyons la perche, la prise de notes, les manipulations de bobines, les appareils d’enregistrement et de lecture, la réparation du French Spirit et des équipements de captation. Le film montre également le preneur de son et le musicien à l’écoute de leur environnement ou d’un enregistrement. Les sons résonnent alors sur leur corps, produisant des réactions plus ou moins évidentes (froncement de sourcils, signe de la tête, regard au loin, sourire, etc.). Ces différents éléments nous laissent l’impression d’un film « en chantier » réalisé par des artisans ; la manipulation des matériaux est donc pour ces créateurs le fondement d’une pratique et d’une pensée artisanale du son[33] [33] « Le montage sonore est une pratique artisanale ; pour moi, faire du montage sonore, c’est une question de travail beaucoup plus que de concepts : c’est le temps que tu passes à travailler les choses de toutes sortes de manière. Je suis un artisan, un technicien, un « débosseur » » (Beaugrand, 2009 : 2). .

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En conservant les traces du travail qui l’a rendu possible, ce film entrelace les dimensions esthétique et éthique du cinéma et de la musique. Ainsi se trace une conception performative de l’art qui, loin de nous éloigner de la réalité, nous aide à développer un cadre d’action, une manière d’être au monde. Cette fonction émancipatrice désigne « le brouillage de la frontière entre ceux qui agissent et ceux qui regardent [et écoutent,] entre individus et membres d’un corps collectif, [c’est] la reconfiguration ici et maintenant du partage de l’espace et du temps, du travail et du loisir » (Rancière, 2008 : 26). C’est en ce sens que ce cinéma est politique : il s’inscrit dans le réel, l’influence, il compose un espace de réflexion, d’exploration, d’expérimentation de la musique et la mémoire de notre langue, il redistribue les relations possibles et façonne l’émergence de nouvelles figures, de nouveaux parcours nous permettant de vivre et comprendre le fait français en Amérique. Il n’y a plus d’opposition entre la représentation et le monde réel, mais bien une intrication réciproque à l’intérieur d’un complexe de résonance. Loin des antagonismes clairs et tranchés propres à la rhétorique politicienne, le film fait cohabiter les multiples voix qui façonnent le territoire culturel du Québec : la poésie bilingue de l’ontarien Patrice Desbiens, le français approximatif de l’Anglaise, les paroles du Général de Gaulle, la réflexion hésitante du quidam, le français international du lecteur radio-canadien Gaétan Montreuil, les discours contrastés des premiers ministres Maurice Duplessis, René Lévesque et Jacques Parizeau forment un ensemble polyphonique stratifié, hétérogène et modulant[44] [44] DESBIENS : – Speak french to me. Sorry, I’m off duty. Je pense à un poème, je n’y pense plus. J’ai eu un pays, j’en ai pas eu. Je cherche mon peuple, et mon peuple me cherche. Enwoèye cherche. Et si je bois… comme un trou… c’est parce que je suis un trou. Un trou de mémoire, où tout entre et rien ne sort. Je suis le poème qui fait peur à vos parents parce que je suis le poème que vos parents ont fait. Il fait beau à Montréal, et il fait beau à