En 1996, Zhang Ming réalise Rain Clouds over Wushan. Cette première œuvre remarquée place la région des Trois Gorges sur la carte du cinéma (et ce bien avant le Still Life de Jia Zhang-ke). Suivent deux films, Weekend Plot (2001) et Before Born (2006), dans lesquels Zhang Ming affirme son goût pour les récits disloqués et imprévisibles. Son cinéma n’est alors pas sans liens avec celui de la «Sixième génération» des réalisateurs chinois (génération que Zhang Ming intègre bon gré mal gré). Mais à la ligne droite stylistique Zhang Ming préfère la recherche perpétuelle. Ses films se construisent de matières saisies au vol ; les outils sont épars mais l’on devine le désir de tourner coûte que coûte. Une forme souple qui fait passer Zhang Ming de Before Born, errance bleutée portée par un acteur plus habitué aux seconds rôles de voyou dans les films hongkongais (ici travesti en un flic mutique antonionesque), à The Bride (2009), le conte cruel d’une petite ville chinoise surplombant le Yangzi, tourné en vidéo et sans acteurs professionnels.
Zhang Ming entame avec The Bride une seconde partie de sa carrière. Désormais bien moins repérés par la critique ou les festivals, ses films tournés en vidéo, avec parfois une troupe d’acteurs inconnus mais réguliers, livrent d’autant moins leurs clés qu’ils semblent n’être fait que pour le public chinois. Ces études de mœurs, qui peuvent traiter des inégalités ville/campagne comme des mariages forcés, jouent avec les codes de la télévision nationale et se parent d’une fausse simplicité. Mais des idées formelles inattendues, comme ce plan séquence – ou plutôt plan « choral » – qui ouvre Folk Songs Singing (2011, produit par un office du tourisme !), ainsi qu’une fluidité générale dans la tenue du récit et l’enchevêtrement des lieux, témoignent bien de la présence d’un véritable auteur derrière la caméra.
Zhang Ming se plaît inlassablement (dans la quasi-totalité de ses films) à mettre en scène sa région natale. Ce qui au départ était une évidence (tourner son premier film près des siens, avec leur soutien) devient au fil du temps une véritable mission. Ainsi, sa filmographie est aussi une cartographie de Wushan : les ruelles de la vieille ville dans Rain Clouds n’existent plus – la montée des eaux due à la construction du barrage des Trois Gorges aura eu raison d’elles – mais le phare qui surplombait les eaux est toujours là. Et c’est la Wushan moderne, ville chinoise à première vue anonyme, que l’on arpente dans China Affair (2013), l’étrange histoire d’un Américain ouvrant un café en ville. Pas de film historique, mais la claire sensation du temps qui passe.
Si l’historicité des lieux ne cesse d’envahir le cadre, elle n’est pourtant pas mise en scène dans une frontalité qui assècherait le récit, rivant l’attention du spectateur sur une ligne unique. Zhang Ming préfère contrecarrer nos attentes. Dans ses films, aucune situation n’est déroulée selon un plan méthodique. Le narrateur n’est peut-être pas omniscient, mais il est très joueur. Car les films de Zhang Ming sont truffés de zones d’ombre et de secrets : derrière la modestie du récit, ce sont les blessures du temps qui surgissent, mais toujours au détour soudain d’une phrase ou d’un plan. Ce sont des histoires de disparition, d’événements graves laissés hors-champ (le viol dans Rain Clouds). C’est le groupe d’amis en vacances de Weekend Plot, dont la solidité est mise à l’épreuve par quelques mots griffonnés sur un papier trouvé dans l’eau, mais aussi cette scène de China Affair tournée aux Etats-Unis, comme un décentrement inattendu du récit et de nos perspectives. C’est enfin un cinéma qui, même lorsqu’il est désespéré, refuse de croire à la fatalité de destins tout tracés et préfère mettre en lumière des sentiers oubliés. Il y a dans tout cela une certaine sagesse, rieuse et sévère à la fois, un peu chabrolienne (et bien sûr, Zhang Ming n’a vu aucun film de Claude Chabrol).
