À la lueur de la chandelle, André Gil Mata

Maison-squelette

par ,
le 9 avril 2025

Vue en contre-plongée sur le clocher d’une église, la caméra pénètre à reculons dans le jardin d’une propriété. Tout en caressant lentement le tronc d’un arbre vert de mousse, elle pivote sur son axe et laisse découvrir la niche d’un chien, puis le perron d’une maison. L’aurore intimidante décuple l’acuité avec laquelle on contemple les détails de la nature en éveil. Le chant du coq dialogue merveilleusement avec les reflets orangés des bosquets et les bruissements ras-du-sol. Ce mouvement inaugural s’imprime si fortement dans une nouvelle mémoire filmique sensitive que l’on croit d’abord à un instant de grâce unique et suspendu. André Gil Mata se fait l’explorateur de ses propres images et met en scène avec une grande conscience de son geste. Le spectateur est plongé dans un mouvement immersif d’une telle amplitude qu’il pourrait presque avoir le sentiment de quadriller lui-même l’espace  en faisant corps avec la caméra. Cette dernière, en effet, mime la façon dont l’œil et le cerveau actualisent, tout en l’assimilant, la composition d’un nouveau périmètre.

On ne le sait pas lorsqu’on le voit pour la première fois, mais le travelling d’ouverture sera répété quatre fois sur toute la durée du film, comme une ponctuation. Quatre fois pour quatre saisons, et quatre temps d’une journée. Au petit matin du printemps, ce sont des magnolias qui jonchent un sol terreux. La seconde fois, les oiseaux s’épanouissent au cœur d’une journée chaude et ensoleillée du plein été. Ensuite c’est l’automne, le lierre pousse, agité par le vent – le gazouillis des oiseaux cède sa place au tintement des cloches et les feuilles rousses remplacent les pétales de fleurs. Quatrième et dernière fois, l’eau ruisselle et fait ressortir les nœuds du tronc d’arbre, la pluie hivernale recouvre le jardin endormi d’un clapotis ambiant. La durée des segments se resserre progressivement et le plan du jardin, en se répétant, tend à réduire chaque fois un peu plus l’espace qui le sépare de sa prochaine apparition. Outre l’effet de variation poétique, c’est cette résurgence qui permet au film de dessiner sa structure. Le perron apparaît comme un seuil que très littéralement les personnages franchissent, ou ne franchissent pas, et qui en dit long sur le pouvoir de captivité de cette grande demeure.

La maison voit d’abord s’éveiller deux occupantes. Minuscule, une première femme progresse lentement dans les couloirs et semble devenir immense à mesure qu’elles se rapproche de l’objectif. Une étrangeté subtile se distille et rend la perception vacillante : sommes-nous dans une maison de poupées ou bien de géants ? Les échelles sont brouillées par un habile maniement de la caméra couplé aux disproportions de la maison – le mobilier, les portes et fenêtres semblent en effet taillés pour les grands gabarits. Si le décor nous apparaît si peu tangible, difficile à palper, c’est parce que nos capteurs sensoriels doivent sans cesse redéfinir les superficies et les angles des lieux ; nos corps sont en éveil perpétuel eux aussi, entre le matin d’un premier et d’un quatrième âge.

Alzira et Beatriz se réveillent donc, mais au crépuscule de leur vie. L’une est la maîtresse des lieux, l’autre en est la domestique. Emprisonnées dans le silence de leur mémoire, elles se font la passerelle des souvenirs qui les traversent. Elles évoluent de la chambre à la salle de bains, de la cave au grenier, invoquant sur leur passage des figures rajeunies souvent esseulées ou contraintes. On les suit à tâtons tandis qu’elles semblent chercher les frontières fantômes d’un habitat-squelette dont les vies vécues et les temporalités ne cessent de se croiser. Ces deux femmes de classes sociales différentes, aux destins pourtant liés, offrent une symétrie intéressante de la condition féminine et de la domesticité. Si Alzira semble au premier abord occuper une position plus enviable, leurs souvenirs révèlent progressivement un modèle de vie commun construit sur la solitude, le renoncement et le don de soi.

