Zhang Ming, 2/2

Dix-sept heures de secret

par ,
le 26 janvier 2022

Weekend Plot

Six jeunes citadins qui ne se sont pas vus depuis plusieurs années passent un week-end ensemble, sur les rives du Yangzi. Malgré la beauté des paysages, de vieilles rancœurs refont surface. Certains, aujourd’hui mariés, n’ont pourtant pas oublié leur amour de jeunesse… La tension se fait plus forte lorsqu’un membre du groupe trouve dans l’eau un papier sur lequel quelques mots sont griffonnés. Qui en est l’auteur ? Et qui devait en être le destinataire ? Le titre original du film se traduit par « Dix-sept heures de secret ».

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D. : En 2001 vous réalisez Weekend Plot. Aviez-vous alors déjà formé votre projet de ne filmer principalement que dans la province de Chongqing, et plus particulièrement à Wushan ?

Z. M. : J’étais très heureux des prix remportés à l’étranger par Rain Clouds over Wushan. J’oubliais vite le plaisir que m’avait procuré le fait de travailler à la télé, une gloire finalement assez superficielle. Je voulais absolument réaliser mon deuxième long-métrage mais personne ne venait me voir et je ne trouvais aucun investisseur. En 2000, la chance m’a souri. J’ai rencontré par hasard le riche producteur Deng Jianguo, patron de Guangdong Superstar Film Company. Il produisait une série de téléfilms et m’a invité à en réaliser un. Il s’agissait d’histoires d’amour ou d’affaires criminelles. J’ai accompli cette tâche en seulement dix jours et je pense que mon téléfilm était le meilleur des dix épisodes. En conséquence, Deng Jianguo m’a promis qu’il investirait dans mon prochain film.

Au départ, cela devait être un film d’horreur. Le genre m’intéressait vraiment, ce n’était pas lié à Deng Jianguo ou à quelques exigences commerciales. Alors que j’étais dans le train vers Wushan avec l’équipe de réalisation, Deng Jianguo m’a appelé sur mon téléphone portable pour m’annoncer une mauvaise nouvelle : le scénario avait été refusé par le Bureau de la radio et de la télévision. Je lui ai dit que nous étions bientôt arrivés sur les lieux du tournage et que si nous ne filmions pas il perdrait beaucoup d’argent. Il m’a alors demandé d’écrire un scénario qui pourrait être lu et approuvé en quelques jours, c’est ce que j’ai fait et c’est l’origine de Weekend Plot.

Le jour de la projection du premier montage, Deng Jianguo a invité quelques vétérans du cinéma chinois pour obtenir leur avis, à la suite de quoi il m’a dit qu’il ne serait plus en mesure d’accompagner financièrement le film. C’est donc moi qui ai payé, grâce à mon salaire de réalisateur sur Carnets d’un amour vide.

En fait, je n’ai jamais eu le projet de tourner spécifiquement à Wushan. La raison pour laquelle j’y suis allé, c’est parce que je savais que j’y serais soutenu par ma famille, mes amis ainsi que les autorités locales.

D. : Le point de départ de Weekend Plot est pour le moins original, anti-spectaculaire, et notamment au sein du paysage du cinéma chinois : un groupe de six amis passe quelques jours au bord du Yangzi. D’une certaine façon, le film ne dévoile pas tout de suite ses enjeux.

Z. M. : Avant de commencer le tournage, j’étais très ambitieux. Je voulais au minimum réaliser un film chinois comme on n’en avait jamais vu. Weekend Plot est un film un peu déséquilibré. Le jeu des acteurs, la relation entre l’intrigue et les personnages, les dialogues, la combinaison du rythme et de la musique, etc., tout cela n’est pas toujours approprié, harmonieux. C’est en grande partie du fait de ce bouleversement du scénario juste avant le tournage. Et pendant le tournage, j’étais assez distrait, inquiet du manque d’argent, craignant que les fluctuations du fleuve Yangzi ne rendent les scènes extérieures impossibles à filmer. Je m’inquiétais aussi pour le bien-être de mon équipe.

Une actrice a soudainement quitté le tournage après quelques scènes. Il a fallu réunir de nouveau beaucoup de monde et tout recommencer. La perte de temps et d’argent était un coup dur pour moi. Je dois dire que je n’étais pas tellement concentré sur l’esthétique du film. Je manquais d’énergie. En même temps, je ne pouvais m’arrêter de tourner. Si je suis finalement arrivé au bout du tournage c’est en partie grâce à des automatismes. Je pensais beaucoup à mes films préférés d’alors, ceux de Tarkovski et d’Antonioni. Cela m’a sûrement aidé. Le scénario de Weekend Plot n’est pas parfait mais pour moi le plus important était le style. Or, je n’ai pas pu me consacrer entièrement à ça. Aujourd’hui, la mise en scène du film me semble toutefois assez satisfaisante. Dans l’histoire du cinéma chinois, Weekend Plot est certainement un film très singulier.