Dès lors que l’on s’intéresse à un cinéaste non occidental, on a tendance à simplifier son discours ainsi que son parcours. On cherche à faire émerger un récit biographique clair, sans ces éléments en trop (noms inconnus, détails culturels trop précis) qui peuvent perdre le cinéphile. Or, cet entretien se devait de laisser apparaître ces informations a priori vaines. Car l’on devine derrière les films de Zhang Ming un cinéaste en état de débrouille perpétuelle. Un artiste dont le travail de réalisateur dans les années 90, et tout particulièrement en Chine, fait déjà de lui un vétéran. Ainsi, Zhang Ming nous parle de la télévision chinoise, de peinture, d’un médecin reconnu, d’un vendeur de DVDs pirates devenu riche producteur, mais aussi d’échecs, d’acteurs qui disparaissent et autres tournages chamboulés. Pas de destin tout tracé, pas de logique particulière dans ce parcours sinon le désir du cinéma coûte que coûte. Ces éléments épars font la matière d’une œuvre qui aime à se parer d’une fausse simplicité. Derrière la modestie, on perçoit comme un grand bruissement et les films semblent nous dire : l’essentiel n’est pas toujours là où le regard se porte.
Commencé en 2019 à Pékin puis prolongé par mail, cet échange devait initialement porter sur toute l’œuvre de Zhang Ming. C’était sans compter sur la pandémie qui bouleverserait nos plans. Il a donc été décidé que dans un premier temps nous traiterions uniquement de ses trois premiers long-métrages, qui sont aussi ses trois films les plus connus.
Débordements : Vous êtes né en 1961 à Chengkou dans la province de Chongqing. Vous étudiez d’abord la peinture à l’huile avant d’intégrer le cursus réalisation de l’Institut du cinéma de Pékin. Qu’est-ce qui vous a fait vous décider pour le cinéma?
Zhang Ming : Je suis sorti diplômé du département des beaux-arts de l’Université de Xinan à 17 ans. Je dois dire que j’étais passionné d’arts et de littérature depuis le collège. J’écrivais des scénarios, je faisais du théâtre… C’est à l’université que j’ai compris que j’allais me tourner vers le cinéma. A cette époque, la Chine ne s’était pas encore totalement extirpée de la Révolution culturelle. Dans les bibliothèques, on ne trouvait pas plus d’une dizaine de livres consacrés au cinéma. Dans l’un deux, j’ai vu des images des films d’Eisenstein et les images de Que Viva Mexico ! (1930-1979) m’ont particulièrement troublé. J’ai senti mon sang bouillir d’un désir pour le cinéma.
Quand je n’allais pas en cours, j’étais toujours à la bibliothèque. Je suis très vite venu à bout de ces livres sur le cinéma et j’occupais alors mon temps en m’intéressant à la littérature, la poésie et la philosophie. De 17 à 21 ans, je n’ai rien fait d’autre que me cultiver et participer à des événements sportifs de temps à autre. Je n’ai tissé aucun lien avec mes camarades féminines. En y repensant, c’est un peu bizarre.
À cette époque, une fois que vous étiez diplômé, il revenait au gouvernement de vous placer dans une unité de travail – en 1982, la planification était encore reine. J’ai été envoyé dans ma ville natale, à Wushan. Si vous aviez demandé à un jeune chinois « pourquoi étudier? », il vous aurait répondu qu’étudier permettait de quitter sa ville natale, d’aller vivre dans une grande ville ou même à l’étranger. C’était donc pour moi désastreux de me retrouver renvoyé à Wushan, mon point de départ. La raison est qu’à l’université j’étais considéré comme un activiste : je m’étais principalement consacré à l’organisation d’une exposition non autorisée et à l’impression d’une revue d’art underground. Sinon, je participais aux réunions étudiantes et aux élections des représentants.