Les deux femmes, qui ont sensiblement le même âge, se côtoient parfois à l’écran dans des temps dissemblables. Quand ce n’est pas la Beatriz juvénile qui se penche sur une Alzira plus âgée, c’est la domestique, désormais vieillie, qui contemple une version d’elle-même plus jeune, en train de cuisiner. Ces plans, tant du point de vue de la composition que de la lumière, ne sont pas sans évoquer certains tableaux flamands ou baroques – ces peintures qui cachent souvent dans les différents plans de leur composition des figures et des objets, laissant découvrir dans un miroir les coulisses de leur confection ou de leur symbolique. La grande profondeur de champ permet d’avoir accès à de nombreux détails et de tisser des associations au sein d’une même image. Le montage de Claire Atherton participe de cette magie combinatoire, offrant la possibilité de voyager dans des temps confondus tout en restant immobile. Par mémoire associative, une scène saura résoudre une autre restée cryptée. Ainsi, la chandelle qui donne son titre au film est probablement celle qui éclaire le petit autel sur le meuble de la salle à manger où Alzira vient se recueillir. Un flashback confirme un peu plus loin l’intuition d’un rite funéraire, lorsqu’un plan laisse apparaître le même meuble nu, avec en arrière-plan le mari qui passe derrière les vitres voilées de la maison – presque sous forme d’allégorie, cet homme quittant sa maison annonce à rebours son propre décès. Il y a quelque chose du cinéma d’Akerman, avec sa justesse de la longueur qui s’affirme sans crainte de ses bornes mais au contraire, et dès le départ, avec la conscience d’une force. Les personnages sont accueillis dans leur lenteur et leur complexité, ils s’épaississent dans des silences qui donnent matière au film.

La rareté des mouvements de caméra pousse à y prêter une attention augmentée, comme s’ils étaient un langage en soi à décoder – un lent travelling rotatif autour de la table à manger permet par exemple de signifier que le temps passe tout en faisant du surplace. L’ouïe se précise à mesure que l’oreille s’habitue à percevoir la finesse des sons, les bruits internes sont rendus perceptibles. On peut ainsi entendre un personnage déglutir, aussi bien quand il mange que lorsqu’il ravale sa peur. Le silence feutré qui caractérise le film fait notamment jaillir des sons et des émotions en contraste, comme le bruit métallique de cette cage à oiseaux sur laquelle l’enfant tape à plusieurs reprises, exprimant une forme de violence soudaine et brute. Cette cruauté infantile trouve son écho dans le verre pilé que Beatriz distille dans du lait, avant de le donner au chat. Ici, pas de jugement moral de la part du cinéaste, mais plutôt l’idée de suggérer une étrangeté, un biais, quelque chose qui éveille la curiosité et ouvre des pistes de questions sans nécessairement apporter de réponses au « pourquoi ».

Dans cette bâtisse aux allures de musée, la porosité entre les lieux et les gens est immense, tant tout est habité. Plusieurs générations s’incarnent à l’image sans que l’on sache vraiment si les silhouettes font partie des murs ou des souvenirs des deux femmes. La maison est une entité à part entière dont les entrailles se révèlent vivantes. C’est peut-être cette surpopulation de l’habitat qui éveille soudainement chez Alzira un si grand besoin de paix et de solitude choisie. Le sentiment que dans tout ce silence, il reste quelque chose de trop bruyant. Les regrets et frustrations passées se mélangent au présent, s’agglomérant en une lassitude qui pousse la maîtresse des lieux à se retourner contre la dernière personne présente à ses côtés, à savoir Beatriz. Debout sur le perron, cette dernière s’apprête à quitter la maison contre son gré. La pluie tombe sur la grande demeure qui attend de pouvoir s’endormir pour faire advenir une nouvelle aurore.

À la lueur de la chandelle, un film d'André Gil Mata
Avec Eva Ras, Marcia Breia, Catarina Carvalho Gomes
Image : Frederico Lobo
Montage : Claire Atherton

Sortie française le 9 avril 2025
1h 49min