Sudbury, et entre les deux, ça fait toujours mal quelque part. L’ANGLAISE : – Oui, au centre-ville, oui. À Québec, hum. C’est plus facile si tu vas là. Tournez à gauche là, puis à gauche encore, et à droite, puis à gauche… DE GAULLE : – Voilà ce que je suis venu vous dire ce soir, en ajoutant que j’emporte de cette réunion inouïe de Montréal un souvenir inoubliable. La France entière sait, voit, entend, ce qui se passe ici et je puis vous dire qu’elle en vaudra mieux. Vive Montréal ! Vive le Québec ! Vive le Québec libre ! QUIDAM : – Cé sûr que c’est important [de parler français], parce que le Québec nous appartient, quand même. Si on irait en Ontario, leur Ontario leur appartient à eux autres, pis nous autres au Québec, on est bien, pis eh, s’ta nous autres, eh, on l’a bâti notre Québec, quand même. MONTREUIL : – Manifeste. Le Front de Libération du Québec n’est pas le messie, ni un Robin des bois des temps moderne, mais la réponse à une agression, celle organisée par la haute finance par l’entremise des marionnettes des gouvernements fédéral et provincial. Nous en avons souper des fédéralistes canadian qui placent la nation québécoise au rang des minorités ethniques du Canada. Nous vivons dans une société d’esclaves terrorisés. Repeat after me : Cheap labor means « main d’œuvre à bon marché ». Faites vous-mêmes votre révolution dans vos quartiers, dans vos milieux de travail, vous seuls êtes capables de bâtir une société libre. Notre lutte ne peut être que victorieuse. On ne tient pas longtemps dans la misère et le mépris un peuple en éveil. DUPLESSIS : – C’était en 1760, alors que nos ancêtres étaient abandonnés. Il n’y avait ici que 60000 descendants français dans un univers à grande majorité anglo-saxonne. Il n’y avait pas de moyen de communication, il n’y avait pas les facilités que nous possédons aujourd’hui, les difficultés étaient nombreuses, les Iroquois étaient prêts… persécuteurs et destructeurs… LÉVESQUE : – Du fond de ma conscience que j’ai, et de ma confiance que j’ai aussi dans l’évolution du Québec qui va se poursuivre, il faut dire que ce 20 mai 80 restera peut-être comme un des derniers sursauts du vieux Québec. J’ai confiance, qu’un jour, y’a un rendez-vous normal avec l’histoire que le Québec tiendra, et j’ai confiance que nous serons là ensemble pour y assister! PARIZEAU : – Qu’est-ce qu’on fait dans ce temps-là ? On se crache dans les mains, pis on r’commence !!! . La frontière entre chaque voix n’est plus pensée comme une coupure, une limite « qui identifie en séparant », mais bien comme une zone de partage « qui met en rapport en différenciant » (Esposito, 2005 : 19). La communauté est constituée par ces différences, elle est un espace de résonance et d’interférence. Le partage est une condition d’existence du commun, il génère des relations différentielles et rend possible le contact entre les êtres (Nancy, 1986 : 45). Le Trésor Archange est né de ce mouvement, de ce projet, de cette posture ; il témoigne d’un désir de rencontre par la différenciation, et tente de partager autrement les frontières entre la littérature, la musique, le cinéma, entre les époques, les classes sociales, les personnages historiques et les anonymes.

