A la recherche de Jean-Daniel Pollet (WIP 3)

Volker Schlöndorff

par ,
le 25 avril 2013

Fin février 2013, 9 h du matin, Hôtel Excelsior, rue Laferrière (dans le 9eme), café… Après avoir salué Mallarmé qui est né dans cette rue, je commence par interroger mon interlocuteur sur ses projets en cours. Il évoque l’adaptation cinématographique d’une pièce de théâtre mettant en scène, au moment de la Libération de Paris, l’affrontement du chef allemand de Paris et de l’ambassadeur de Suède, Nordling, qui le prie de ne pas détruire la capitale alors qu’Hitler ne cesse d’appeler pour demander : “Paris brûle-t-il ?”… et puis hier soir aussi, Volker avait son dîner des anciens élèves du lycée Henri IV…

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Jean-Paul Fargier : Avec Tavernier alors ? J’ai lu dans vos mémoires Tambour battant, comment vous étiez devenus amis à cette époque, parce qu’il vous avait choisi comme correspondant, vous amenant déjeuner chez ses parents le dimanche…

Volker Schlöndorff : Alors vous savez tout ! Non Bertrand n’était pas là hier soir, il tourne… Moi je tournerai cet été… en studio… je suis en train de constituer l’équipe… c’est pour cela que je suis venu à Paris…

Deux futurs cinéastes réunis par le hasard dès l’adolescence, c’est magnifique ! Et Pollet vous l’avez rencontré comment ? Vous parlez très peu de lui dans vos souvenirs…

VS : Dans Tambour battant, je parle de Jean-Daniel mais très peu oui, parce que le livre était trop gros et que j’ai dû couper énormément…

Oui vous parlez moins de JD que de sa sœur, Jenny, et d’Antoine, son mari…

VS : Antoine que je vois encore tout le temps…

Je l’ai vu aussi. Et il m’a raconté des choses, mais pas sur vous…

VS : Alors voilà : c’était par eux deux, Antoine et Jenny, que j’ai rencontré Jean-Daniel… ils sont venus un jour pour me le présenter et en disant déjà pourquoi : “JD a ce projet de voyage et tu serais le candidat idéal pour l’accompagner…”

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Idéal parce que, malgré votre jeune âge, vous aviez déjà été assistant sur des films de Louis Malle (Zazie, Vie Privée), et de Resnais (Marienbad)…

VS : Notre voyage, on l’a fait quand ?

En 62…

VS : Oui j’avais fait Marienbad, un Melville, et Zazie… il est possible qu’il y ait eu déjà Vie Privée, le film de Louis Malle avec Bardot… oui c’est ça, j’étais assistant professionnel de films de fiction, mais là c’était autre chose, c’était l’aventure… Jean-Daniel m’a montré le seul film qu’il avait fait, Pourvu qu’on ait l’ivresse. Ah non, il en avait fait deux, un autre qui s’appelait “Melki”…

“Melki” c’est le nom de l’acteur de Pourvu qu’on ait l’ivresse, l’autre film qu’il vous a montré ce devait être Gala… à moins que ce soit La ligne de mire, un film qu’il ne montrait à personne…

VS : Voilà, c’est ça, j’ai vu La ligne de mire

Il se passe dans un château, ce film, c’est bien ça ?

VS : Souvenir très vague, très très vague… Jean-Daniel était à cette époque un garçon extrêmement optimiste, extrêmement entreprenant, et pas intellectuel du tout… la première chose qu’il a faite avec moi, c’est m’entraîner au Balajo pour me montrer où il avait connu ces gens de Pourvu qu’on ait l’ivresse, où il était comme un poisson dans l’eau, d’une grande aisance avec tout le monde, toujours, et tous les soirs en rentrant il s’arrêtait Porte Maillot pour ramasser une pute ou deux…

Ah ça c’est surprenant pour moi, parce qu’il était très discret sur sa sexualité, ses amours, quand on parlait ensemble… Mais chaque fois que je rencontre un témoin de sa vie, j’entends parler d’une femme nouvelle qu’il a aimée… et maintenant les putes ! Ça alors !

