Dans cette seconde partie de l’entretien, Alice Diop évoque notamment sa présence dans ses films et la question d’un regard situé, la façon dont son cinéma donne à voir la banlieue et le rapport entretenu avec les personnes filmées lors du tournage.
> Lire ici la première partie de l’entretien.
D : Vous avez dit ce qu’il y avait derrière le choix d’apparaître dans l’image aux côtés de Bergounioux. Mais dans cette scène vous montrez aussi le dispositif, à travers le preneur de son. Pour quelle raison ?
AD : Il y avait l’intuition dès le début que la voix et la prise de son étaient importantes pour cette scène. J’ai toujours su que je voulais filmer Bergounioux lisant ses carnets, ne pas uniquement l’utiliser comme une voix off. Je n’avais pas non plus envie d’un entretien avec un savant surplombant. Les nombreuses fois où je suis allé voir Bergounioux pour lui parler de mon film, on s’asseyait autour de la table en formica de sa cuisine et il me donnait sans cesse à manger tandis qu’on discutait. Et je me disais que lui et moi autour de cette table c’était une scène de film, qu’il y avait quelque chose d’un « nous », d’un lien entre générations, d’une transmission. Je sentais intuitivement que ça avait à voir avec mon projet.
Et puis les carnets ne pouvaient pas sortir de nulle part, aller voir Bergounioux et lui proposer de lire ses carnets devait être une démarche agissante. Je me suis dit que cette manière de filmer redistribuait toutes les cartes. Tout comme la manière de filmer le sud est différente, avec des plans longs et large : je me retrouve un peu comme le guetteur du début, regardant de loin. Il me fallait inventer une forme pour tenter de faire au sud ce que j’avais fait au nord, et cette forme c’était l’utilisation des carnets, leur lecture par Bergounioux, sur ces images filmées à distance. Il y a une sorte de confrontation entre quelqu’un qui regarde de l’extérieur et quelqu’un de l’intérieur qui raconte ce que l’autre ne peut pas éprouver, comprendre par lui-même. Inscrire le dispositif était une manière de redistribuer les cartes du film et aussi de poser la question de la personne qui regarde.
Car tous les films sont situés. Dans ce film, en voyant la proximité avec les habitants du nord, on sent que je filme un territoire connu, commun. Même si on ne me voit pas, si on ne fait que m’entendre, on peut me situer par ma manière de filmer. Dans beaucoup de films de grands-bourgeois se penchant sur la banlieue avec les meilleures intentions du monde, on sent dans la production même des images une forme de surplomb. Alors quand je passe au sud, signifier que c’est une femme noire, qui vient des quartiers nord de la ligne me semblait une démarche à même de situer les choses, ça recharge le film de quelque chose qui était là depuis le début. Car mon corps noir porte en lui, sans que j’aie a faire grand-chose, tout un imaginaire historique, politique. Ça n’est pas anodin que ce soit ce corps-là qui discute avec Bergougnioux et aille ensuite filmer la chasse à courre.
D : Quand j’ai vu la séquence, vous étiez aussi à mes yeux une réalisatrice, pas simplement une femme noire. Et ma réflexion a été que cette manière de se mettre à l’image témoignait aussi d’une manière de pratiquer le cinéma assez spontanée, au sens où cela désacralise le dispositif.
AD : Oui, bien sûr. Je suis une cinéaste avant ou en même temps qu’une femme avec un corps noir. Et dans mes films je prends avant tout la parole à la place d’une cinéaste. Mais il n’empêche que je suis une femme avec un corps noir, et ça change quelque chose quand on va filmer la chasse à courre, et cette zone du sud parisien. Ça a tellement changé que je n’ai rencontré personne.