J’ai donc pris mon poste d’enseignant à Wushan. J’étais alors le premier professeur d’art de la région diplômé d’une université. Je dois dire que j’ai enseigné avec passion et que j’aimais beaucoup les élèves. Certains étaient plus jeunes que moi, d’autres plus vieux mais nous étions tous de la même génération. En parallèle et pour préparer le concours d’entrée à l’Institut du cinéma de Pékin, je me suis acharné à apprendre l’anglais seul, en partant de zéro. Au bout de six ans, mes résultats étaient enfin équivalents à ceux d’un doctorant. Réussir l’examen d’anglais était ce qui me permettrait d’atteindre le cinéma. Je n’ai donc jamais oublié le cinéma et je considère ces années comme des années d’amour du cinéma, mais « sur papier ». Je ne me suis jamais inquiété quant à ma connaissance du cinéma. Cette année-là, dans toute la Chine, nous n’étions que deux doctorants à intégrer la section réalisation de l’Institut. A 27 ans, je quittais Wushan à nouveau.
D. : Vous avez pleinement vécu la fin de l’ère maoïste : que retenez-vous du cinéma de cette époque ? Comment vivez-vous l’apparition des premières œuvres des cinéastes de la Quatrième et Cinquième génération?
Z. M. : Lorsque j’étais enfant, il était quasiment impossible de voir des longs-métrages. Mais il y avait souvent des projections : des actualités ou bien quelques documentaires. Un film qui m’a laissé une grande impression, c’est le documentaire La Chine réussit son premier essai atomique. Dans ce film, les hommes portent des combinaisons de protection, et lorsqu’ils les retirent on peut voir des gouttes de sueur tomber une à une de leurs visages. Il y avait aussi un film montrant le roi du Cambodge, ainsi que la très belle première dame, effectuant une visite officielle en Chine. Ils y recevaient un accueil chaleureux ainsi que de nombreux présents. Il y avait aussi les « opéras modèles », notamment l’insupportable Légende de la lanterne rouge (Cheng Yin, 1971). J’en ai tiré une profonde aversion pour l’opéra chinois. Dans les années qui ont suivi la mort de Mao, la Chine a traversé de grands changements. Le cinéma aussi a retrouvé de sa vitalité. Les Chinois se sont passionnés pour de nombreuses nouvelles stars. La meilleure revue était Cinéma du peuple. Il s’en écoulait chaque semaine un million d’exemplaires.
Beaucoup d’artisans du cinéma qui avaient été enfermés ou exilés se sont remis à travailler. Pouvoir à nouveau filmer, c’était pour eux comme retourner à la vie. En particulier pour ceux qui, alors qu’ils étaient à peine diplômés, s’étaient retrouvés embarqués dans la Révolution culturelle. Ils s’étaient vus privés de leur liberté et, après 1978, ils purent enfin saisir l’occasion de tourner. Il s’agit de la Quatrième génération. Mais le bonheur fut de courte durée pour eux car aussitôt survinrent des gens plus jeunes d’au moins une décennie et qui sortaient tout juste de l’Institut du cinéma. Dans les films de ces artistes de la Cinquième génération, à travers la photographie comme la composition de l’image ou le jeu des acteurs, on discerne une nette influence du cinéma occidental. Ils sont très vite devenus populaires. Moi-même je suis entré à l’université un peu après ceux de la Cinquième génération. Nous avons à peu près dix ans de différence.
En 1991, alors que j’étais tout juste diplômé, le cinéma chinois a connu une forte récession. Les Chinois se sont passionnés pour la télévision alors que les salles de cinéma se vidaient. Elles se sont pour la plupart transformées en boîtes de nuit. Consécutivement, et très concrètement, nous qui étions surnommés la Sixième génération et qui ne disposions absolument pas des mêmes conditions de création que ceux de la Cinquième, nous ne devons notre survie qu’au « cinéma indépendant ». C’est ce qui nous a permis d’être repérés par les festivals étrangers. A cette époque, la qualité artistique de nos films valait bien les tickets vendus par ceux de la Cinquième. Nos œuvres s’attachaient plus aux personnages, à l’expérience de chacun et à son point de vue. On peut dire que le style de nos films a élargi le vocabulaire du cinéma chinois.