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La conséquence la plus importante de cette conception du partage est d’inclure l’écoute du spectateur dans le processus d’élaboration de l’œuvre. La circulation de l’écoute, du musicien vers le cinéaste jusqu’à l’auditeur, transforme le statut de l’œuvre, qui demeure un processus à compléter, à enrichir, à expérimenter.

GILLES GROULX (d’un ton rassembleur) : – [Un film] est une proposition. [C]’est un objet non fini, non terminé. […] Je veux dire un film, ça continue après. Ça continue tout le temps. C’est jamais achevé en soi. […] On entre et sort d’un film, on ne s’y retrouve pas tous au même endroit. Certains passages nous questionnent plus que d’autres ; c’est aussi comme ça dans le dialogue avec les gens. Il y a toujours des moments où on est spectateur, où l’on écoute l’autre qui parle. Parfois, on questionne, on peut ne pas être exactement du même avis : on ne compose pas nécessairement les mêmes images. (1972 : 5 et 11)

Le mixage favorise un brouillage des frontières tout en laissant au spectateur le soin de participer à la circonscription de nouveaux territoires. La prolifération des parcours d’écoute a une fonction fabulatrice : le Québec est un événement que l’on construit, que l’on imagine, que l’on éprouve à travers une exploration musicale de multiples voix. Les idées s’incarnent dans une énergie musicale ; Bélanger, Beaugrand et Lussier tentent de transmettre un état d’être, une manière de vivre le Québec, d’en explorer le territoire, d’en écouter la langue. L’énergie musicale peut être douce et subtile, ou bien paroxystique, ce sont les variations d’intensité qui singularisent notre expérience et attisent notre désir de prolonger ce parcours sinueux. La fabulation est en ce sens un acte de résistance puisqu’elle libère « la vie là où elle est prisonnière » (Deleuze, 1985 : 162). Les voix se détachent des corps et résonnent sur les images défilantes de la route (le « chemin du Roy »), sur les visages quasi-immobiles des habitants qui fixent la caméra, sur les plans des monuments historiques… La fabulation emplit ces paysages visuels d’une présence sonore qui témoigne de la quête d’identité collective, du désir d’un pays (cf. Garneau, 2001). Le cinéma favorise cette expérience de la communauté en enchevêtrant les discours et les idées avec des intuitions, des impressions corporelles, des perceptions rythmiques, des affects personnels et des souvenirs collectifs. Cette démarche donne une consistance à la fabulation d’un célèbre personnage du film Un pays sans bon sens ! (Pierre Perrault, 1972) :

DIDIER DUFOUR (en parcourant l’horizon) : – Le pays, c’est viscéral. C’est même pas le Québec, c’est Baie Saint-Paul, c’est ta maison, le coin de la rue, le climat… C’est toutes ces petites choses qui s’imprègnent en toi… Le patelin qui t’a vu t’épanouir végétativement… dans ta prime jeunesse… C’est la signature indélébile, ça s’intellectualise pas, ça se bucolise…[55] [55] Pour Bergson, la fabulation est une faculté différente de l’imagination qui permet de contrer la tendance de l’intelligence à sublimer tout instinct (2000 : 124). Elle rétablit l’élan vital en empêchant l’intelligence de convertir le dynamique en statique et de « solidifier les actions en choses » (ibid. : 134). Au niveau religieux, la fonction fabulatrice crée des dieux, des esprits et des forces puissantes résonnants avec à nos désirs (ibid. : 172). Sur le plan esthétique, elle fabrique des « géants », personnages, paysages, légendes, évènements imprégnés d’une intense vitalité (Deleuze et Guattari, 1991 : 162). C’est la dimension mémorielle du complexe audiovisuel qui permet la rencontre entre l’esthétique et le politique : « La fabulation est elle-même mémoire, et la mémoire, invention d’un peuple. » (Deleuze, 1985 : 291).

« En prenant la voie du St-Laurent, on retrouve notre voix de peuple » : le mixage de l’identité et de la mémoire

Le complexe audiovisuel a un pouvoir de multiplication des parcours d’écoute, de prolifération des relations entre les réalités sur l’écran et celles de la vie quotidienne. L’efficacité politique du cinéma réside dans sa capacité à disposer des corps, à redécouper les espaces, à faire circuler les voix et les écoutes. Le processus de mixage du Trésor Archange définit donc « des manières d’être ensemble ou séparés […] d’accorder ou de désaccorder le regard et l’action, d’enchaîner ou de désenchaîner l’avant et l’après, le dedans et le dehors » (Rancière, 2008 : 61 et 111). L’écoute est une opération de mixage ; pour définir une posture, le créateur filtre, relie et hiérarchise les composantes sonores. Ainsi, tout son est inséparable d’une écoute, c’est-à-dire d’un positionnement singulier face à une réalité ; pour entendre la musicalité de la voix, Lussier ajoute un accompagnement musical ; pour percevoir les mutations entre la création musicale sur disque, la performance musicale sur scène et l’expérience documentaire, Beaugrand et Bélanger organisent des répétitions, mettent en relation des phénomènes décalés. Parallèlement, toute communauté au cinéma est inséparable d’un agencement audiovisuel singulier qui propose une pluralité de parcours d’écoute ; les voix hétérogènes composent un territoire de fabulation qui permet d’éprouver une communauté québécoise émergente. Dans ce film, le mixage suit trois principes d’organisation qui sont à la fois une manière de composer des figures audiovisuelles et une manière de faire émerger une communauté, de penser les relations constitutives du pays incertain.