VS : C’était parce qu’il n’y avait pas vraiment de femme dans sa vie à ce moment là… y’avait un grand malheur dans sa vie qui était la séparation d’avec Sarah… et tout le voyage autour de la Méditerranée, c’était au départ en partie pour échapper à ce chagrin d’amour, et d’ailleurs sur les 80.000, 100.000 kilomètres qu’on a faits, je ne sais pas combien, en tous cas les 100 jours, il ne m’a laissé prendre le volant qu’une fois par semaine, à peine, il fallait qu’il conduise, « j’ai besoin de ça, disait-il, parce que sinon je pense à Sarah »… il avait besoin de se concentrer sur la route et plus la route était mauvaise plus il était content, parce que ça détournait son attention de ce chagrin… ce qui ne l’empêchait pas, ne nous empêchait pas, parce que nous étions jeunes et vigoureux, et que pendant tout le trajet nous n’avions aucun contact féminin, de nous dire qu’à la prochaine étape nous nous ferions inviter par l’ambassadeur de France (JD avait des contacts avec un peu tout le monde) et que l’un de nous séduirait la fille de l’ambassadeur !

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Un vrai fantasme d’aventuriers solitaires…

VS : Un fantasme et un gag, qui nous amusait beaucoup, on imaginait la fille de l’ambassadeur, ce serait une blonde, une brune, etc., je dis ça pour camper le personnage de Jean-Daniel… c’était quelqu’un de jouasse ! C’était pas du tout un tourmenté intellectuel ! Et ce voyage, au départ, c’était une aventure qu’il voyait bien comme telle, mais en même temps avec une exigence technique incroyable… C’est pendant la préparation que j’ai découvert un tout autre Jean-Daniel… déjà moi j’étais réputé pour être méticuleux comme assistant mais alors lui, c’était d’un pédant ! Absolument à n’y pas croire, pour chaque boulon de la voiture il vérifiait qu’il avait une clé… il vérifiait lui-même tout, de l’équipement caméra et surtout de l’équipement son, que son cousin François Bel lui avait fourni, Bel qui avait déjà fait toutes sortes d’expérimentations avec le son, pour ses films sur les animaux… et puis nous avions dix mètres de rail et un chariot de travelling sur le toit de la voiture…

Sur le toit ! Donc la voiture n’avait pas été coupée au départ pour transformer l’arrière en plateau à faire des travellings, comme me l’ont raconté Antoine et Jacky Raynal…

VS : Invention, invention… les rails et le chariot sur le toit, c’était plus pesant que tout le reste de notre équipement son et image… pourtant il avait fait fabriquer un charriot plus léger, à roulements à billes… la voiture n’était pas coupée, non, c’était une 403, parce que c’était le modèle réputé le plus solide sur les mauvaises routes, sur les pistes en Afrique.

Que ce soit la mécanique automobile, la caméra, la mécanique de la prise de vue ou de son, il était d’un méticuleux absolument magnifique ! Là où il y a eu une maldonne au départ c’est qu’il voulait tout faire avec des carnets de passage de frontière, visés par les douaniers, etc., or dès la première frontière qu’on devait passer, d’Italie en Yougoslavie, on est resté bloqués pratiquement 48 h, le temps qu’il leur explique ce que c’était un carnet international…

Carnet ATA, je suppose…

VS : Oui sans doute, ça venait juste d’être appliqué en Europe… Alors on a discuté et on a dit : on ne peut pas continuer comme ça, avec vingt frontières au moins à traverser, si ça nous prend chaque fois deux jours on va passer cent jours rien que dans les postes frontières, donc dorénavant on prétend qu’on est des globe-trotters un peu fous, on parle pas trop de cinéma, on dit qu’on documente certes notre voyage mais on dit qu’on est des amateurs… ça a parfaitement marché tout autour de la Méditerranée… on avait déguisé notre voiture en globe-trotter elle aussi, en mettant le nom de nos destinations, Istanbul, etc., j’ai encore une photo, où on voit la voiture près de notre butagaz, où nous sommes en train de faire une popote, en plein désert de Lybie. Vers la fin de notre périple, on avait avec nous plein de conserves qu’on a ramenées à Paris parce qu’on a toujours trouvé le moyen de manger dans des bistrots, des gargotes, donc on n’a jamais fait de vrai camping, sauf une nuit dans le désert, ce jour où fut prise cette photo, où on voit donc sur un serre-bagages en bois installé sur la galerie tout notre trajet : Paris – Rome – Belgrade – Athènes – Istanbul – Ankara – Jordanie, etc., de façon à pouvoir montrer aux douaniers toujours d’où on vient et où on va, ” tenez, prenez une photo de nous, on va faire tout ce trajet “. C’était ça notre vrai carnet de passage – clic clac ils prenaient la photo et ils nous faisaient passer sans plus rien nous demander…

C’est vous qui avez pensé à ce déguisement ?

