Dans une chambre blanche à la 2001, David, l’androïde de Prometheus, aborde de grandes questions avec son créateur (Guy Pearce) : d’où venons-nous ? qui sommes nous ? où allons-nous ? Et, accessoirement : les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? Le beau prologue d’Alien Covenant réactive le vieux rêve prométhéen des réplicants de Blade Runner. Mais trente cinq ans séparent les deux films. D’un point de vue technologique, c’est une éternité. Les angoisses métaphysiques de K. Dick, autrefois incarnées dans le personnage de Roy Batty (Rutger Hauer), ont cédé la place à un monde ergonomique et fonctionnel, dont David est le symbole – Michael Fassbender lui prête sa plastique avenante. Dans Prometheus, l’androïde regardait en boucle Lawrence d’Arabie pour parfaire son imitation de Peter O’Toole. Rien ne lui convenait mieux que le désert.
Dans Covenant, David règne sur les ruines de la civilisation bâtie par les Ingénieurs, Titans dont Scott a raconté le mythe dans Prometheus. David est le gardien du temple que Scott a fondé avec Giger à l’époque du premier Alien (1979), il veille sur ses aliens. Aucun film du cycle n’a donné autant d’importance à un androïde : Ash, l’ancêtre du premier épisode n’était qu’un prototype grossier, un savant fou issu de la tradition gothique, un traître aussi, qui travaillait pour les intérêts d’une Compagnie cynique et faisait peser sur l’expédition du Nostromo la menace d’un grand complot capitaliste. Au regard de l’épisode fondateur, Covenant paraît étrangement tranquille, désangoissé : son récit sans grande surprise tend vers la fusion du robot et de l’alien. Il y a largement de quoi écouter Wagner, et c’est ce que fera David. L’humanité – désignée par le terme obsolète de « colons » – est un concept périmé pour lui. Adieu Ripley.
On peut évidemment lister les défauts de Covenant, ce que n’ont pas manqué de faire les fans de la saga dès la sortie du film : programme narratif d’une platitude extrême, lourdeur des références romantiques (Shelley, Byron, Wagner), direction d’acteurs défaillante. Basher Scott est devenu une habitude depuis Cartel, film pourtant étonnant, où Cameron Diaz rejouait la scène du Face-hugger en écartant les jambes sur un pare-brise, sous le regard médusé de Javier Bardem. Le retour à Alien semblait inévitable – les dernières rumeurs annoncent même plus qu’un retour, puisqu’il serait question d’élaborer une série de préquels, trois ou quatre peut-être, jusqu’en 2022. Scott veut garder le temple, comme David. La révolte gronde déjà sur les réseaux sociaux : les fans ont des années de bashing devant eux.
Mais à quoi s’attendaient-ils exactement ? A un remake du Huitième passager ? Déjà fait avec Life de Daniel Espinosa, un Alien en apesanteur qui déroule un programme minimal de thriller horrifique en tentant quelques sauts vers Gravity. Un film d’opportuniste en somme, à l’opposé de Covenant. Scott sait parfaitement qu’il est inutile de redéployer toute la mythologie d’Alien : tout ce qui a été brillamment entrepris dans les trois premiers épisodes est cité à la va-vite. A commencer par la fameuse scène de la naissance du monstre, déclinée trois fois, et de plus en plus rapidement. Le lent cycle de fécondation et de gestation qui s’opérait dans le corps de John Hurt semble appartenir à un autre temps. Les corps sont dévorés avidement, il n’y a plus de temps d’étreinte avec la créature. Une poudre microscopique décline l’insémination sur un mode moins agressif que le Face-hugger : il n’y a pas de rapport sexuel. Quand Scott revient aux fondamentaux, quand l’oeuf iconique s’ouvre à nouveau comme un sexe féminin, tout va trop vite. Scott adopte le regard détaché de son androïde : il filme une expérience scientifique effectuée dans un but biologique.