Vingt ans après, le terme « génération » est déjà dépassé. Les groupes que nous formions sont tous divisés et chacun court après le succès, mais dans son coin. Depuis plus de dix ans, l’économie chinoise évoque l’image d’un «nouveau riche», et cela n’est pas prêt de changer. Les réalisateurs qui ont « réussi » sont devenus les personnes riches du moment sur qui il faut capitaliser. Ceux qui n’ont pas trouvé le succès se retrouvent écartés, condamnés à la pauvreté. Il est vrai qu’il n’y a déjà plus de différence entre les termes « cinéma chinois » et « divertissement ». Aujourd’hui, réussir (c’est-à-dire soit cartonner au box-office, soit fouler du pied les tapis rouges des grands festivals internationaux) est devenu le seul critère de jugement d’un film. Peut-être, parce que nous n’y sommes pas « autorisés », il nous est impossible de réaliser le film de nos rêves. Ce n’est qu’à travers les failles que nous pouvons chercher le succès. Peut-être est-ce la raison de vivre d’un réalisateur ?
Rain Clouds over Wushan
Mai Qiang a une trentaine d’années. Il vit à Wushan, sur les bords du fleuve et est chargé de gérer les signaux qui indiquent aux bateaux quel chenal ils doivent prendre. Pour sortir de sa solitude, il se laisse entraîner par un ami dans de fugaces aventures féminines. Chen Qing travaille à la réception d’un hôtel qui va bientôt disparaître sous les eaux du barrage. Elle entretient une liaison avec son patron mais rêve d’une vie meilleure et du mariage. Un jour, un policier vient interroger Chen Qing : cette dernière a porté plainte contre Mai Qiang.
D. : Vous avez 35 ans lorsque vous réalisez Rain Clouds over Wushan : qu’est-ce qui a permis la réalisation de ce film?
Z. M. : Après l’obtention de mon diplôme de réalisateur, j’ai encore dû attendre plus de trois années avant de pouvoir réaliser mon long-métrage. Un ancien camarade de classe, l’un des rares qui à l’époque ne se moquait pas de moi, s’était lancé dans les affaires. Rendu riche par le boom chinois de l’immobilier des années 90, il me dit qu’il pouvait m’aider à financer mon film. De fin 1994 à début 1995, je finissais le scénario de Rain Clouds over Wushan et le film s’appelait encore « In Expectation ». A cette époque, il était interdit en Chine de tourner en dehors du système des studios. Alors, après plusieurs retournements de situation, nous avons acheté auprès de l’Usine de cinéma de Pékin une autorisation de tournage qui nous a coûté plusieurs dizaines de milliers de yuans. A l’été 1995, juste avant que je ne commence le tournage, le film est devenu Rain Clouds over Wushan. Le tournage a été terminé au début de l’année 1996. J’ai été invité à participer à quelques festivals où j’ai reçu plusieurs prix : Berlin, San Francisco, Turin, Vancouver, etc.
La première projection en Chine a eu lieu en 1996. Un nouveau film était projeté chaque mardi à l’université de Pékin. Si les spectateurs présents n’attendaient pas particulièrement mon film, je les retrouvais tous particulièrement animés après la projection. Bien sûr, il y eut des mécontents et même des insultes. Ensuite, beaucoup de gens ont vu mon film grâce au format VCD. Le film est devenu un classique dans le cercle des amateurs de cinéma indépendant. De nombreux cinéphiles en ont parlé, surtout après la projection à Berlin. Six ou sept ans après, un homme qui vendait des DVDs pirates a acheté les droits d’édition du film. Cela lui permit de presser légalement un DVD officiel en au moins 40 000 exemplaires. Il n’avait jamais gagné autant d’argent et il est par la suite devenu un très gros producteur chinois (il a notamment produit les blockbusters Wolf Warriors 1 et 2, 2015-2017). Mais Rain Clouds, un film fait pour le cinéma, n’est jamais sorti en salle.