D : Cette expérience est d’ailleurs intéressante dans le sens où elle inverse l’expérience ordinaire, celle dont témoignent la plupart des cinéastes ou des journalistes, à savoir qu’il est plutôt compliqué de filmer la banlieue nord car les gens se méfient des caméras, ont été trop échaudés par les images médiatiques…
AD : La façon dont le tournage change du nord au sud dit quelque chose d’un regard situé. Or en France on a un problème avec le fait de situer celui ou celle qui parle. Comme s’il n’y avait pas un continuum historique, politique, racial qui conditionne la manière de regarder. Je trouve pourtant que c’est une honnêteté intellectuelle de le dire. On n’est jamais seulement des cinéastes, on est des cinéastes avec un parcours qui se perçoit dans nos images. Je ne peux pas filmer la banlieue avec les mêmes stéréotypes qu’on trouve ailleurs, mais par contre je peux filmer le sud avec des clichés, des fantasmes dûs au fait que c’est un endroit que je ne connais pas. Mais le dire et, plus que le dire, en faire un élément même de la mise en scène, c’est à la fois de l’honnêteté et une démarche que j’attendrais de beaucoup de cinéastes qui se sont penchés jusqu’à aujourd’hui sur la banlieue.
Je ne dis pas qu’il faut être noir ou arabe pour filmer la banlieue. Mais il y a juste un travail à faire, en se demandant quel est l’endroit d’où on parle.
D : Cette question du regard et de sa situation est essentielle dans le documentaire, d’autant plus qu’on a parfois tendance à considérer qu’il donne à voir le réel en oubliant la médiation du cinéaste…
AD : Ce sont des questions enrichissantes. Je crois par exemple que si j’avais été un homme noir ou arabe, je n’aurais pas pu faire Vers la tendresse. Si j’avais été un homme blanc, la fascination mutuelle n’aurait peut-être pas opéré et je n’aurais peut-être pas pu filmer la chasse à courre. L’étrangeté que je représentais à leur yeux m’a paradoxalement ouvert l’accès.
Je trouve que c’est beau d’inverser le regard. Jusqu’à présent la banlieue a été regardée par ceux qui n’y vivaient pas. Depuis quelques années ça change, et je suis persuadée que ça renouvelle les représentations. Et il y a le fait que quelqu’un comme moi puisse, alors que je viens de la marge, regarder le centre, qu’une femme noire descendante d’immigrée filme la chasse à cour. C’est une rencontre qui n’est pas neutre. Ces questions traversent le film, sans qu’elles soient forcément énoncées.
D : Par ailleurs vous avez toujours été présente dans vos films. Que ce soit dans les échanges de Vers la tendresse ou de La Mort de Danton, une chose qui caractérise votre cinéma, votre style de prise de parole, c’est que vous ne faîtes pas que recueillir la parole mais vous intervenez, il vous arrive de donner un avis, un conseil : il y a de l’échange.
AD : On est toujours présents à ce qu’on fait et ce qu’on filme. Je suis convaincue que tous les films sont des autoportraits, qu’on voit les plus belles qualités comme les défauts les plus inavouables. Donc affirmer que c’est moi qui regarde ne m’a jamais dérangé. Mais on n’est pas obligés de s’inscrire dans le film pour le signifier. Dans un film de Depardon ou de Wiseman, on sait que ce sont eux qui regardent.
Mais je le fais peut-être aussi car je suis souvent à la frontière de l’intime. Ma manière de recueillir la parole, de créer un lien implique de recueillir l’adhésion, la confiance pour que les gens acceptent de me livrer quelque chose de très personnel. Et pour ça je me mets au même niveau qu’eux. D’un point de vue formel ça n’a jamais été quelque chose de revendiqué, de l’ordre d’une décision a priori : ça s’est fait. Tout comme l’inscription de mon corps dans l’image. Et dans Nous, notamment l’image de mon corps de jeune fille de 14 ans. Les archives témoignent que je fais partie de ce « nous », je partage un même niveau d’intimité. Je suis à l’intérieur.
D : Si le regard est toujours situé, comment réfléchissez-vous au rapport du cinéma et de la réalité ? Le projet avec Nous est de témoigner d’un réel, par exemple, comme vous le disiez, de révéler des liens qui existent déjà. Mais est-ce qu’il ne s’agit pas tout autant de proposer autre chose, de tracer une voie hors de la simple reproduction de ce réel et de sa violence ? On peut évidemment penser à la fin de La Mort de Danton où le film fait advenir ce qui n’est pas possible dans la réalité : Steve peut jouer le discours de Danton qu’on ne lui permet pas d’interpréter au théâtre.