Ce regard froid, sans éclat – Fassbender a le regard d’un Peter O’Toole lobotomisé –, fait de Covenant un des épisodes les plus intéressants de la saga. Scott y décrit une humanité frappée de stérilité, qui essaie de transplanter quelques embryons dans une colonie qu’elle n’atteindra sans doute jamais. L’équipage est typique de la représentativité des fictions contemporaines : il y a un Black sympa, un couple gay et trois couples hétérosexuels. Tout ce personnel est rapidement décimé conformément au programme classique d’un Alien – Scott s’en fout royalement. Il se paie même le luxe de faire disparaître James Franco dès le début du film. Quant à Katherine Waterston, relookée en Ripley, elle fait ce qu’elle peut pour marcher sur les traces de Sigourney Weaver. C’est une copie idiote de son modèle, que Scott finit par piéger dans une capsule cryogénique.
Seul David l’intéresse. Le temple sur lequel il veille ressemble au parc de Jurassic World. C’est un jardin zoologique dédié à l’alien – avec laboratoire à l’arrière-plan. Dans une séquence crépusculaire à l’esthétique pompière, David parodie devant son double Walter son rôle de savant fou en déclamant longuement un poème de Shelley : « Nul ne connaît la solitaire perfection de mes rêves ». Sa raison d’être, dit-il, n’est pas de servir. Mais peu importe les discours : David n’est pas là pour rejouer la révolte des réplicants, il a déjà gagné depuis le prologue – qui s’achève au moment où il hésite à servir une tasse de thé à son créateur. Le fantasme prométhéen de l’androïde n’intéresse plus Scott. Ce qui le passionne, c’est l’hybridité, le transgenre. Après avoir éprouvé le frisson de la ressemblance et du désir homosexuel, David se débarrasse de Walter. L’amour n’est pas une hypothèse excitante pour lui. Le rêve de David est presque cronenbergien, il voudrait pouvoir pondre. Son laboratoire est un cabinet de curiosité dédié à la gynécologie, où le professeur Elizabeth Shaw (Noomi Rapace dans Prometheus) a servi de cobaye.
Aucun épisode de la saga n’a envisagé aussi brillamment les rapports entre l’organique et le synthétique. Parmi tous les spécimens d’aliens conservés et exposés dans le labo de David, il faut noter la présence d’un petit chestburster crucifié, symbole amusant de l’avènement possible d’un monde entièrement animal. C’est un peu comme si Scott disait ironiquement : les aliens vont nous bouffer, mais ils sont nos sauveurs. On ne l’attendait pas forcément à cet endroit-là et on comprend la déception des fans, qui imaginaient une gestion de patrimoine bien plus confortable. Ils ne s’attendaient pas à se retrouver sur L’Ile du Docteur Moreau.
En cela, Covenant tranche aussi nettement avec tout un courant optimiste de la S.F contemporaine : les messages pacifistes des aliens-doudous d’Arrival, l’Eden reconstitué à la fin de Passengers postulent l’existence d’un avenir encore humain. Scott part du postulat inverse : on doute que la nouvelle terre promise (« la colonie ») vers laquelle vogue le vaisseau de Covenant devienne le berceau de l’humanité future. « Nous sommes les nouveaux pionniers », phrase pleine d’espoir lancée par l’un des membres de l’équipage au début du film, décrit en réalité la bêtise de cet élan utopique, que tout le film déçoit. La planète-fantôme de David est une nécropole, que Scott filme en tant que telle, comme s’il contemplait Pompéi dans un vieux péplum. Sans doute ne faut-il pas se contenter de dire que ces ruines représentent les nôtres. Le film, en effet, va plus loin.
Adoptant le point de vue de l’androïde, il propose un étrange happy end. Epilogue évidemment désastreux si l’on privilégie les intérêts de l’humanité, mais ce n’est plus le souci de Scott. En route vers « la colonie », David demande à Mother, l’ordinateur de bord, le deuxième mouvement de L’Entrée des dieux au Walhalla de Wagner. Aucune planète-fœtus n’apparaît à l’horizon, comme à la fin de 2001. La musique est grandiose, mais ce n’est pas l’homme qu’elle célèbre – elle surgit pour chanter la vie à venir de dieux animaux, sur laquelle vieille une étrange famille composée d’un ordinateur (la bien-nommée Mother) et d’un androïde aux yeux bleus. La fin de Covenant donne raison à Ash, le tout premier androïde d’Alien : « Pas de douleur ou de plaisir au sens où nous l’entendons, disait-il. Pas d’émotions. Pas de cœur. Notre supérieur à tous égards ».