A Berlin, c’était quasiment la première fois que je participais à un festival international de cinéma. Rain Clouds a été extrêmement bien reçu. Le film a été vu très tard par le comité de sélection, après même la date limite d’inscription, puisqu’il était alors très compliqué d’envoyer une copie jusqu’en Allemagne. Ensuite, le film a été sélectionné à Turin, Pusan, Vancouver… Partout, le film reçut un bon accueil et des prix. Il était alors très difficile en Chine d’obtenir un visa et je n’ai pas pu me rendre à de nombreux festivals dans lesquels j’étais pourtant invité. J’ai aussi eu de gros problèmes après que le festival de New-York eut dévoilé sa programmation. La Chine demanda à l’ambassade américaine qu’aucune information ne soit publiée à propos du film. Mais une critique a bel et bien été publiée dans le New York Times. Les autorités chinoises étaient furieuses de ne pas avoir été informées et que nous n’ayons pas demandé leur accord. Ils ont diligenté une enquête. Ils sont remontés jusqu’à moi et m’ont demandé d’expliquer comment est-ce que la copie avait pu arriver aux Etats-Unis, comment est-ce que j’avais pu participer à des festivals… Je leur ai dit que je n’en savais rien et qu’en plus je n’avais participé à aucun festival. Mais ils m’ont obligé à écrire une autocritique. Je me suis contenté d’éclaircir la situation. Je n’avais pu participer à des festivals que sous le prétexte d’un voyage universitaire. Tokyo m’a invité deux années de suite mais je ne pouvais m’y rendre car bien sûr l’organe du cinéma chinois s’opposait à eux. Les Japonais ne comprenaient pas pourquoi le gouvernement chinois n’était jamais d’accord.
Après avoir réalisé Rain Clouds, il m’a semblé que j’étais encore loin d’avoir atteint mon idéal cinématographique. Je pensais ne pas avoir pu réaliser mon « bon » film, et ce pour plein de raisons objectives. Je ne devinais pas que ces « raisons objectives », qui pour moi ne devaient être liées qu’à mon premier tournage, n’étaient pas prêtes de disparaître et qu’au contraire elles seraient de plus en plus nombreuses et de plus en plus dures à affronter. Aujourd’hui encore, lorsque je réalise un film, que ce soit pendant la phase d’écriture, lors de la recherche de financements ou pendant le tournage en lui-même, les difficultés sont immenses.
D. : A ce moment, vous considérez-vous comme un cinéaste de la Sixième génération?
Z. M. : Je ne me considérais alors pas ainsi, je ne connaissais même pas cette expression. Je n’ai jamais aimé que l’on rattache les gens à des groupes, même si c’est fait sans mauvaises intentions. Mais aujourd’hui, maintenant que la Sixième génération est devenue un nom commun, et que j’ai moi-même pris de l’âge, ce n’est plus vraiment un problème. Moi-même, en répondant à vos questions, j’ai utilisé l’expression « réalisateur de la Sixième génération ». Ce n’est qu’un terme pratique pour exprimer certaines choses.
D. : D’où vient l’histoire de Rain Clouds over Wushan ?
Z. M. : J’ai une façon de penser parfois quelque peu étrange. Par exemple, j’avais envie de tourner une adaptation des Fêtes nocturnes de Han Xizai[11] [11] Fameux rouleau peint du Xème siècle attribué à l’artiste Gu Hongzhong, ndt. , ou bien d’adapter une histoire de science-fiction… Bien sûr, on ne peut pas commencer directement par ce genre de projet si l’on a ni l’argent ni l’expérience suffisante. J’ai alors décidé que le jeune écrivain Zhu Wen écrirait mon scénario[22] [22] Zhu Wen est par ailleurs l’auteur d’un film unique, Seafood (2001), ndt. . J’avais lu quelques-uns de ses romans et je trouvais que l’ambiance dépeinte dans ses écrits correspondait à mes visions. Il était certain qu’au niveau esthétique nous avions quelques points communs.
Avant le nouvel an 1995, Zhu Wen m’a suivi jusqu’à Wushan. Je pensais que dans mon village il pourrait trouver l’inspiration (pour ma part, j’étais déjà inspiré). Je lui ai demandé d’écrire le récit de trois personnages : un homme solitaire qui travaille dans une tour de signalisation au bord du fleuve Yangzi, une veuve qui travaille dans un petit hôtel de la ville et enfin un policier qui projette de se marier. Zhu Wen a suggéré d’intégrer à cette histoire les éléments d’une nouvelle qu’il avait déjà écrite. Ces éléments sont le viol et toute l’ambiguïté qui l’entoure. Zhu Wen a passé le nouvel an chez moi. En un mois, nous avons fini d’écrire le scénario de « In Expectation ». Ce titre vient d’un livre français que nous avions tous les deux aperçu auparavant dans une librairie de Nanjing. Nous avons eu la même idée, sans nous concerter. Peu de temps avant le tournage, j’ai modifié le titre, utilisant quelque chose de plus chinois, un chengyu[33] [33] Sorte d’idiotisme propre à la langue chinoise, ndt. . « Nuage et pluie » : cette expression, dans le langage poétique de la Chine ancienne, renvoie aux relations sexuelles. Le chengyu fait référence à une vieille histoire d’amour liée à Wushan. Mais l’ancien titre « In Expectation » apparaît toutefois dans le film, sur une affiche.