AD : Je trouve que le réel est plus désirable dans les films que dans la vie. Nous s’articule autour de cette idée, de cette promesse de l’existence d’un « nous ». Ce « nous » est une réalité, car il est déjà là quoiqu’on en pense, mais ce n’est pas le « nous » tel que pourrait l’exprimer un discours lénifiant sur le vivre-ensemble, c’est un « nous » qui fait s’entrechoquer des mondes qui existent à l’écart les uns des autres. Donc évidemment le « nous » existe beaucoup plus dans le film qu’il n’existe dans la conscience qu’on a du réel. La Basilique de Saint-Denis qui entre en collision avec les archives de mon père, c’est ça la France, un collage de mémoires. Et en additionnant ces mémoires, ces visages, le film rend le « nous » plus grand. Ce film qui commence par un sans-papier qui vit dans une casse et qui se termine par des grands-bourgeois, des comtes dans la fôrêt, crée des rencontres qui n’ont pas eu lieu. Mais le film est comme un négatif du réel, qui tout à coup s’anime. Il permet en tout cas de voir un réel qu’on ne verrait pas forcément par soi-même. Et quand mes personnages voient le film, ils s’aperçoivent eux-mêmes de quelque chose, ils s’enrichissent de ces mondes qu’ils ne connaissaient pas.
D : Le risque est que le film se trouve renvoyé au réel et comme annulé par ce renvoi alors que l’intérêt est aussi la manière dont il peut agir lui-même sur ce réel.
AD : Il pose en tout cas une question : qu’est-ce que c’est que ce « nous » ? Qu’est ce qu’on fabrique ensemble quand on vit les uns à côtés des autres ? Est-ce qu’on peut être traversé par la vie des autres, y voir des échos ? Est-ce qu’on peut avoir de l’empathie pour des gens qui n’ont rien à voir avec nous, tenter de déjouer les fantasmes ? Rendre un peu ce « nous » désirable, c’est le projet du film. Et ça passe par le fait de regarder, de faire exister à l’écran des gens invisibles, de créer une rencontre par l’image.
D : Concrètement, comment on rend désirable en faisant des images ? En filmant la banlieue l’été par exemple ? Quand on voit les jeunes écouter de la musique sur les transats, on peut avoir envie de passer un moment avec eux. Mais dans Clichy par l’exemple, vous filmiez des cages d’escalier délabrées, et il y aura toujours la question de la sélection, du caractère partiel ou partial de ce qu’on montre.
AD : La banlieue n’est pas l’un ou l’autre, c’est l’un et l’autre. Je voulais que la traversée s’articule autour des saisons et, par un pur désir de cinéma, j’avais envie de filmer l’été en banlieue. On est partis une semaine avec mon équipe dans une cité à Blanc-Mesnil, juste derrière le mémorial, avec une petite caméra, en programmant moins. Filmer l’été en banlieue permet justement d’interroger ce qu’on ne montre pas, de se demander pourquoi on montre toujours la même chose. Pour moi, l’été en banlieue, la sensualité, les pique-niques au parc, les aventures d’enfants, les heures à discuter, les barbecues sauvages, c’est vingt ans de ma vie. C’est aussi ça la banlieue, mais ça n’est pas raconté. Il y a quelque chose de politique dans l’éloge de la banalité. On n’est pas au zoo, on est avec des gens qui vivent, éprouvent. Rappeler ça est une manière de se confronter à ces images qui deviennent les images dominantes, les images dites du réel, alors qu’elles ne le sont pas plus que d’autres. On est juste habitués à penser que le réel de la banlieue c’est le deal, les descentes de police. Mais il faut se demander pourquoi on ne produit que ces images, quelle fonction elles ont ?
C’est aussi un film qui s’inscrit dans une imagerie de la banlieue. Je me suis beaucoup inspirée du travail de Robert Doisneau, des Enfants du courant d’air d’Edouard Luntz, de L’amour existe de Pialat, qui est un film très important pour moi. Même les plans fixes : je sais que j’avais envie de conférer à ces endroits une dimension cinématographique. Et il était tout aussi important pour moi de garder la mémoire des lieux que de garder les traces des gens. Quand on regarde le travail de la mission photographique de la DATAR (Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale) en 1984, qui m’a aussi beaucoup inspirée, on se rend compte à quel point tout a changé.