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Le premier principe est le chevauchement ; chaque séquence enchaîne des éléments, crée des passages afin de donner aux voix un espace de résonance. Par exemple, la voix de l’historien Marcel Trudel résonne dans un lieu imaginé et mis en scène par les artisans du film : assis à une table dans un parc, il expose la situation de l’esclavage au Québec au temps de la Nouvelle France et réfléchit au rôle du métissage pour l’identité nationale. En arrière plan, une femme marche avec un drapeau de la France accroché à une perche et à un microphone. La voix de Trudel s’entrelace un moment avec la musique et les images d’un spectacle de René Lussier. On y entend le maître de cérémonie Richard Desjardins proférer une « leçon d’histoire » : il y raconte la venue de Jacques Cartier, la déportation des chefs des nations Amérindiennes (24 juin 1687), la fermeture des écoles publiques francophones (1840), la provincialisation du Québec au sein du Canada (1867)… Le bruit du moteur du French Spirit masque graduellement le spectacle ; la voix d’un habitant muni d’un coupe bordure prend le relais : « Le village Huron, c’est Loretteville, c’est tout près de Québec, alors vous allez descendre tout le temps sur la 138… ». On entend ensuite un discours du premier ministre Maurice Duplessis sur les Iroquois (1950). On voit des images d’une femme personnifiant l’héroïne de la Nouvelle-France Madeleine de Verchères, d’un homme bravant une tempête de neige à la campagne, ainsi que des gens marchant en groupe le long d’une route. La voix de l’historien est finalement doublée par une guitare :

MARCEL TRUDEL (en nous regardant droit dans les yeux) : – Aujourd’hui un Québécois, qu’est-ce qu’il est ? Eh bien, c’est un descendant un peu de diverses nations : française d’abord, écossaise, irlandaise, allemande, portugaise, italienne, vietnamienne, haïtienne, et dans 25 ou 50 ans, qu’est que ce sera un Québécois ? Eh bien ce sera le résultat d’un mélange, je dirais d’un magnifique mélange. En tout cas, il y a toujours ce pari que je lance à ceux qui nous parlent de nos origines, je leur dis [arrêt de la musique et de la guitare] : trouvez moi un Québécois qui dans sa lignée paternelle ou maternelle ne compte que des gens d’origine absolument française. Alors, ce Québécois, il faudra l’encadrer et le mettre dans un musée, parce que ça devient un article de grande rareté.

L’interrogation sur l’identité passe par un chevauchement de la réflexion de l’historien, de la performance de Desjardins, du discours de Duplessis et de la langue quotidienne de l’habitant. Ces discours résonnent dans des lieux (parc, route, maison d’époque), ils sont portés par des personnages qui incarnent différentes façons de s’approprier l’histoire, de la faire vivre, de la raconter. Le chevauchement désigne une façon de faire progresser, de tisser des liens en créant des ponts, des relais entre les discours et les situations. Le chevauchement sonore nous permet donc de percevoir une série de dissensus (écart, dissonance, interférence), il propose un parcours temporel fait de tensions et de résistances entre différents contextes, différentes intensités, différents rythmes, différentes idées.

