Les personnages de Claire Denis ne cessent de voyager dans des passions troubles. Le désir pour l’autre et son corps s’accompagne d’un besoin de le posséder pleinement, voire de l’avoir dans la peau, les amours cannibales de Trouble Every Day en étant le point culminant. Avec amour et acharnement, qui raconte l’histoire d’amour contrariée de Sara et de Jean (Juliette Binoche et Vincent Lindon), ne déroge pas à cette règle. Dans une ouverture magnifique, le couple, debout en pleine mer, forme deux ombres lointaines perdues dans la splendeur du scope. Deux corps qui, au fil des plans, se serrent, s’embrassent, fusionnent dans une étendue d’eau translucide. La mise en scène fait sienne ce principe de circulation flottante (grâce à la caméra d’Éric Gauthier), et à l’Éden aquatique succèdent le métro parisien, l’appartement et la grisaille. Après la fusion à ciel ouvert vient immédiatement l’éloignement sous cloche. Pourtant, les époux ne cessent de se poursuivre, de traverser embrasures et baies vitrées, de franchir des frontières invisibles pour se toucher. En dépit du mouvement et des cordes lancinantes des Tindersticks, le film ne cherche pas tant à raviver l’éclat des premiers plans qu’à retourner sans cesse à leur négatif, et la rapide consumation de l’ardeur entraperçue transforme les ombres inaugurales en mauvais présages.
La quête de lumière avec laquelle s’ouvre Avec amour et acharnement est remise en cause par François (Grégoire Colin), ancien associé de Jean et surtout précédent compagnon de Sara. Lorsque cette dernière l’aperçoit au loin, alors qu’elle se rend au travail (anticipant l’appel de François à son mari), c’est un premier soulèvement qui s’opère. Les poings et les yeux fermés, elle énonce son prénom dans l’ascenseur, comme un mantra enchanteur dont on se persuade qu’il nous délivrera. S’opère un déplacement du désir de Sara, de son centre de gravité. La passion obscure prend le relais de la passion lumineuse. De celle-ci, qui était déjà là, au creux des vagues, naît une grande scène opératique, lors des retrouvailles physiques avec François. Au ralenti, ils se frôlent sans que ne puisse éclater leur attirance l’un pour l’autre, comme deux bêtes qui se frottent la tête, se hument et se reconnaissent. Mais quelque chose se grippe. L’observation minutieuse des corps (par exemple ceux des militaires de Beau Travail) a cédé le pas à la logorrhée d’un fantasme bourgeois. En témoigne ce plan où Sara énumère face à un miroir le gouffre dans lequel la fait plonger François, la réapparition de sensations physiques impossibles à réprouver. Ce tressaillement est si puissant qu’il lui faut le verbaliser pour elle-même. Nous ne sommes plus à la surface de la peau mais dans l’exposition de symptômes, et l’abîme entrevu est aussitôt captif du reflet. Le film, une fois ce diagnostic posé, s’intéresse plus aux hésitations amoureuses qu’aux vibrations corporelles. Il ne sait dépeindre Sara autrement que comme une adolescente passive, figée dans un scénario adultérin archétypal (désir immense pour l’amant, impossibilité de quitter le mari). La réalisatrice, pourtant loin d’être réticente à l’idée d’arpenter des territoires extrêmes (il n’y a qu’à songer aux fins incestueuses des Salauds ou de High Life), met cette fois-ci en scène un frisson convenu.
Sara et Jean ne sont pas uniquement éloignés dans leur couple, ils le sont au sein même de la fiction. Alors que la première doit composer avec le retour de François, Jean, quant à lui, est au cœur de préoccupations plus concrètes. Ancien rugbyman passé par la prison, il cherche à développer (sous l’impulsion de François, mais l’idée est la sienne) une agence pour jeunes rugbymans, où son œil de professionnel saura détecter les talents les plus prometteurs. Ce besoin de transmission est en contradiction avec les rapports qu’il entretient avec son fils, Marcus (Issa Perica). Adolescent métis vivant à Vitry, chez sa grand-mère paternelle (Bulle Ogier), il ne reçoit que rarement la visite de son père. Ce récit à la marge, dont l’éloignement géographique traduit des différences de classes (Jean va jusqu’à Vitry pour faire les courses, sous prétexte qu’il y a tout, ce que Sara ne comprend pas) et continue de donner vie à l’idée de déplacement (allées et venues en voiture, en RER), n’outrepasse jamais sa condition. Opposé aux tourments de Sara, auxquels Jean ne veut surtout pas participer, cette histoire de filiation manquée ne débouche sur rien d’autre qu’une démonstration sociologique schématique. À savoir Jean expliquant à son fils, rattrapé dans sa fugue, qu’il ne subira pas le sort qu’on offre « aux noirs et aux arabes » (un bac professionnel tout sauf professionnalisant) mais qu’il ira dans un lycée général en attendant de voir ce qu’il en sera. Le père tout-puissant, malgré son absence, vient sermonner un fils et une grand-mère engourdis, avec des conseils frappés au coin du bon sens. Ce lointain 35 Rhums (impression renforcée par la présence de Mati Diop en infirmière bienveillante) est à l’image de Marcus. Un garçon perdu sur le quai d’une gare, qui aimerait prendre son envol mais reste cloué au sol. Son portrait prend la forme d’une trajectoire effleurée, réduite à des lieux communs.