D : Sur combien de temps s’est étendu le tournage ? Vous étiez combien pour tourner ?
AD : Le tournage a duré un an, mais ça s’est fait histoire par histoire : Ismaël, ma sœur… Et en fonction de ce que je tournais je voyais ce qui manquait, ce qui ferait lien. Et nous étions trois : moi et ma cheffe opératrice Sarah Blum, l’ingénieur du son Mathieu Farnarier, avec qui j’avais aussi travaillé sur Vers la tendresse. C’était à la fois un tournage très agréable et compliqué car le film réunit plusieurs genres documentaires : du cinéma direct, un film de paysages, des disjonctions entre l’image et le son, des archives qui s’insèrent…
D : Votre équipe n’était pas présente aux repérages, mais vous leur disiez en avance ce que vous vouliez ? Comment se passe la mise en place des scènes ?
AD : Je demande des choses précises, mais après il y a des choses qu’on ne peut pas maîtriser. On a beau avoir repéré, avoir une idée claire de ce qu’on veut, le cinéma documentaire engage le corps du chef opérateur, et ce que je demande c’est d’être en adéquation avec une certaine qualité de regard et d’écoute. J’avais une volonté de cinéma, mais le cinéma pour moi ça n’est pas ramener une grosse caméra : c’est d’abord une qualité de plans, une qualité d’écoute et de regard. Par exemple les plans fixes des paysages, des rails, nécessitent à la fois un regard et un outillage important pour que la qualité de l’image soit optimale. Mais des plans de type cinéma direct nécessitent d’abord une attention humaine à l’autre. Et le film demandait plusieurs types de compétences, à la fois techniques et relationnelles. Je ne m’intéresse pas vraiment à l’outillage. Ce qui me touche le plus au cinéma c’est vraiment la qualité du regard, c’est pour ça que je fais du documentaire. Le chef opérateur doit être le relais du soin que j’ai à regarder, à prendre soin de l’autre, et ça ne peut pas seulement passer par le type de caméra ou d’objectif qu’on utilise.
D : Il vous est aussi arrivé de filmer vous-même dans Les Sénégalaises et la Sénégauloise ou dans La Permanence. Est-ce que ça implique une véritable différence pour vous ou alors est-ce que le but dans le travail avec la cheffe opératrice est justement de créer une forme de synchronie entre vos deux regards ?
AD : C’est exactement ça. Faire en sorte que l’arrivée de ce regard extérieur, plus « outillé » que le mien n’altère rien. Car parfois les outils ça empêche de regarder les gens. Vers la tendresse relevait plus d’une forme de prouesse cinématographique, les plans étaient beaucoup plus construits, on était proche de la fiction, les personnes filmées étaient des acteurs, le rapport était donc différent. Le son préexistait et la maîtrise de l’outil était capitale pour produire une image qui sublimerait cette matière initiale. La sensualité était très importante : je pense que rendre dignes les lieux et les gens passe aussi par le fait de leur offrir le cinéma, les sortir de la capture du reportage. Rendre ces endroits désirables, sensuels, beaux, c’est aussi une question politique. Dans Nous il y avait le besoin d’être dans une juste place, à la fois dans une intention cinématographique qui passe par un outillage professionnel et dans un espèce de corps-à-corps où l’on n’oublie jamais qu’on regarde des gens, que c’est un cadeau de les regarder.
D’ailleurs, concernant Ismaël, ramener mon équipe a pris beaucoup de temps. Je n’avais pas du tout envie que ça fragilise notre rapport. C’est moi qui ai filmé la scène nocturne dans le camion, ça aurait été indécent de ramener l’équipe. Et à partir du moment où j’avais filmé ça je sentais que je ne pourrais ramener mon équipe que s’ils réussissaient à prolonger dans la façon d’être avec lui le respect que j’ai pour lui. Ce n’est pas évident de trouver une cheffe opératrice qui s’inscrive dans ce prolongement, et on en a beaucoup parlé avec Sarah.
