À Contre-temps

À propos de Totto-Chan, la petite fille à la fenêtre (2023)

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le 12 mars 2025

Alors qu’elle quitte l’église où a lieu la cérémonie d’enterrement de son ami le plus cher, une petite fille se met à courir en pleurant. Dans ce moment dramatique qui arrive au sein d’un film jusqu’ici profondément joyeux, des images de leur passé commun ressurgissent : les moments de joie comme les moments de peine. Ces flashbacks s’accordent à la course du personnage qui avance dans le sens contraire des individus qu’elle croise sur son chemin. Toutefois, ce retour en arrière se heurte brutalement au présent le plus actuel quand un défilé militaire apparaît à l’écran. À ce moment précis, reviennent en tête des images d’un autre film tourné 80 ans plus tôt, en pleine Seconde Guerre Mondiale. En effet, quiconque a vu le visage en larmes de Kinuyo Tanaka à la fin de L’Armée (Keisuke Kinoshita, 1944) au milieu d’une célébration patriotique peut difficilement ne pas y penser. Un certain nombre d’éléments de cette séquence inoubliable sont ici repris : le cortège de soldats, l’enthousiasme de la foule, un personnage féminin qui marque son individualité en se détachant de la masse.

Mais je dois tout d’abord dire avoir été surpris par la reprise d’une scène issue d’un long métrage aux visées propagandistes dans un film d’animation à l’allure si enfantine – quand bien même celui-ci en reprend le contexte historique, quand bien même les images en question ont échappé à la censure en laissant percevoir derrière l’enthousiasme apparent la crainte d’une mère qui voit son fils partir au front. Le temps long de la séquence, sans dialogue dans un film par ailleurs de facture classique, permettait à ces affects troublants d’advenir et opérait ainsi une rupture au sein du récit militariste[11] [11] On peut lire dans The Imperial Screen, l’ouvrage de référence de Peter B. High sur le cinéma japonais pendant la période de guerre 1931-1945 que la réception de cette séquence fut paradoxale : certains journalistes voyait là « un effet de propagande émouvant », tandis que pour un critique de la revue Nihon Eiga cette séquence était une erreur de bon sens de la part du réalisateur dans d’un film qu’il trouvait par ailleurs excellent. Quant à sa réception du côté de l’armée : un officier aurait fait irruption dans les bureaux de la Shochiku (la société productrice du film) en accusant Kinoshita de trahison. Selon l’auteur, la scène est passé entre les mailles de la censure parce qu’elle arrive après les dialogues du script original. Peter B. High, The Imperial Screen : Japanese Film Culture in the Fifteen Years’ War, 1931-1945, The University of Wisconsin Press, 2003, p.402 . Le film animé de Shinnosuke Yakuwa semble prolonger le geste de Kinoshita en explicitant ce qu’il laissait imaginer : quand la petite fille s’écarte de la voie principale où se déroule le défilé, elle trouve sur son chemin des soldats meurtris et une femme en deuil. Bien entendu, l’impact d’une telle scène, 80 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, est bien moindre. Il n’y a pas ici d’ambiguïté, les enjeux sont clairs : Totto Chan, l’héroïne, termine son apprentissage en se confrontant au réel dans toute sa dureté, et donc aux ravages du conflit – qui est ainsi explicitement condamné. Reste que le rapprochement des deux séquences s’avère saisissant dans le sens où elles présentent toutes deux, dans un moment d’ouverture, deux figures féminines bouleversées, prises dans le cours de l’histoire, dont l’émotion se déploie à contre-temps. À cet égard, il est tout à fait significatif de voir Totto finir sa course, dans un mouvement de repli, à l’entrée de l’école présentée tout au long du film comme un lieu refuge.

L’Armée, Keisuke Kinoshita, 1944

Adaptation de l’autobiographie éponyme de Tetsuko Kuroyanagi au succès international, Totto-Chan, la petite fille à la fenêtre est un film à hauteur d’enfant. Bien que le récit se déroule pendant la Seconde Guerre mondiale, il se concentre presque exclusivement sur le quotidien des élèves de Tomoe, établissement scolaire non conventionnel où l’on encourage l’autonomie et la créativité des enfants. Cette liberté est permise parce qu’elle se déploie dans un espace tenu à l’écart de la société, comme le montre le travelling compensé qui nous fait découvrir le lieu en appuyant son étrangeté. Avec ses wagons à l’arrêt, transformés en salle de classe, l’école paraît même coupée du temps ; sorte de parenthèse enchantée, de village éternel situé en périphérie de Tokyo où les traces de la fascisation du pays sont de plus en plus prégnantes. Exclue au début du film d’une école représentative d’un système scolaire rigide empreint de patriotisme (dans l’une des premières scènes, elle fait joyeusement déparer sa maîtresse alors que celle-ci écrit à la craie un texte en l’honneur des soldats), Totto arrive à Tomoe et trouve là un refuge où sa vitalité excessive n’est pas un problème car elle s’intègre dans un collectif d’individualités hors normes. Contre une forme d’apprentissage linéaire qui irait du maître à l’élève, les enfants s’épanouissent ici librement aux milieux des autres – si des cours traditionnels ont l’air d’y être dispensés, nous assistons principalement à un ensemble d’activités ludiques (sport, chant, danse etc.) effectuées en groupe. La méthode pédagogique employée par le principal consiste globalement à laisser les élèves se dépenser, aussi turbulent·e·s soient-i·e·ls, jusqu’à ce que celleux-ci trouvent une certaine harmonie dans leur épuisement mutuel[22] [22] La posture du chef d’établissement le rapproche parfois d’un chef d’orchestre, la musique étant d’ailleurs au cœur de son enseignement. . Ainsi, si la petite fille hyper-dynamique a souvent tendance à se disperser dans la première partie du film (on peut même parfois la trouver agaçante), son énergie est petit à petit canalisée au profit de la collectivité, et en particulier de Yasuaki, jeune garçon atteint de la polio qu’elle aide sans relâche – même si, comme on l’a dit plus haut, cela ne sera malheureusement pas suffisant ; la rencontre avec la mort signera alors la perte de l’innocence et le début de la maturité.