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D. : Le point de vue est important dans votre cinéma : les personnages vivent tous des histoires différentes alors même qu’ils sont réunis dans un même lieu. Se pose alors la question de qui regarde la scène ? Parfois il s’agit d’un personnage – comme si la caméra prenait parti pour lui – parfois il s’agit de vous, qui naviguez d’un récit à l’autre.

Z. M. : Cette façon de raconter depuis le point de vue de plusieurs personnages est utilisée plus consciemment et formellement dans The Pluto Moment (2018). Disons que soit l’on accompagne des personnages dont la vision s’élargit progressivement (Weekend Plot), soit c’est en suivant ces mêmes personnages que notre propre regard de spectateur s’élargit (The Pluto Moment). Le développement des différentes perspectives dans Rain Clouds est structurel, c’est-à-dire que le film est divisé en trois parties, sur la trace de personnages qui seront amenés à se croiser lors d’un même événement. A première vue, ce type de narration se concentre sur la recherche de la vérité, mais il est en fait plus susceptible d’aider à révéler l’ambiguïté et la complexité des relations entre les personnages et les choses.

D. : Vos films sont-ils particulièrement découpés au moment du storyboard ? Comment travaillez-vous avec les acteurs sur le plateau ?

Z. M. : Je ne travaille presque jamais sur un storyboard avant le tournage. Ce n’est que lorsque j’arrive sur le lieu de tournage que je réfléchis à où placer les personnages et la caméra. Bien que je puisse parfois avoir une idée de mise en scène lorsque j’écris une séquence, le moment décisif reste celui du tournage. Exception faite de mon dernier film Hot Soup (dont la post-production a été retardée par la pandémie) puisque j’ai cette fois invité une dizaine d’étudiants en réalisation à participer au tournage. J’ai dessiné un storyboard pour certaines scènes, par exemple un accident de la route, où j’ai précisément placé les acteurs, délimité le cadre… Mais, selon moi, le storyboard est avant tout destiné au directeur de la photographie. Il n’est pas nécessaire de le montrer aux acteurs. Et le plus souvent, ils ne s’y intéressent pas.

En général, dans mes discussions avec les acteurs, je ne cherche pas à faire le détail des émotions, des nuances du récit. Je ne pense pas qu’il faille attendre que le cinéaste entre dans un dialogue profond avec les acteurs et les techniciens, en cherchant à leur faire comprendre tous les aboutissants du film. Ça ne peut pas marcher. S’il y a une incompatibilité avec un acteur, ce problème doit être résolu avant le tournage. Pour cela, nous nous retrouvons en amont et lisons ensemble le scénario. Je vois comment ils pensent jouer la scène et c’est alors un moment adapté pour les aiguiller sur leur rôle.

D. : Dans vos films vos personnages vont souvent entrer en contact avec des « institutions » (par exemple les employés d’un hôtel ou les autorités) qui possèdent leurs propres codes. On discerne, à travers les mots échangés et l’accent ou le dialecte de chacun, qui est étranger, qui est un local, etc. Cela aide beaucoup à situer vos films dans un lieu déterminé : comme certains personnages, nous ne sommes, nous aussi, que de passage.

Z. M. : Dans mes films, l’institution ou le « système » est une présence qui ne peut être ignorée. Ce système est si imposant que les personnages de mes films sont maintenus dans une quasi-immobilité. Seul l’individu qui représente le système a la possibilité de, peut-être, se départir de cette inertie. C’est le cas des personnages de policiers dans Rain Clouds, Weekend Plot, Before Born (2006) mais aussi dans The Bride (2009) et Folk Song Singings (2011). Sans oublier les fonctionnaires du Parti dans China Affair (2013) et The Pluto Moment. Pour tous ces personnages, j’ai consciemment cherché à mettre en scène le lien très étroit qu’ils entretiennent avec le système. Ce système charrie énormément de désespoir, mais chacun de nous en Chine est bien obligé de vivre en son sein. J’essaye donc de toujours placer un peu d’espoir dans ces personnages, en soulignant leur caractère ambivalent, la liberté qu’ils peuvent prendre par rapport aux institutions. Une humanité chaleureuse que j’essaye de rendre par un certain réalisme (la personnalité du personnage, son accent…). J’essaye de convaincre le public de ma vision, c’est une sorte de souhait généreux. Cela fait plusieurs décennies que j’ai quitté Wushan, mais le sort de ceux qui y vivent continue de tenir une place importante dans mon cœur. C’est pourquoi d’année en année, il y a toujours un film que je veux tourner là-bas. La réalisation est alors peut-être un moyen de faire face au mal du pays, mais c’est une douleur qui ne s’effacera jamais.