VS : Je sais plus…

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Quand je parlais avec Jean-Daniel de ce voyage, il me disait toujours : Volker était très bon pour passer les frontières…

VS : Bon eh bien ça a dû être mon idée, j’avais fait trop de films pour ne pas savoir que dans le cinéma, faut travailler dans l’illégalité, sinon on ne finit jamais un tournage, ah ah. Faut demander les permis après avoir tourné, pas avant… Jean-Daniel était ce qu’on appelle en anglais un « control freak », il avait tout préparé dans le moindre détail, tout le trajet aussi avec des cartes d’état-major, et à l’aide de quelques livres… il faisait confiance à un auteur ou à un autre, il y avait notamment un auteur qui avait écrit un livre sur la Grèce, un anglais qui était traduit en français, Ter Stevens… T apostrophe R. Stevens, je crois…

Il n’était pas anglais, peut-être suédois, mais, j’en suis sûr, j’ai lu quelques livres de lui, je suis même en train d’en lire un, Taïa, trouvé chez un bouquiniste, il écrivait en français, très bien même… (vérification faite au moment du décryptage : Albert t’Serstevens, né à Bruxelles en 1886, mort à Neuilly en 1974, était belge, ami de Cendrars, de Mac Orlan, et outre des romans il a publié des « Itinéraires », guides littéraires de voyage : en 1934, L’itinéraire espagnol ; en 1938, L’itinéraire en Yougoslavie ; en 1940, L’itinéraire portugais ; en 1958, Sicile, Sardaigne, Iles éoliennes ; et donc, en 1961, le livre que Pollet avait emporté avec lui, Itinéraire de la Grèce continentale)…

VS : Ah très bien, à cet auteur il faisait une confiance absolument aveugle et c’est à partir de ce livre qu’on a déterminé notre trajet pour la Grèce, pas d’autre livre sur la Grèce, un seul, celui-là, et c’est lui qui déterminait nos points de chute, notamment le temple de Paestum, dans le Péloponnèse, ou Bassae, dans la montagne, qu’on a failli ne pas trouver, c’était très très rude… faut dire que la moitié des routes de certains pays n’étaient pas encore asphaltées, toute la côte yougoslave par exemple, où l’on n’a presque rien tourné, mais Jean-Daniel insistait pour qu’on les prenne, on devait prendre toujours la première à droite puisqu’on faisait le tour de la Méditerranée dans le sens des aiguilles d’une montre, donc si on voulait être près de la côte, et il voulait toujours être près de la côte, fallait toujours la première à droite… Ça aussi ça a duré un certain temps puis ça s’est arrêté. La côte yougoslave était sans intérêt, mais pour contourner l’Albanie on a été obligé d’aller vers l’intérieur et on est arrivé en Macédoine, à Skopje. C’était là au fond qu’on a trouvé pour la première fois l’esprit de la Méditerranée, un pays musulman, très archaïque, avec des oliviers partout, et pourtant loin de la côte, et c’est là, dans mon souvenir, qu’on a tourné les plus belles images : une jeune fille qui marche au bord de la route, des gens qui rentrent des champs le soir, il y avait une lumière magique…

Mais ça ce n’est pas dans le film… il ne reste que les filles à Skyros, celle qui reboutonne sa blouse, l’autre avec la fleur…

VS : Oui, oui… ça c’était notre point de…, ça ne s’est pas passé très harmonieusement, le voyage, entre nous deux, parce que, effectivement, moi je voulais toujours filmer les gens et Jean-Daniel était porté surtout vers certaines œuvres d’art, bâtiments, et il n’était pas d’accord pour filmer les gens… je me suis retenu, mais c’était une discorde continue, parce que chaque fois que je voyais un personnage intéressant au bord de la route et que je voulais m’arrêter pour faire un plan, lui il disait : pas question, pas question…