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Les deux autres principes fonctionnent habituellement ensemble. Il s’agit de la superposition et du retrait. Il faut doser la présence des éléments superposés afin de rendre perceptibles leur importance historique et leur influence sur l’état actuel de la langue québécoise. Pour souligner des forces expressives dans l’image ou le son, le cinéaste doit retirer des éléments, qu’ils soient discursifs ou matériels. Ce travail de mixage se concentre sur l’éloignement et la proximité des éléments co-présents. Bélanger s’intéresse ici à la synchronisation des sons et des images et au rapport entre l’audible et le visible, produisant des amalgames novateurs porteurs d’une musicalité et d’une valeur idéelle singulière. Nous voyons deux bateaux qui se croisent sur le fleuve St-Laurent. Nous entendons un saxophone qui reproduit la voix encore inaudible de la professeure de français Christiane Asselin. Un thème lent et simple exécuté à l’unisson par la guitare basse et la flûte se superpose à la complexité rythmique et mélodique du saxophone. Cet amalgame donne déjà les caractéristiques principales travaillées par cette séquence : d’un côté, le monde sonore se présente comme une modulation des tensions rythmiques et harmoniques, de l’autre, le visuel s’accorde avec le discours de la professeure pour l’enrichir et le complexifier[66] [66] Certaines parties de l’exposé de la professeure restent inaudibles dans le film. Or, la réédition sur disque du Trésor de la langue nous offre un mixage différent de la séquence, où nous entendons le discours dans son intégralité. Les parties inaudibles sont mis en italique, et sont à lire comme on écoute le saxophone qui double ce discours (pour sa prosodie et son phrasé). Nous conservons ces fragments inaudibles parce qu’ils permettent également de mesurer le travail de sélection et de retrait si important dans les mixages de Fernand Bélanger.  :

CHRISTIANE ASSELIN (d’une voix douce et rythmée) : Si on veut rester dans la tradition orale, ce qui a fait qu’on continu de parler français, [image des bateaux] on se faisait des peurs – toute la tradition orale était d’une importance capitale – on se créait des monstres si on osait sortir du pays [image de la professeure, assise sur un escalier de pierre à l’extérieur], du Canada, et même du Québec. Et avec le fameux St-Élias [image d’un bateau traversant le cadre] qui partait d’ailleurs de Batiscan, on se donne enfin la permission de transcender l’interdit et ça pourrait symboliser notre capacité de se tenir debout, [image d’un kayakiste bravant les vagues] de se tenir là envers et contre tout. Pis de retrouver notre voix : en prenant la voie du St-Laurent, on retrouve notre voix de peuple, notre voix homonyme de V-O-I-X. Puis euh, tout au long, le St-Élias, le roman, [la caméra quitte Christiane Asselin pour suivre un homme qui lit en marchant] va tenter à la fois de nous faire voir la racine et le futur. La racine parce qu’on va parler de Marguerite, qui est une amérindienne dont on dit qu’elle a 5 ou 6 nations, pis c’est un mélange qui est drôle mais en même temps reflète très bien ce qui se passe, ce qu’on est aujourd’hui encore… on est mêlé…, mais ces racines-là sont importantes parce que sans passé, on a pas de mémoire, et sans mémoire on peut perdre notre langage, fait qu’on se conte des histoires. Le St-Élias a ce but-là de nous redonner nos racines et de nous ouvrir vers l’avenir.

Le travelling arrière de la caméra passe du bateau à Claude Beaugrand qui agite sa perche pour enregistrer le bruit des vagues sur la rive. Cette image confirme l’importance d’une écoute située, d’une rencontre entre la réalité et le créateur muni de ses outils de captation. La superposition du discours et de l’image crée un lien entre le travail concret de l’écoute et la réflexion discursive sur le passé, la mémoire et le langage. Cet amalgame n’est pas « expliqué » ; Bélanger nous présente plutôt la force de cette correspondance, de l’implication du discursif dans l’image.

La création d’une mémoire culturelle se fait donc par une expérimentation de la perception et de la langue. Dans cette séquence, les éléments se disposent en strates, et leur positionnement sur le continuum module sous l’action du mixage. Certaines caractéristiques deviennent alors perceptibles : la musicalité de la voix est pointée lorsque que celle-ci disparaît et que le saxophone gagne une proximité et une clarté grâce à la diminution du niveau de réverbération ; la plurivocité du discours apparaît lorsque la voix en avant-plan est mise en tension avec le saxophone réverbéré et la musique lente, nous obligeant à écouter le sens comme le résultat d’une modulation de différentes lignes interagissant dans un espace sonore ; la « racine et le futur » deviennent visibles à travers les images des bateaux, du fleuve, des berges et du kayakiste, qui forment à la fois un paysage concret de notre passé, et un symbole des gestes d’ouverture qui détermineront notre avenir. C’est le sens et la valeur de la dernière superposition de la séquence : Lussier lit le roman historique Le St-Élias et regarde le fleuve. La professeure Asselin conclue sa réflexion : « La seule façon possible pour nous d’avoir un pays, c’est de s’ouvrir au monde, c’est de repartir sur le St-Élias. ». L’expérimentation des mouvements du monde implique une ouverture face aux dissensus ; le mixage des trajectoires et des éléments coprésents a en ce sens des effets sur l’action politique.