Décrit de la sorte, nous pourrions avoir ici affaire à un récit initiatique des plus classiques. Toutefois, la progression se fait à petits pas, de façon erratique, tant le film s’intéresse avant tout à la description du quotidien ordinaire des enfants. Celui-ci paraît en effet guidé par le regard enthousiaste de Totto qui s’émerveille de chaque élément du monde qui l’entoure. Nous ressentons dans ces moments un certain plaisir propre au cinéma d’animation japonais, celui de voir mis en mouvement la représentation graphique des petites choses agréables de nos vies communes : ces tartines que l’on fait griller avec un grille-pain d’apparence sophistiquée, ces bento composés de façon harmonieuse, ou encore la joie d’une rencontre avec un animal. Si le trait enfantin paraît parfois un peu lisse, voire rigide, il se fait soudain plus léger en adoptant des formes d’animation plus « traditionnelles » (effusion de couleurs, crayonné appuyé, imitation de papier découpé) quand vient le moment d’accompagner les rêveries du personnage principal et de son ami. Tout cela participe du caractère solaire presque imperturbable du film, comme si le détachement de l’école décrit précédemment dictait la forme même.

Il n’est donc pas étonnant que l’histoire apparaisse dans cet univers comme un élément exogène : les nouvelles du front sont rapportées à la radio par une voix grésillante qui contraste avec la douceur de l’image. La guerre est ici une affaire d’adultes, un sujet dont on discute dans le coin d’une pièce entre hommes – souvent légèrement décadrée pour bien marquer la distance avec le monde des enfants. Tout se passe comme si le contexte historique évoqué dès le carton d’introduction était maintenu au loin ; présent mais en creux. Ce qui intéresse Shinnosuke Yakuwa ce n’est pas tant le Japon en temps de guerre que la manière dont l’événement s’insinue petit à petit dans le quotidien de son personnage principal jusqu’à le bouleverser complètement lorsque le conflit s’intensifie. À la différence des deux jeunes orphelins du Tombeau des lucioles – pour prendre l’exemple le plus célèbre émanant du cinéma d’animation – dont la vie était littéralement ruinée par les bombardements américains et la misère, Totto subit les conséquences du conflit de façon indirecte. Ainsi, peut-être plus que dans la dernière partie, quand le mélodrame arrive à marche forcée (la bulle enchantée mise à mal voit le ciel s’assombrir…), les moments les plus émouvants de Totto-Chan se déroulent au plus près de l’expérience intime de la petite fille, quand adviennent de soudains changements dans le cours de sa vie ordinaire : comme lorsque du jour au lendemain elle retrouve, sans vie, le poussin auquel elle s’était attaché ; ce moment où le contrôleur de ticket qu’elle appréciait est subitement remplacé par une femme (sans doute est-il parti au combat) ; et, bien sûr, la disparition du père à la faveur d’une ellipse, laissant pour seule trace une photo de famille sur laquelle il porte l’uniforme, lui qui s’était auparavant opposé à la récupération patriotique de sa musique.

La possibilité même de se tenir éloignée de la guerre et ses affaires, s’explique sans doute par la position sociale de la famille de Totto. Petit·e·s bourgeois·e·s libéraux·les, présenté·e·s comme modernes en opposition à la rigueur traditionaliste de la société, le père et la mère semblent tout droit sorti d’un film de l’après-guerre – quand après des années à œuvrer pour la propagande, les cinéastes sous influence américaine se sont mis à revisiter les années de conflit en mettant en scène des personnages qui militaient pour la paix. On peut alors se dire qu’il est plus facile de représenter des individus à contre-courant plutôt que s’intéresser aux conditions de l’avènement du régime ultranationaliste, et voir dans Totto-Chan un conte inoffensif tout à l’honneur de Tetsuko Kuroyanagi (si le collectif est primordial à Tomoe, force est de constater que Totto acquiert vite un statut de leadeuse, de même qu’à un moment donné un clin d’œil est fait à son destin de star de la télévision). Vu à travers les yeux d’une enfant, la guerre apparaît comme un simple cauchemar dont le pays sera vite sorti : les derniers plans du film nous montrent la jeune fille pris dans un devenir-adulte, tenant un bébé à bord d’un train quand elle aperçoit à la fenêtre une troupe de théâtre traditionnel qui avance en direction du Mont Fuji, loin des turpitudes de l’histoire. Si on peut regretter une vision un peu trop romantique – l’enfance et l’art contre le chaos du monde – il faut pour autant noter que le film n’oublie jamais de circonscrire son utopie. Elle n’est au fond, elle aussi, qu’une petite chose fragile, comme le rappelle tristement les bombardements qui provoquent la destruction de Tomoe, de même que la maison familiale est démolie du fait des évacuations. Le passage à l’âge adulte se fait donc dans une grande violence, mais sans s’appesantir : aucun retour arrière n’est de toute façon possible, le temps de l’innocence est déjà révolu. À la fin, c’est avec une douce nostalgie que nous nous rappelons les moments joyeux qui défilent sous forme de dessins au générique. Le film n’est jamais aussi beau que dans son attention naïve à l’ordinaire en contrepoint de l’histoire.

Totto-Chan, la petite fille à la fenêtre, Shinnosuke Yakuwa, 2023 (sortie française le 1er janvier 2025)