D. : Comment avez-vous travaillé la lumière et les ambiances nocturnes de Weekend Plot ?

Z. M. : Quand j’ai discuté avec le directeur de la photographie et l’éclairagiste, je leur ai dit que je voulais une lumière qui englobe toute la scène. Je n’aime vraiment pas qu’à chaque fois que je bouge la caméra il faille repositionner tout l’éclairage. Cela prend beaucoup de temps mais les éclairagistes ont effectivement cette habitude, même s’il ne s’agit que d’un raccord dans l’axe : plan moyen et gros plan auront un éclairage différent.

Éclairer un grand espace amène de nombreuses difficultés et, pour m’en débarrasser, je profite de la densité de la couleur du ciel et préfère filmer des scènes le soir, la nuit ou tôt le matin. Dans Weekend Plot il y a de nombreuses scènes tournées avec un éclairage naturel mais nous n’avions souvent qu’un temps très réduit de tournage. En conséquence, le film compte en vérité un grand nombre de scènes de nuit pour lesquelles nous avons ajouté des lumières artificielles. Nous n’avions pas le choix. Pour être honnête, l’installation des éclairages pour ces scènes nous prenait la plus grande partie de la nuit.

Before Born

Huang est un détective taciturne engagé pour attraper l’insaisissable Li Chonggao. Son coup de filet échoue et il arpente alors la ville de Beihai à la recherche d’indices. Lorsque Huang rencontre la mystérieuse Yu Ran, il devine qu’elle sera peut-être celle qui lui permettra d’atteindre Li Chonggao. Mais Yu Ran a ses propres secrets.

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D. : En 2006 vous réalisez Before Born. Nous ne sommes plus à Chongqing ou au Sichuan mais à Beihai, dans le Guangxi (c’est-à-dire dans le sud extrême de la Chine).

Z. M. : C’est le fruit du hasard. En 2005, une compagnie de production m’a contacté. On savait que je réalisais en dépensant peu et que la qualité de mes films était en quelque sorte bien supérieure au coût monétaire du film. Un bon rapport qualité/prix, en somme. Pour mieux me connaître, ils m’ont d’abord demandé de réaliser un téléfilm. À cette époque, les films tournés pour la télévision chinoise étaient très populaires. La chaîne CCTV avait le monopole, elle devait diffuser un nouveau film quasiment tous les soirs, plus de 300 téléfilms par an. De nombreuses sociétés produisaient alors de mauvais téléfilms pour abreuver ces chaînes. Je me souviens qu’à la fin de l’automne 2005, j’ai emmené mes étudiants tourner un film, Bean Juice Café. L’histoire d’un jeune homme taïwanais qui ouvre un café à Pékin et tombe amoureux de la vendeuse de sauce soja installée en face. Les producteurs ont investi 340 000 yuans et le film a par la suite été vendu pour 1 million. On peut dire qu’ils étaient satisfaits. J’ai utilisé un pseudonyme pour signer le film et la fille du producteur est créditée en tant que co-réalisatrice, bien que je ne l’aie jamais rencontrée.

Début 2006, nous nous sommes vite attelés au tournage d’un nouveau film, au départ intitulé « Grossesse » mais devenu « Résultat » (jiéguǒ,titre original de Before Born, ndt) à cause de la censure. Le budget était cette fois de 1,2 million de yuans et nous n’en avons utilisé que la moitié. A peine le quart du budget moyen d’un film en pellicule. Le producteur insistait pour que nous terminions le tournage avant le nouvel an chinois afin que tout le monde puisse le célébrer en famille. Il craignait tellement que je tourne trop longtemps qu’il ne m’a envoyé que quatre bobines de pellicule en me disant que je devais tenir deux jours avec cela. En temps normal, cela ne suffisait que pour une journée de tournage. J’ai continué à filmer pendant encore trois jours, jusqu’à ne plus avoir de pellicule. Un typhon s’approchait de Beihai et nous avons acté la fin du tournage. Au total, nous n’aurons eu que 18 jours pour tourner Before Born.