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Hugo Santiago m’a dit qu’au départ vous deviez faire deux films, chacun le vôtre…

VS : Non, je ne m’en souviens pas, c’était pas le projet… je m’étais mis entièrement à son service, entièrement… c’est plutôt en cours de route que l’idée m’est venue que j’aurais pu faire un autre film… mais ça n’allait pas plus loin que ça, car c’était très éprouvant, à part les trois jours à Skyros où on a fait comme trois jours de vacances, et où d’ailleurs je me suis mal comporté parce que j’étais saoul et que j’ai fait des avances à la femme du maire, à table, on avait bu beaucoup de retsina, on picolait beaucoup, je dois dire, mais Jean-Daniel supportait beaucoup mieux l’alcool que moi… évidemment, je le harcelais de questions : si c’est pas les gens, alors qu’est-ce que tu cherches, qu’est-ce que tu veux trouver dans ce voyage ? Si c’est juste pour filmer des pierres, y a peut-être pas besoin qu’on fasse tant de route ! Il avait peut-être une réponse mais il ne voulait ou ne pouvait pas l’articuler… il n’avait pas alors encore l’idée d’une personne malade, qui revoit sa vie, cette histoire d’hôpital, tout ça, qu’il a rajoutée après… il disait toujours : ” je veux retrouver l’esprit de la Méditerranée “, et je dois dire : le choix des œuvres était très personnel, subjectif mais totalement arbitraire, je me souviens quand on était dans le musée à Istanbul (on avait eu un permis pour filmer, qui avait été très dur à obtenir) on a filmé des illustrations de vieux manuscrits, qu’aujourd’hui on aurait pu scanner sur un livre, bref ce n’était pas toujours très intéressant, on peut même dire qu’une fois sorti de la Grèce, il avait perdu le fil du récit… ce qui était important après la Grèce, si, quand même, ça a été Palmyre, mais entre Palmyre et le voyage le long du Nil (il voulait absolument aller à Abou Simbel), c’était extrêmement arbitraire. Tantôt on faisait quelque chose, tantôt pas, ça devenait comme une obsession : il fallait absolument achever le tour… évidemment il cherchait les traces helléniques, Palmyre oui, Abou Simbel c’est une autre culture, en Lybie on s’est fait expulser, il y avait un parking près des ruines, on met notre voiture près de l’entrée des fouilles et on prend notre caméra sur l’épaule, à ce moment-là il y a des coups de sifflet et des hurlements de policiers, on revient à la voiture et ils nous reprochent qu’on n’était pas parqué à l’intérieur des lignes blanches délimitant la place d’une voiture. Or, c’était la seule voiture sur un parking prévu pour 300 voitures ! (rires) Alors on s’est regardé, on a rangé la caméra dans la voiture et allez on part, mais en partant je fais un bras d’honneur aux flics, par la fenêtre ouverte… une demie heure plus tard, sur la route vers Tripoli, on se fait arrêter par un barrage de flics qui nous attendaient, alors là attention on a passé un mauvais quart d’heure, ils nous ont amenés au poste, insulte à l’autorité libyenne, etc. On a eu du mal à s’extirper… Comme quoi, plusieurs fois, j’ai causé quelques ennuis à Jean-Daniel, qui n’avait absolument pas le sens de l’humour pour ce genre de trucs… à Tanger aussi, on a fait des bêtises. Un soir dans un bar, il s’est fait piquer le portefeuille avec tout le fric, tous les travellers cheques, alors, comme on avait déjà nos billets pour le ferry, il a dit : “vite on part” et on est allé en Espagne attendre pendant huit jours que de l’argent arrive de Paris, les papiers, etc…

Et la traversée de l’Algérie ? Vous dites, dans vos Mémoires, que c’était au moment des Accords d’Évian ? C’est pas possible…