D : À quel moment vous parlez du film à Ismaël ? Quand les repérages se terminent ?
AD : Non. Le film arrive en douceur, c’est un prolongement de ce qu’on vit. Ismaël, j’ai rendez-vous avec lui demain pour aller à la préfecture. Le film s’insère dans une relation qui préexiste et qui survit au film. Et tout l’enjeu est justement d’accueillir une équipe, un élément exogène, dans quelque chose qui s’est construit comme une rencontre et non pas dans l’intérêt de filmer. Bien sûr à un moment donné il faut définir les choses, car le tournage suppose une organisation, la location de matériel… Mais d’ailleurs Ismaël a fait faux bond plusieurs fois quand on devait filmer, donc lui aussi a mis du temps. Il y avait peut-être une résistance inconsciente à faire rentrer ces tiers entre nous. Et Sarah ne l’a pas filmé beaucoup, peut-être même qu’une seule fois.
D : Qui a filmé la scène où il répare une voiture en téléphonant à sa mère ? Vous lui adressez la parole à ce moment.
AD : C’est mon compagnon. C’était une des premières scènes filmées. J’ai beaucoup filmé Ismaël, aussi avec mon compagnon Clément Alline, qui est lui-même chef opérateur. C’étaient pour nous des repérages, mais en fait ce sont les repérages qui deviennent le film. Le début et la fin du film ne sont pas clairs, c’est un processus ouvert.
D : Un des traits récurrents de vos derniers films est sans doute l’importance donnée aux visages. Il y a dans Nous une scène qui peut être inattendue dans un film sur le trajet du RER en banlieue, un scène de feux d’artifices où l’on ne voit que les visages des spectateurs. Ce moment rappelle une séquence au milieu de La Permanence, qui enchaîne des visages en silence. Ou tous les plans de La Mort de Danton où l’on voit Steve pensif.
AD : Le visage est l’instrument absolu de l’empathie. Prendre le temps de regarder l’autre, c’est pour moi un acte éminemment politique. La lecture de Levinas m’a beaucoup marquée : « est-ce qu’on peut vraiment tuer quelqu’un quand on le regarde dans les yeux ? ». Je suis très inspirée par le visage, j’ai l’impression d’être en connexion très intime avec quelqu’un en le regardant. Il y a un potentiel d’empathie, d’identification, de compréhension de l’autre, qui ne trompe pas je pense : il y a plus de nudité dans un visage que dans un corps nu. Ce qu’on peut y lire est très puissant : un portrait, quand même, ça dit tout de quelqu’un, seulement ça n’est pas formulé par des mots.
D : Vous l’avez dit, votre travail a fait un pas de côté par rapport à la sociologie, et l’évolution est nette entre Clichy pour l’exemple et Nous. Votre commentaire de Clichy pour l’exemple disait ceci : « plutot que de filmer une fois de plus le fait divers, il faut prendre le temps de regarder les humiliations quotidiennes, ces violences invisibles que subissent les habitants de la cité. C’est peut-être par là qu’il faut chercher à compendre les raisons de la colère ». On a vraiment là l’idée de faire une forme d’état des lieux, très loin du parti pris de l’ordinaire dans Nous. En 2005 Clichy pour l’exemple était une réaction aux meurtres de Zyed et Bouna, et Nous est une réaction aux attentats de Charlie Hebdo, mais les voies empruntées sont très différentes.
AD : J’ai beaucoup de respect pour la sociologie. Lire Bourdieu m’a donné des outils pour formuler ce que je vivais et ressentais de façon instinctive – il m’a fait comprendre que ce n’était pas que mon problème. Ça a été un outil de compréhension, un moteur de mon travail. Mais je m’en suis détachée car je fais plus confiance au cinéma, à l’invention de forme et à la sensibilité. Je me souviens que j’avais lu un recueil de nouvelles de Russell Banks, Un membre permanent de la famille. Et quand Trump a été élu il y a quatre ans je me suis dit que ce livre m’avait beaucoup plus appris sur ses électeurs potentiels que tous les éditos du New York Times produits dans l’hystérie de sa victoire. La littérature peut parfois mieux dire la complexité d’une société, de l’humain. Et le cinéma peut aussi créer de l’empathie davantage qu’une science froide.