D. : Vous imposez votre style dès les premières séquences du film avec une histoire aux apparences banales mais présentée à travers un montage saccadé. La station de signalétique de Mai Qiang semble être un endroit à l’écart de tout, mais où de violentes émotions s’affrontent. Étonnamment, de par le mélange des tonalités et le passage souvent abrupt d’une scène à une autre, Rain Clouds over Wushan m’évoque le cinéma de Claude Chabrol, tout du moins les films qu’il réalise après les années 70.
Z. M. : À vrai dire, le montage a été pensé avant même le tournage, y compris la forme saccadée du récit. Il faut dire que j’ai plutôt tendance à m’opposer à l’idée qu’on puisse s’appuyer sur le montage pour « compléter » le film, une fois le tournage passé. Vous avez raison, la station de signalétique est un endroit isolé du monde extérieur, mais c’est donc un endroit où il est facile que des émotions violentes surgissent. Je fais très attention aux décors de tous mes films. Tant que je n’ai pas trouvé le bon lieu, je suis incapable de dire comment l’histoire peut se déployer. À cette époque, j’avais vu quelques films de Buñuel ou d’Antonioni qui m’avaient fortement marqué. Mais encore aujourd’hui je n’ai vu aucun film de Claude Chabrol !
D. : Le rôle principal est tenu par Zhang Xianmin, lui aussi diplômé de l’Institut de cinéma de Pékin et aujourd’hui connu comme un passeur du cinéma entre la Chine et la France. On peut imaginer que les autres personnes ayant travaillé sur le film étaient aussi vos camarades de l’Institut ?
Z. M. : C’est à peu près ça. Les acteurs et techniciens étaient pour la plupart des camarades d’université. Si le personnage de Chen Qing est interprété par une camarade de la section acteur (Zhong Ping), le policier est lui un acteur non-professionnel qui est venu de lui-même vers nous lors d’un casting à Chongqing. Il était alors le patron d’un petit salon de coiffure. Pour les autres, c’était – tout comme moi – la première fois qu’ils travaillaient véritablement sur un film. Un étudiant en production s’est occupé du maquillage, une amie photographe vivant à Wushan a fait les costumes. Elle était très prise par son travail et ne pouvait pas toujours faire exactement ce que je lui demandais. Elle fondait alors en larmes et la tâche me revenait, bien que je n’y connaisse rien au travail de costumier ou de maquilleur. Je m’opposais totalement à la façon dont les acteurs étaient maquillés et habillés dans le cinéma chinois d’alors. Selon moi, tout semblait très faux. Je ne voulais pas collaborer avec les artisans à l’origine de ces films. En composant moi-même l’équipe du film, je ne m’inquiétais pas du fait que mes « employés » aient si peu d’expérience.
D. : Le film entame ensuite une seconde partie, en ville et dans un hôtel vieillot, dont le personnage principal est Chen Qing. Cette fois vous vous penchez plus précisément sur les conditions de vie du personnage, mais pour autant le réel ne prend pas l’ascendant sur la mise en scène : ce qui vous intéresse, avant tout, ce sont ces émotions fugaces qui surgissent sans prévenir.
Z. M. : En effet. J’étais alors très adepte de ce type d’émotions, et des comportements qui pouvaient en découler. Maintenant, je crois percevoir l’influence de Buñuel. Au moins peut-on dire que je croyais avoir appris à maîtriser quelques clés du style buñuelien.
D. : C’est ce qui m’a étonné en premier dans votre cinéma: la capacité (ou l’audace) que vous avez à pouvoir vous concentrer sur des micro-récits. Ces événements parfois mineurs qui constituent pourtant la part la plus importante de nos journées. En ce qui concerne le cinéma chinois et notamment le désir de cinéma chinois de la part des festivals étrangers, j’imagine qu’on vous demandait plutôt d’inventer des « grands récits » exemplaires sur la Chine contemporaine ?