VS : Non c’était bien après, après la Libération… pour moi la traversée de l’Algérie était très émouvante parce qu’un an avant j’y avais été, en repérages, avec Louis Malle, au milieu de la guerre, et au moment où ça bardait le plus… avec Jean-Daniel, on est allé dans les mêmes endroits, à Constantine, dans les Aurès, à Alger et à Oran, et pour moi revoir ces endroits libérés c’était absolument bouleversant, inutile de dire qu’au temps du lycée Henri IV j’étais très engagé déjà pour la cause algérienne, avec cet enthousiasme idéaliste qu’on avait à l’époque, et donc de revoir le pays sans militaires français, sans les commandos de chasse qu’on avait accompagnés avec Louis Malle (pour l’adaptation de La grotte, de Georges Buis), et Bernard Gicquel (ou Wicquel), un journaliste de Paris Match qui est mort l’année dernière, un grand ami d’Antoine Roblot, quelles émotions ! Mais là, avec Jean-Daniel, on n’a pas tourné un seul mètre de film, et ça m’a vraiment fait mal, car nous voilà dans une Algérie libérée, en pleine transition, et lui qui disait, très strict : “c’est pas notre sujet, c’est pas la Méditerranée”, en plus il pleuvait, c’était le début du mois de novembre, je crois, comme dans le titre du film Il fait froid dans les Aurès, alors on a traversé à toute vitesse l’Algérie, il en avait ras le bol il faut dire, il était pressé de rentrer, et ça été la même chose au Maroc, où pourtant l’esprit de la Méditerranée était pour moi extrêmement vivant, mais ça ne l’intéressait plus, il avait hâte d’en finir…

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Et en Espagne, vous avez filmé quelque chose ? Les orangers, c’était en Espagne ?

VS : Peut-être, je ne m’en souviens pas… de par la saison, novembre, il se peut que ces orangers aient été filmés en Espagne… Ah non, c’était sans doute en Sicile, on y avait été au début, en août, il faisait très beau…

Les corridas, il les a faites seul, après, c’est ça ?

VS : Oui, il les a filmées en France sans moi… peut-être l’année suivante… ou l’été avant de partir… On devait faire des choses en Espagne mais après le vol des documents et de l’argent, quand il a reçu de nouveaux papiers et comme il ne restait plus beaucoup d’argent pour financer le film, il a dit : ” allez c’est la fin, on rentre “, on a traversé l’Espagne très vite… J’avais quand même une énorme admiration pour sa persévérance et pour son côté extrêmement pointu, tranchant, sur ce qui l’intéresse et ce qui ne l’intéresse pas… “c’est pas un documentaire de voyage, on n’en a rien à foutre des beautés à droite ou à gauche de la route”, tranchait-il… oui, il était tellement fixé, comment dire, sur l’éternité, les pierres, tout ça, et moi c’était l’éphémère, les visages des gens, une certaine façon de vivre, qui faisaient l’esprit de la Méditerranée, ce qui était peut-être une vue très nordique, germanique, pour moi oui la façon de vivre d’abord c’est ce qui compte, et j’essayais toujours de lui dire : on devrait quand même capter ça, les vieux assis sur la place, les jeunes filles qui, comme à Skyros, dansent, mais non ça ne l’intéressait pas, il disait ” c’est du folklore, c’est pas ça le sujet…” Alors voilà, on a accompli le trajet, ce qui est déjà pas mal, vu les circonstances, et même si la moitié de l’équipement qu’on trainait avec nous n’a jamais servi, et à l’arrivée il y avait bien sûr la fierté d’avoir accompli le voyage, mais sinon c’était plutôt une sorte de grande déception : on n’a pas trouvé ce qu’on a cherché…