Le choix de tourner à Beihai s’est fait naturellement. J’y étais déjà venu plusieurs fois les années précédentes afin de travailler sur mes scénarios. Le bord de mer, avec très peu de touristes, la ville de Qiaogang, tout cela offrait des vues fascinantes. Aussi, il est moins cher de tourner à Beihai qu’à Pékin ou dans d’autres grandes villes. À cette époque, le billet d’avion depuis Pékin ne coûtait que 200 yuans à peine. C’est la seule fois de ma carrière où toute l’équipe du film a pu voyager en avion jusqu’au lieu de tournage.

Le film a été sélectionné par plusieurs festivals dont Berlin. Une des productrices s’est rendue à la projection au Festival de Pusan et a été très étonnée par l’accueil chaleureux réservé au film. Mais lorsqu’elle l’a proposé à la vente auprès de la chaîne CCTV, elle a essuyé un refus catégorique. Sans surprise, ils n’avaient pas compris le film. Les producteurs désiraient dégager de l’argent simplement en vendant le film à une chaîne de télévision – ils furent très déçus.

D. : Tommy Wong est une figure connue du cinéma hongkongais (on peut le voir en second rôle dans de nombreux films d’action cantonnais des années 80). Comment l’avez-vous convaincu d’interpréter le rôle principal de Before Born?

Z. M. : C’était l’époque où l’on mettait l’accent sur les échanges Chine continentale-Hong Kong et il s’avère que deux artistes hongkongais collaboraient avec la société productrice de Before Born. Parmi eux, l’acteur Tommy Wong, qui a donc interprété le rôle du personnage principal masculin dans la deuxième partie du film. C’était la première fois que je travaillais avec un hongkongais. Je l’avais déjà vu interpréter des rôles de gangsters dans de nombreux films. Il est très célèbre là-bas. Nous n’avons même pas discuté du scénario. Je me rappelle juste que chaque matin avant le début du tournage, il nous appelait pour que nous prenions le « thé du matin » ensemble (c’est l’expression que les hongkongais utilisent pour parler du petit déjeuner) et c’est à partir de cette époque que je suis tombé amoureux du thé noir. Après le tournage, nous avons convenu que nous devions vite nous revoir et travailler ensemble, mais cela ne s’est jamais fait. D’une certaine façon, Before Born est un film qui me rend triste à tout point de vue. Mais j’ai toujours aimé les émotions qui se dégageaient du film. Je suis particulièrement fier de la scène où les acteurs mangent des fruits de mer dans un snack-bar. Dans ses deux parties, le film montre un personnage masculin qui va déjeuner avec la même actrice, au même endroit. Comme un écho.

D. : Le mystère dans Before Born est encore plus trouble que dans vos films précédents. On ne sait pas, au départ, qui est qui et qui cherche quoi. Il y a de plus quelque chose d’antonionesque dans l’incapacité qu’ont les personnages à échanger.

Z. M. : En fait, Before Born est un film simple. Le tournage a été si rapide que je n’ai pas eu le temps de peaufiner certaines idées. Travailler ainsi dans l’urgence confère, à mon sens, un caractère assez unique au film, et participe à son abstraction. De nombreux éléments ont été improvisés. Par exemple, ce gouvernail de bateau trouvé dans l’eau, le corail blanc, cet enfant qui dort dans un hamac dans la rue et cette église semi-abandonnée. Toutes des choses que j’ai vu à Beihai et que j’ai instinctivement intégré au film. J’aime beaucoup L’Avventura (1960) d’Antonioni et notamment la scène avec les pêcheurs de l’île. La combinaison d’images documentaires de ces prolétaires et d’un regard esthétisant « bourgeois ». Dans la première partie de Before Born, le héros et l’héroïne échappent à la pluie en se réfugiant dans une cabane du port. Un vieux pêcheur leur donne un gros taro, une spécialité de Beihai, que les deux acteurs mangent en silence. Pour cette séquence, nous avons fait construire une cabane et demandé aux pompiers de nous arroser pour simuler l’averse. J’ai rencontré plusieurs dizaines de candidats avant de choisir l’homme qui interpréterait le vieux pêcheur. Toute l’équipe du film pensait que l’on se donnait trop de mal pour cette séquence. Mais je crois que je voulais rendre hommage à ma façon aux pêcheurs de L’Avventura.