« Continuer l’aventure qui perpétuait ce pays incertain » : l’appel de la communauté

La pensée œcuménique du consensus pourrait nous convaincre de l’inefficacité de cette conception du cinéma politique ; l’expérience audiovisuelle de la communauté n’aboutit pas à des revendications précises ou des objectifs clairs. Cet écart par rapport à la conception dominante du cinéma politique comme un moyen de communication, comme vecteur de thèse et agent de propagande est une autre facette de caractère indocile du film. Le Trésor Archange affirme haut et fort la puissance de résonance du cinéma et de la musique dans l’espace politique québécois. En ce sens, les artisans de ce périple audiovisuel sont mus par les mêmes impératifs que l’écrivain Jacques Ferron, qui traverse le film par l’entremise des figures de son roman Le St-Élias : « Nous étions pris dans une aventure collective, et il fallait continuer l’aventure qui perpétuait ce pays incertain » (Ferron, 1997 : 139). Cette recherche exigeante, imprévisible et souvent frustrante provoque à plusieurs reprises une remise en question de la démarche, des incertitudes sur la pertinence des gestes :

BEAUGRAND ET LUSSIER (un peu partout au Québec) :
– « J’suis perdu »
– «  Oussé qu’on est. – On est perdu René. – Ben, on est à pêche. »
– « Ça commence à être ridicule s’t’histoire là. »
– « Cé ça quié cute. Y faut qu’on s’en aille d’icitte. – Bon, on peut essayer. Que cé qu’t’en pense toi ?
Rire. – On peut bein »
– « On tourne en rond sans arrêt. – Té pas sérieux ? »

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Ces difficultés d’orientation se retrouvent également sur le terrain politique ; créateurs et citoyens ne savent pas toujours ce qu’ils cherchent, ne comprennent pas toujours ce qu’ils font, n’identifient pas immédiatement la valeur d’une prise ou la force d’une idée[77] [77] Entretien avec René Lussier réalisé par Frédéric Dallaire le 15 juin 2016 à Montréal. . Une erreur, une bifurcation, un imprévu peut relancer le processus : les créateurs acceptent ces détournements de la volonté et le risque qu’ils instituent. Le cinéma favorise alors la création de modes de présence pluriels et de conditions d’existence incertaines. « Le Québec n’est pas donné, il n’est pas là. Il n’est pas une donnée objective de l’Histoire, mais un objectif à viser, à déplacer » (Mailhot, 1980 : 147). En enchevêtrant le passé historique et folklorique du Québec avec notre condition actuelle incertaine, le film façonne un espace collectif d’écoute composé de réalités matérielles et de fabulations culturelles. « [L]a communauté, loin d’être ce que la société aurait rompu ou perdu, est ce qui nous arrive – question, attente, événement, impératif – à partir de la société. » (Nancy, 1986 : 34). Cet espace de projection, de réflexion et de rencontre nous permet de percevoir à la fois la singularité, l’intimité, la quotidienneté au cœur d’une communauté, mais aussi les relations, les interférences, le partage qui clivent les individus et leur identité. Ces tensions produisent un sentiment d’ambivalence, une incertitude, une oscillation du Québec à inventer. « Un pays, c’est plus, c’est moins qu’un pays, surtout un pays double et dissemblable comme le mien, dont la voix ne s’élève que pour se contredire, qui se nie, s’affirme et s’annule, qui s’use et s’échauffe à lui-même, au bord de la violence qui le détruira ou fera revivre » (Ferron 1970a : 156). C’est sur cette conception indocile du pays que ce film rejoue l’incertitude qui caractérise la littérature québécoise :