C’est pour cela qu’il a eu beaucoup de mal avec son montage…

VS : Il n’a pas commencé à monter tout de suite. Moi j’ai commencé tout de suite à reprendre mon métier d’assistant, et j’ai pas du tout suivi ça, il ne voulait pas d’ailleurs qu’on vienne le voir… on était quand même un peu en froid à la fin et ça ne s’est jamais arrangé… J’étais déçu parce que j’avais l’impression que je n’avais peut-être pas pu être l’accompagnateur idéal pour lui, même si évidemment j’avais sauvé beaucoup de coups, en même temps j’avais causé des difficultés inutiles. Il y avait quelque chose de franchement maussade une fois qu’on était sorti d’Egypte, le dernier mois du trajet c’était pas drôle, on rigolait pas, et je crois aussi qu’il avait l’impression de ne pas avoir trouvé ce qu’il cherchait… l’incroyable beauté c’était le trajet entre le Caire et Assouan, uniquement sur des pistes de sable, on remontait sur plus de mille kilomètres le Nil, en couchant dans des sortes d’auberges épouvantables, où il y avait douze personnes dans une pièce, avec des poux, etc., mais c’était l’Egypte millénaire, pas un touriste, personne, on avait l’impression de voir la vie biblique, comme au temps des pharaons, des paysans, des voiliers, des gens qui puisaient l’eau, je me voyais comme Murnau dans Tabou, j’avais trouvé la vie archaïque, eh bien on n’a pas tourné un mètre ! Ça ne l’intéressait pas, il voulait juste voir le temple d’Abou Simbel, on savait qu’il allait être déplacé, et il voulait absolument filmer ça avant l’intervention de l’Unesco qui l’a surélevé, et c’était tout… voilà, donc, en arrivant à Paris on est resté poli mais en froid, et je ne l’ai pratiquement pas revu, et je n’ai vu le film terminé que par hasard, je ne crois pas qu’il m’ait invité aux projections ou alors je n’étais pas à Paris, et franchement quand j’ai vu le film la première fois j’étais ahuri, le temps du film qui était consacré à ce mourant sur son chariot était…

C’est une femme…

VS : Une mourante, une femme c’est ça, et je disais : mais pourquoi toutes ces belles choses que nous avons filmées ne sont pas dans le film ? Au fond, voilà, je ne sais pas si les rushes du film existent toujours, mais ce serait très intéressant de les montrer sans commentaire, juste ce qui a été pris sur le vif, au moment du tournage. Quand je dis ” sur le vif “, c’était quand même toujours très choisi de sa part, il avait un œil, il était exigeant, et on était extrêmement avare de pellicule, on tournait le minimum, seulement des moments de grâce, des moments privilégiés, des moments choisis… et je pense que mettre simplement tout ça bout à bout, ça serait probablement intéressant pour avoir le regard de Jean-Daniel, mais ça ne donnerait pas non plus un documentaire sur ce qu’a été cette route autour de la Méditerranée à cette époque-là, parce qu’il évitait, si vous voulez, de filmer la réalité, il cherchait l’imaginaire…

…………

Pause téléphone : Volker va appeler son possible futur chef op… au retour, il feuillette le livre de Jean-Louis Leutrat et Suzanne Liandrat-Guigues, que j’ai amené…

………….

VS : Je ne connais pas ce livre… ah ça c’est en Sicile…

Vous avez connu Sarah ?

VS : Après le voyage, oui… ils étaient plus ou moins ensemble de nouveau, ils habitaient en Provence… A priori, c’était pas la Muse pour laquelle on se tuerait (rires), mais bon ça avait été son grand grand amour puis désespoir… elle était extrêmement confuse, je l’ai fuie comme la peste, pour dire les choses comme ça… on sentait qu’elle avait l’ambition d’être créatrice mais elle ne savait pas comment faire, elle essayait d’écrire, de faire des photos, quelque chose dans le cinéma… (il continue à feuilleter le livre) alors ça, il est retourné à Bassae, après, je ne savais pas…

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Il a fait un film intitulé Bassae, oui…

VS : Et là Lonsdale… vraiment ?

Vous avez vu ses autres films après Méditerranée ? L’Ordre, par exemple, sur des lépreux en Crète ?

VS : Je vais vous dire : il était extrêmement attachant, parce que vers l’extérieur il avait beaucoup de charme, beaucoup d’aisance, en ce sens il rappelait un petit peu Louis Malle, c’est-à-dire l’aisance qui vient à partir d’une certaine naissance et l’argent qui va avec, qui vous donne cette faculté d’être partout à l’aise…

Et ses relations avec sa sœur, Jenny, que vous avez bien connue (intimement même, d’après ce que vous racontez dans Tambours battants) ?