Même dans Clichy pour l’exemple, qui est un film plus didactique, qui prend plus le spectateur par la main, je ne crois pas que j’ai filmé des stéréotypes sociaux. La première scène, c’est des mecs qui jouent à répondre à 52 sur la une, mais je leur dis que ça n’est pas ce que je cherche, d’arrêter d’être leur propre caricature. C’est ce que je disais aussi à Steve dans La Mort de Danton, qu’il pouvait être lui-même, que ça renseignerait plus que ce qu’on peut lire dans un ouvrage de sociologie.
Je filme des gens : Ismaël n’est pas un sans-papier, c’est Ismaël et pas quelqu’un d’autre. N’deye n’est pas une infirmière, c’est ma sœur. Une des femmes n’est pas une femme qui vote Front National, c’est Mme Guinguand. Je pars de l’individu, de la singularité car j’ai l’impression que c’est ça qui est partageable. Je ne supporte pas les films qui enferment les gens. Je déteste qu’on m’enferme dans un présupposé sociologique donc je ne peux pas le faire moi-même… Quand on dit « cinéaste de banlieue ayant grandi à Aulnay » on croit dire aux autres quelque chose de moi mais ça ne dit qu’un fantasme, un préjugé, ça ne dit rien de ma complexité.
D’ailleurs La Permanence a un peu dérangé car c’est comme si tout à coup je faisais un film de « blanc », c’est-à-dire sans rester à la place qu’on m’avait assignée. La Mort de Danton ou Vers la tendresse étaient des films que des réalisateurs qui ne venaient pas de ces endroits-là ne pouvaient pas faire, car ils n’avaient pas forcément accès à la réalité représentée. Mais La Permanence venait un peu brouiller les pistes, les projections, les fantasmes que les gens pouvaient avoir à mon égard. C’était un geste dans lequel la banlieue ou mon appartenance ne jouait aucun rôle, et ça a été un film-pivot qui m’a permis d’être vue comme une cinéaste.
Mon cinéma repose sur une chose que j’ai toujours su de manière inconsciente, et qui m’est apparu comme une évidence quand j’ai vu 35 Rhums de Claire Denis. C’est un film qui met en scène une jeune femme et son père, avec une histoire d’amour très forte, presque incestueuse. Et tous les acteurs sont noirs, même les figurants. Le seul blanc est Grégoire Colin, mais même lui a l’air plus noir que d’habitude (rires). Et jamais la question de la couleur de peau des personnages n’est soulevée. L’important est la question universelle : ai-je le droit de quitter mon père pour devenir une femme ? La critique a parfois été déstabilisée, comme si elle était un peu déçue que le film ne questionne pas la créolité, l’exil… Et moi, en le voyant, j’ai compris que ça ne m’était jamais arrivé avant de pouvoir m’identifier à des personnages noirs.
Comme femme noire qui a grandi dans une société majoritairement blanche, qui a été nourrie par des livres avec des héros blancs et des héroïnes blanches, jamais je me suis dis que je ne pouvais pas m’identifier à eux. J’ai mis du temps à comprendre que l’inverse n’était pas valable, que mettre en scène des personnages noirs était forcément les spécifier, les regarder comme extérieurs, différents de « nous ». On a beaucoup dit que Vers la tendresse était un film sur le rapport à l’amour des garçons de banlieue, mais pour moi c’est un film qui questionne la construction de la masculinité. Le fait que ça soit avec des gars de cité rend un peu plus spécifique la question mais ça n’empêche pas que ça concerne beaucoup d’hommes. Il y a un malentendu dans la manière dont les gens ont perçu mon cinéma, en l’enfermant là-dedans. La Mort de Danton et Vers la tendresse ont beaucoup circulé dans les festivals, mais il restait toujours ce côté un peu condescendant. J’étais la jeune fille noire qui fait des films avec les siens – et non la cinéaste qui a quelque chose à raconter de la société française.
> Lire ici l’entretien avec Amrita David, la monteuse de Nous.