Le plus regrettable est que j’ai dû mettre de côté un grand nombre de scènes figurant la vie concrète des héros sur l’île. Ils devaient avoir plus de liens avec les habitants et le film être moins abstrait. Ceux qui ont vu Before Born disent généralement que le film ne tient pas tellement debout, qu’il manque de chaleur humaine. Ils ne comprennent pas de quoi parle le film, ou bien ils disent qu’il ne parle que de petites choses sans importance, qu’il n’y a pas de véritable récit, d’envolée dramatique. Et l’homme recherché par le policier n’est jamais retrouvé ! Bien sûr, je peux accepter leurs critiques. Mais j’aime quand même la mélodie distillée par Before Born. C’est selon moi un film ayant subi de grosses restrictions budgétaires, mais aucune restriction quant au contenu même du film.

D. : L’image du film travaille des teintes assez dérangeantes : tout est soit trop blanc, soit trop bleu. C’est un univers très froid assez éloigné de vos films précédents.

Z. M. : Peut-être que le DVD ou bien le fichier qui circule sur internet ont des couleurs grossièrement étalées. Ce qui est sûr aussi c’est que le son doit être « incomplet ». Cependant, les bleus et gris sont intentionnels, de même que le caractère froid du film. Au point que certains ont parlé de « frigidité » à propos de Before Born. J’étais à cette époque très dédaigneux du réalisme traditionnel, mais les films s’en réclamant fonctionnaient quand même mieux que mes réalisations. J’ai compris que les festivals étrangers, lorsqu’ils sélectionnaient des films chinois, cherchaient avant tout à voir la vie des classes chinoises pauvres, plutôt qu’une esthétique sortant du lot.

En fait, toute ma carrière universitaire a été marquée par l’enseignement de l’esthétique réaliste. Ma spécialité était la peinture à l’huile. Nos œuvres qui s’éloignaient des critères réalistes et socialistes étaient accueillies froidement puis interdites. En conséquence, mes camarades et moi avions mis en place une exposition non-autorisée de peintures et sculptures se réclamant des styles modernistes, abstraits, fauvistes, impressionnistes, cubistes, dadaïstes, surréalistes, etc. Ce fut un grand événement et près de 10 000 étudiants vinrent visiter l’exposition. Résultat, nous aurions été virés de l’école s’il n’y avait pas eu un public aussi massif. La peinture moderniste existait déjà en Chine mais nous avions encore des combats à mener pour qu’elle puisse être exposée dans un contexte universitaire. Vingt ans plus tard, lorsque je réalise Before Born, je ne veux surtout pas retourner au réalisme socialiste de ma jeunesse. Et étonnamment, Before Born est peut-être parmi mes films celui qui se rapproche le plus de la peinture. J’ai mis l’accent sur la composition, le ton et la texture de l’image. Auparavant, je m’opposais consciemment à ce qu’on retrouve dans mes films ces éléments pour moi liés à la peinture.

D. : Dans vos films précédents, les personnages se concentrent sur un mystère qui les amène à faire part de leurs émotions. Dans Before Born, les personnages tentent d’oublier ce mystère pour passer à autre chose. Il n’y a plus besoin d’exprimer les émotions.

Z. M. : Lorsque votre vie est pleine d’émotions, celles-ci peuvent être inconsciemment diminuées dans vos films. Lorsque vous traversez une période de vide émotionnel, vos films débordent alors de ces émotions qui vous manquent. Lorsque je réalise Before Born, je ne porte pas du tout mon attention sur les émotions. Bien que les thèmes du film (grossesse, trahison, perte d’un proche) soient liés à des émotions fortes, l’intérêt pour moi est d’utiliser ces éléments spécifiques avant tout pour la construction du film et obtenir un style si particulier. Dans ce film, il semble n’y avoir aucune émotion qui circulerait entre les hommes et les femmes : c’est voulu. C’est comme un cliché dont je dois me débarrasser. C’est l’une des raisons pour lesquelles le film est devenu si abstrait.

D. : Finalement, vos films semblent nous dire qu’un individu, même au sein d’un groupe, reste avant tout un être solitaire.

Z. M. : La solitude est un thème présent dans tous mes films. À mon sens, la solitude est le point de départ de la liberté humaine. Sans solitude, il n’y a ni liberté ni pensée, et donc pas d’individualité. Le collectif est souvent synonyme de terreur. Lorsque j’étais adolescent, j’ai vécu le collectivisme dans ma chair. Cela m’a profondément blessé, et marqué. Je ne l’oublierai jamais.

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Remerciements : Shi Leqi, Wang Keijing, Ni Kun.

Images : Weekend Plot, 2001 et Before Born, 2006.