VS : Sa sœur, elle l’adorait, elle faisait partie du fan club, groupie n° 1, elle le portait absolument aux nues. Lui, il parlait peu d’elle, pourtant ils étaient très proches quand je les ai connus, parce qu’ils partageaient les mêmes appartements, certainement les mêmes amis et Jenny tenait une sorte de salon. Tous les soirs il y avait chez elle les mêmes gens qui se retrouvaient, Jean-Daniel était toujours là, moi j’étais toujours là, il y avait Alexandre Astruc, Lucien Bodard, Anatole Dauman, que j’ai connu là, qui est devenu mon producteur, et bien sûr Pierre-André Boutang, qui a connu Jean-Daniel avant moi, je ne sais pas où…

Ils étaient ensemble à Sciences Po…

VS : C’est ça… c’était inévitable que je les connaisse… à 21 ans, je les ai connus par Antoine, qui vivait avec Jenny… j’ai rencontré Antoine quand j’étais stagiaire sur Zazie, on est devenu copains tout de suite, il jouait dans le film le chauffeur de taxi et le soir après le tournage, il me ramenait de Joinville dans Paris… un an après sur Vie Privée, où là j’étais devenu assistant, Antoine est arrivé à Spolète avec Jenny, c’était comme une apparition, pour nous tous, d’un coup il y avait cette femme belle, rouquine, pétillante, extraordinaire, et c’est l’automne d’après qu’on est parti pour faire le tour de la Méditerranée, donc oui j’avais bien fait Vie Privée avant Méditerranée, j’étais complètement intégré dans le cinéma français comme assistant à cette époque-là déjà…

Et les parents de Jean-Daniel ?

VS : Ah je les ai connus, parce que pendant un temps il m’a logé chez lui… ils avaient deux appartements superposés, avenue Maillot, qui donnait directement sur le Bois, un quatrième et un cinquième étage, un grand immeuble moderne, bourgeois, où dans l’appartement du dessus vivaient les parents, et lui avait celui de dessous, il m’avait donné la chambre d’ami, et pendant toute la préparation j’habitais là, sous les parents, et plusieurs fois je suis monté déjeuner chez eux. Son père, on sentait bien qu’il était self made man, un entrepreneur, il voulait absolument avec humour me faire acheter un appartement dans le Marais, où il était en train d’assainir ce qui est devenu le quartier du Centre Pompidou, on aurait tous pu acheter à l’époque pour presque rien de belles surfaces rue Saint-Denis, le père de JD était très impliqué dans cette opération de restructurer les Halles, mais évidemment moi je n’avais pas un rond à investir, et Jean-Daniel ça ne l’intéressait pas… La mère était une personne grande, très sèche, pratiquement inabordable, avec elle il n’y avait pas de répondant, mais avec le père c’était possible de parler… le fils de Jenny, Patrick, vivait aussi chez les Parents, il devait avoir huit ans, c’était un enfant complètement perdu là-dedans, dans cette sinistre famille bourgeoise, tout l’appartement était la caricature même du Charme Discret de la Bourgeoisie ! L’ameublement, tout, tout était sinistre, sortant du catalogue des meilleurs fournisseurs de la bourgeoisie, il n’y avait aucune touche personnelle, aucune spontanéité, et Jean-Daniel au milieu de tout ça était complètement terrorisé, sa mère dominait son père à la maison et lui il s’investissait dix-huit heures dans le boulot pour fuir cette ambiance, il semblait ne pas tenir à toutes ces démonstrations de richesse… Jean-Daniel lui, fuyait en ne faisant rien, en trainant, en allant dans les boîtes, toutes les nuits chez Régine ou Castel, je ne sais, je n’ai été ni dans l’une ni dans l’autre, je vivais avec ces gens-là mais je ne sortais pas avec eux, moi je bossais à sept heures du matin, et aux yeux de ses parents c’était pas facile du tout, Jenny qui avait divorcé, l’enfant qui était là, c’était pas des gens heureux avec leur progéniture, et on sentait aussi bien chez Jenny que chez Jean-Daniel la volonté de s’échapper de cette ambiance oppressante. Jenny le faisait en fréquentant la bohème, en regroupant des gens différents autour d’elle, ce n’est que beaucoup plus tard qu’on a compris qu’elle voulait faire quelque chose, écrire ou je ne sais quoi, et en attendant elle tenait un salon… elle écrivait des lettres charmantes, téléphonait aux uns, aux autres, les réunissait, régnait sur un petit monde avec une belle spontanéité, sans être le moins du monde une Madame Verdurin… et Jean-Daniel c’était d’aller au Balajo et faire Pourvu qu’on ait l’ivresse, mais je n’ai jamais su comment il a appris à faire tout ça, à faire du cinéma…