LISE GAUVIN (avec résilience) : – Écrire en français en Amérique, c’est accepter de s’inscrire dans une dynamique de l’instable, une poétique du doute et de l’incertain, une pratique du soupçon. L’intranquillité est une force, un privilège que les littératures francophones d’Amérique partagent avec d’autres qui, sur la scène du monde, déroutent et dérangent, car elles ne seront jamais établies dans le confort ou l’évidence de leur statut. (2008 : 132)

La pêche au son est une manière de répondre à ces difficultés existentielles. La posture empirique de nos artisans du son favorise un rapport immanent au monde ; le processus de mixage rend tangible la capacité d’affectation réciproque des objets sonores et des sujets percevants. La pêche au son permet de rencontrer le réel indocile et ses résistances, de composer avec sa matière, de moduler ses outils, ses méthodes et sa perception. Tout ce processus demande une grande implication, une passion qui témoigne d’une façon singulière de penser le rôle du cinéma dans l’espace public.

CLAUDE BEAUGRAND (dans l’antichambre d’une salle de mixage) : – Tout mon travail est né d’une passion pour le son et le cinéma. Je veux dire le cinéma comme élément de construction sociale, comme faisant partie d’un projet national et culturel, comme facteur de changement politique… comme apprentissage de vie, comme lieu de passage de la mémoire, de la connaissance et de la poésie. Le cinéma m’a donc passionné en tant que partie d’un projet culturel et social beaucoup plus vaste. (2006 : 50)

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Si le cinéma est un « élément de construction sociale » et « un facteur de changement politique », c’est qu’il peut devenir un complexe de résonance. L’écoute du spectateur rencontre alors celles du musicien et du cinéaste, entraînant dans leurs mouvements perceptifs les fables, les revendications nationales, les récits historiques et les rythmes, les timbres, les inflexions vocales. Dans ce système de renvoi où prolifèrent les trajectoires possibles et actuelles, les vibrations esthétiques et politiques interfèrent pour laisser émerger une communauté bricolée au rythme des voix : les auditeurs perçoivent les agencements qui relient les corps matériels, imaginaires, esthétiques et historiques constitutifs de la nation québécoise. C’est en ce sens que le cinéma est un « lieu de passage de la mémoire, de la connaissance et de la poésie ». Le mixage de la réalité québécoise se fait selon les trois principes d’organisation étudiés plus haut : le chevauchement, la superposition et le retrait permettent en définitive de relier les êtres, de proposer une façon de percevoir, de penser et de vivre ensemble. L’écoute circule, se partage, module de proche en proche, sous l’action des frictions, des dissonances, des amplifications, des masquages, des filtres ; c’est à travers ces résonances et ces mouvements disparates que se diffusent, loin des désirs contemporains de consensus et d’harmonisation, l’écho d’un échange mutuel et la possibilité concrète d’un espace d’expérimentation des dissensus, de partage des différences, de cohabitation des multiples parcours d’écoute. Quand Bélanger, Lussier, et Beaugrand nous disent : « entendez-vous la mémoire et la musique de votre langue », ils désirent une communauté, ils tentent de donner une consistance à un pays incertain par et dans l’écoute, ils veulent rendre audibles, c’est-à-dire possibles, les voix plurielles, dissonantes et modulantes d’un peuple.

Il ne saurait être question de notre cinéma sans qu’il soit aussi question des conditions qui prévalent au Québec. La réflexion ne se retire pas du monde même si l’on ne saurait y faire la part du rêve et du réel. Cela me tient lieu de conscience et de définition du cinéma. (Groulx, 1972)

Le Québec, Connie, plus qu’un pays est une foi qui ne veut pas mourir. Elle le sauve sans cesse de n’être qu’un pays inachevé. (Ferron 1970b, 183)

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