Z. M. : J’étais très opposé à ces « grands récits ». On en trouvait beaucoup dans les films de la Cinquième génération et pour ma part je ne ressentais pas la présence d’un être humain derrière la caméra, seulement celle d’une personne possédant des connaissances vastes mais fausses, artificielles. En élaborant Rain Clouds, je me souviens d’avoir écrit : « on trouve des exploits dans la vie des plus humbles ».
D. : Une troisième et dernière partie, avec comme personnage principal un policier nommé Wu Gang (interprété par Wang Wenqiang) réunit les fils épars du récit. Votre film prend alors la forme d’une enquête et laisse apparaître toute une histoire auparavant gardée secrète. Le spectateur qui croyait tout savoir est déboussolé.
Z. M. : Il y a une raison à cela. Alors que nous construisions le récit et ses personnages, la figure du policier figurait déjà dans nos discussions. Zhu Wen et moi sommes allés participer aux festivités du nouvel an dans une autre ville du comté de Fengjie. J’ai vu un vieux monsieur qui confectionnait des bagues. Je lui ai confié ma bague en me disant que le policier dans mon film ferait la même chose, qu’il était un jeune officier très occupé car amené à se marier prochainement. Zhu Wen a écrit une partie du scénario à partir de mon dialogue avec l’artisan. Ce vieil homme joue son propre rôle dans le film. Le policier, alors plongé dans les préparatifs de son mariage, en est extirpé car on lui confie l’affaire du viol de Chen Qing. Nous voulions pénétrer une même histoire à partir de trois personnages différents. Mais nous voulions aussi signifier le mode de vie de chacun et les limites qui les confinaient à cette vie solitaire. L’enquête est donc passée à l’arrière-plan, avant de ressurgir à la fin. Mais au final, impossible de dire ce qu’il en est vraiment de la relation sexuelle entre Chen Qing et Mai Qiang.
D. : Quelles étaient vos inspirations quant à la représentation du fleuve Yangzi et des Trois Gorges ? On imagine que vous vous êtes inspiré de la peinture chinoise. Mais qu’en est-il au niveau du cinéma ? A vrai dire, je ne connais qu’un seul film chinois montrant particulièrement le Yangzi, il s’agit d’Evening Rain (Wu Yonggang et Wu Yigong, 1980). Bien plus tard, en voyant Still Life (2006)de Jia Zhang-ke, il est difficile de ne pas penser à certaines séquences de Rain Clouds over Wushan.
Z. M. : En y repensant, un élément qui m’a poussé à faire du cinéma, ce sont les paysages de Wushan. Depuis mon enfance, je laisse mon regard se perdre sur le Yangzi et les montagnes environnantes. Les poèmes classiques dépeignant ces mêmes paysages me permettent aussi de laisser mon esprit vagabonder. L’eau du Yangzi coulait déjà sans répit il y a de ça plusieurs milliers d’années. De l’enfance à l’adolescence, j’ai souvent dessiné ces paysages et ces croquis sont restés gravés dans ma mémoire. Il était normal qu’un jour je me serve du cinéma pour faire ressurgir ces paysages. Cela fait déjà longtemps que je désire tourner un film sur un bateau de croisière traversant le Yangzi. Quand j’étais petit, emprunter un tel bateau était l’unique moyen de quitter la région. Ces bateaux transportant parfois plusieurs milliers de voyageurs ont stimulé mon imagination et mon attrait pour le monde extérieur. Malheureusement, ces bateaux ont aujourd’hui été remplacés par les voitures et le train. Désormais, on peut même prendre l’avion puisque Wushan dispose d’un grand aéroport. Les bateaux de mon enfance ressemblent maintenant aux jonques à voile de la Chine ancienne : reliques du passé. Presque une légende lointaine.