Au cinéma des Armées, pendant son service militaire… où son cousin François Bel l’avait précédé…

VS : Ah bon… je comprends mieux… il savait parfaitement s’occuper d’une caméra, mais ce n’était pas quelqu’un qui avait une grande culture cinématographique, qui passait tout son temps à la Cinémathèque, à voir des vieux films, non, il était complètement autodidacte… nous, je veux dire Tavernier et moi, et quelques autres, on entrait dans le cinéma comme on entrait dans les ordres, il fallait qu’on sache tout ce qui s’était fait avant nous et comment nous allions trouver notre place là-dedans… Jean-Daniel aurait voulu être un Rimbaud, et il avait des moments comme ça, de poète fou, mais avec le malheur d’avoir cette fortune dans le dos et le malheur de n’avoir jamais eu à affronter des réalités concrètes. Rétrospectivement je me rends compte que c’était un handicap terrible à surmonter, alors qu’à l’époque je lui enviais son aisance… il ne voulait pas non plus trop qu’on lui parle, il avait toujours peur qu’on veuille l’influencer, il voulait s’enfermer en lui-même, dans le silence, la solitude, et il attendait que quelque chose en sorte, sorte de lui, et quand ça ne sortait pas il devenait maussade…

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(il reprend le livre…)

J’aime beaucoup cette photo, tout en étant très gauche, il a l’air de dire : ” mais enfin ça doit y être, quand est-ce que ça viendra…” Il pouvait être très drôle, il était fin en ce sens, il pigeait les gens très vite, il observait les comportements, moi j’ai toujours l’impression qu’il a dérivé vers quelque chose qui n’était pas lui, il voulait être un cinéaste intellectuel alors que son truc c’était la spontanéité, l’observation des gens, quelque chose qui lui paraissait peut-être trop humble mais que je trouve beaucoup plus noble…

Mais il a réussi à faire des comédies superbes…

VS : Dans Méditerranée ce qui ne va pas c’est le texte, le texte c’est le baiser de la mort ! En l’entendant je me dis : si c’est ça le film, c’était pas la peine de faire le voyage… le voyage était quand même une enquête et c’est devenu une illustration, l’illustration d’un texte qui ne sent pas ce qui se passe dans les images…

Je ne dirai pas ça, je pense que le texte reproduit ce qui se passe dans le film, Sollers a observé son fonctionnement et il le met au jour dans son texte, il mime et analyse son fonctionnement, l’amplifie en le portant vers le mythe…

VS : Bon, bon, non… le fameux ” Connais toi toi-même “, c’est grec ça, eh bien Jean-Daniel ne se connaissait vraiment pas, dans le sens qu’il n’a pas voulu reconnaître ce qu’il sait faire et se concentrer là-dessus, il a voulu être autre chose…

Il aurait aimé être un écrivain moderne. C’est pour cela qu’il faisait appel à des gens comme Sollers ou Thibaudeau… il était fasciné par Jean-René Huguenin, son condisciple à Sciences Po, mort trop tôt pour qu’il fasse appel à lui…

VS : C’est un travail d’un grand dévouement que vous avez devant vous, il y a quelque chose qui doit vous passionner là-dedans, parce qu’on peut dire aussi que c’est un personnage ingrat, Jean-Daniel, parce qu’il n’est pas toujours attachant, il pouvait être aussi très très énervant…

Je n’ai connu que ses côtés attachants… il a beaucoup compté pour moi, Méditerranée a été mon film de chevet, on a écrit un film ensemble, je lui dois bien ça…

VS : Alors tant mieux… je suis très curieux de voir, vous qui connaissez bien ses films, qui rencontrez tous les gens qui l’ont connu, quel portrait va en ressortir à la fin…

Vous y aurez contribué et je vous en remercie…

VS : C’est moi qui vous remercie de m’avoir replongé dans ces beaux moments finalement quand même…

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Images : Volker Schlöndorff et Jean-Daniel Pollet / Toutes les images sont extraites des films de Jean-Daniel Pollet : séries 1, 2, 3 et 4 : Méditerranée (1963) / Bassae et L'ordre (1974) / série 6 et dernière image : L'ordre.