Avec amour et acharnement est ainsi scindé en deux : le thriller passionnel de Sara et la chronique sociale de Jean. Un schématisme redondant qui se retrouve dans le choix des interprètes, deux habitués du cinéma de Claire Denis que sont Vincent Lindon, en viril taiseux mais impulsif, et Juliette Binoche, en femme accomplie et sensuelle. Si chaque personnage a conscience de l’écart qui le sépare de l’autre (Jean voit le manège amoureux de Sara, cette dernière ne cesse de dire que son beau-fils compte pour elle), le scénario s’obstine à l’accentuer. Au-delà de son échec à amalgamer à nouveau les corps, il y a celui de la mise en scène, prise à son propre piège. À force de laisser du champ (au sens propre) à la relation toxique entre Jean et Sara, de donner aux acteurs leur morceau de bravoure, elle ne se définit plus que par son identité bourgeoise (cadre de vie confortable, focalisation sur le drame amoureux, préoccupations sociales reléguées au second plan, stars dans des rôles éprouvés). Incapable de se défaire de son noyau dur (l’appartement d’un couple aisé et désuni), Avec amour et acharnement se fourvoie dans les clichés qu’il entendait dynamiter, à travers une grande séquence de crise conjugale, dans ce qu’elle a de plus sérieux et d’hystérisé. Dans celle-ci, Sara se ridiculise, à genoux, dans un grand supplice et des gestes contrits, tandis que son conjoint joue le gueulard musclé. « Le passé revient ? », s’étonne Jean quand Sara n’a que ces mots pour justifier ce passage à vide. Avec un certain surplomb, Jean et le scénario se défont des marivaudages sordides et d’une Sara prisonnière de ses pulsions. Si celle-ci retrouve in fine sa liberté, elle est plus subie que désirée. Ce sont le départ de Jean et la perte de toutes ses données (elle fait tomber son téléphone dans son bain après la dispute, et perd donc, dans un acte manqué, le numéro de François) qui le permettent. Sara est renvoyée à sa nuit, tandis que Jean s’épanouit sur des terrains de rugby ensoleillés. En dépit de sa volonté d’aller d’un micro récit à un autre, de déjouer le triangle amoureux pour lui substituer un autre horizon, la cinéaste finit par se complaire dans un cinéma français embourgeoisé et criard, presque un genre en soi quand on pense au récent Frère et Sœur d’Arnaud Desplechin.
Ces deux êtres ne savent jouer que l’un contre l’autre, et la rencontre de leurs désirs tacites (celui brûlant de Sara, le besoin de transmission de Jean) échoue, de fait, à former un tout. Ces formes d’affrontements et de joutes verbales ne sont pas une nouveauté chez la réalisatrice. Un beau soleil intérieur (lui aussi coécrit avec Christine Angot, sans être l’adaptation d’un de ses romans) reposait sur les mêmes rapports de classe et sur un flux de mots qui ne cessait de se déployer, la caméra épousant leur mouvement par des va-et-vient envoûtants. Mais l’épopée amoureuse de son héroïne (Isabelle, déjà interprétée par Binoche) était traversée par une légèreté, une dimension comique (à travers une galerie de prétendants souvent risibles) et une envie de s’extraire des carcans. Les différentes rencontres (même si certaines portaient en elles une violence sociale, sexiste) dessinaient des cercles concentriques qui ouvraient la quête amoureuse d’Isabelle à une multitude de départs fictionnels. Le film cherchait à construire à partir des mots, à faire naître des attentes et à se tourner vers l’avenir, à l’image de sa jubilatoire séquence finale, où Gérard Depardieu, en voyant, n’en finissait plus d’élucubrer sur l’avenir radieux de son interlocutrice. Il réussissait là où Avec amour et acharnement bute, dans sa capacité permanente à ménager des échappées.