D. : Dans votre filmographie on trouve un film datant de 1992, La Valse aux adieux. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Z. M. : Au début des années 90, alors que j’étais tout juste diplômé de l’Institut de cinéma, je me suis demandé comment passer concrètement à la réalisation. J’ai lu dans le journal Jeunesse de Pékin, alors très populaire, l’histoire d’un médecin chinois mort d’une leucémie. Un détail m’a particulièrement frappé : le médecin avait refusé d’être soigné, cela afin de ne pas alourdir le fardeau des frais médicaux de son unité de travail. Les frais étaient si importants que pour traiter la maladie il aurait fallu dépenser tout l’argent restant, de sorte que les autres membres de l’unité n’auraient pu, eux, accéder aux soins.
J’ai voulu mettre en scène un scénario à partir de cette histoire. Avec un enseignant et quelques camarades de classe, nous sommes allés directement à l’Académie chinoise des sciences pour échanger avec les médecins. Tout le monde s’est passionné pour le sujet. Nous avons même rencontré Zhou Guangzhao, alors président de l’Académie des sciences et qui revenait tout juste des États-Unis. L’Académie a apporté deux ou trois cent mille yuans, et nous avons pu filmer cette histoire sous la forme d’une « série » en deux parties. CCTV Chanel 1 programmait alors chaque soir, entre 20h et 21h30, une « série dramatique » en deux épisodes (ce qui leur permettait notamment de diffuser un grand nombre de publicités). Cette série est devenue un téléfilm à la fin de l’année, spécialement produit et diffusé par une nouvelle chaîne, CCTV Channel 6, aujourd’hui la principale chaîne à diffuser du cinéma. La Valse aux adieux, d’ailleurs récompensé de plusieurs prix réservés aux productions télévisuelles, aura été ma première véritable expérience en tant que réalisateur. À cette époque, le tournage en pellicule avait quelque chose de sacré et il me semblait entrapercevoir le début de ma carrière au cinéma.
D. : Après Rain Clouds over Wushan, on vous retrouve à la réalisation d’une série, Carnets d’un amour vide. Est-ce alors simplement un moyen de subsistance ou bien parvenez-vous à vous exprimer artistiquement à travers ce genre de projets ?
Z. M. : J’ai connu de nombreuses difficultés pendant le tournage de Rain Clouds over Wushan. Le film n’a ensuite pas pu être distribué et lorsque le Bureau du cinéma a interdit toute participation à un festival étranger, j’ai été forcé d’inventer des stratagèmes. Chaque étape me demandait beaucoup d’énergie : j’avais le moral miné. J’attendais une bonne opportunité pour me changer l’esprit. C’est à ce moment qu’une chaîne de télévision est venue me chercher pour me demander de réaliser un drame destiné aux adolescents. J’ai immédiatement accepté et j’ai commencé à travailler gratuitement sur un scénario divisé en vingt épisodes. Au départ, le protagoniste devait être l’enfant d’une famille riche qui n’étudie pas assez et ne parvient pas à intégrer une université. J’en ai fait un jeune étudiant issu d’un milieu pauvre qui, afin de soutenir ses proches, quitte l’université et se consacre à des petits boulots. A la fin de la série, il devient le patron de son propre garage. Le scénario avait un certain sens du réalisme : du fait de sa réussite et de son ascension sociale, le héros voyait ses rapports avec tous les autres personnages bouleversés.
Mon travail de réalisateur fut plutôt agréable, malgré quelques désaccords avec les producteurs. J’étais déterminé à aller jusqu’au bout du tournage. Pour des raisons économiques, on m’a refusé la post-production à Pékin, je n’ai pas non plus pu accompagner la série à Shanghaï pour participer au montage ainsi qu’au mixage. J’avais tourné de nombreuses scènes improvisées qui ont par la suite disparues. Le montage final était aussi assez mauvais. Mais en 1997 et 1998, la série était populaire sur plus de vingt chaînes de télévision à travers le pays. Malgré l’absence de publicité au préalable, le public et en particulier le jeune public se sont beaucoup identifiés à la série. L’industrie cinématographique chinoise s’est vite rendue compte qu’un nouveau genre populaire était né, le drama avec des jeunes stars, des idols. Et Carnets d’un amour vide en est l’œuvre pionnière en Chine. Ces rôles dans les séries télé ont rapidement transformé les jeunes acteurs en grandes stars. J’ai aussi, pour la première fois, touché beaucoup d’argent.