Quand fin 2010, Gary Pollard demanda à Béla Tarr s’il se considérait comme un optimiste ou un pessimiste, le réalisateur hongrois répondit qu’il avait encore en lui un peu d’optimisme, puisqu’il croyait toujours en la possibilité de communiquer avec un public. Ainsi déclara-t-il : « Si vous êtes pessimiste, vous ne faîtes rien, vous ne souhaitez pas communiquer avec les gens. »[11] [11] L’entretien peut être vu ici en intégralité. Quelques mois plus tard, en février 2011, Béla Tarr présenta en avant-première mondiale Le Cheval de Turin (A Torinói ló) en précisant que ce serait son ultime film. Faut-il considérer cela comme la victoire définitive du désenchantement et du pessimisme ?
Réalisés au début de 2014 par téléphone et messages électroniques, les entretiens ici réunis avec Béla Tarr, le chef opérateur Fred Kelemen et le compositeur Mihály Víg trouvent leur origine dans la phrase que Tarr n’a cessée de répéter en conférence de presse depuis trois ans maintenant : « Le Cheval de Turin est mon dernier film en tant que réalisateur ».
Néanmoins, plutôt que de considérer ce film comme le testament spirituel d’un artiste « fini », je préfère l’envisager comme un nouveau point de départ. De fait, Béla Tarr est encore bien vivant et, au seuil de son soixantième anniversaire, il travaille plus que jamais à la Film Factory de l’Ecole de Cinéma de Sarajevo, un laboratoire pour jeunes cinéastes qu’il a fondé en 2012. Son but est de « former des cinéastes mûrs qui pensent de manière responsable, dans un esprit humaniste, des artistes qui ont un point de vue personnel, une manière propre de s’exprimer, et qui utilisent leur puissance créatrice pour défendre la dignité de l’homme face à la réalité qui l’entoure. »[22] [22] Voir le manifeste de la Film Factory.
Ainsi, non sans provocation, l’entretien qui suit omet délibérément les films que Tarr a réalisés pour se concentrer sur son travail de « directeur d’école ». Afin d’en savoir plus sur ses méthodes d’enseignement, j’ai aussi contacté deux de ses amis et proches collaborateurs, le chef opérateur (et lui-même grand cinéaste) Fred Kelemen, et le compositeur et acteur Mihály Víg, qui furent assez aimables pour m’aider à compléter le portrait du cinéaste.
À mon sens, ce qui apparaît dans les trois entretiens que vous allez lire est l’absolue continuité entre « Béla Tarr le réalisateur » et « Béla Tarr le directeur d’école », entre ce qui arrivait sur les plateaux au milieu de la Grande Plaine Hongroise et ce qui arrive aujourd’hui à la Film Factory de Sarajevo. Il est par exemple intéressant de découvrir que l’intérêt de Tarr pour l’enseignement (mais peut-être vaudrait-il mieux parler de « tutorat » ou de « maïeutique », comme nous le verrons), remonte au début des années 1980, lorsque le jeune mais déjà célèbre cinéaste donnait une caméra à des Hongrois soucieux de s’exprimer à travers les images animées.
Entretien avec Béla Tarr
Débordements : Qu’avez-vous appris de vos premières expériences de cinéaste « amateur », au début des années 1970 ?
Béla Tarr : Une chose simple, et néanmoins fondamentale : respecter les gens, leur vie et leur dignité. Je l’ai appris adolescent, alors que je faisais mes premiers pas de cinéaste, et c’est quelque chose qui continue de me guider dans mon travail actuel à la Film Factory de l’Ecole de Cinéma de Sarajevo.
D. : Selon vous, quelle est la différence entre un amateur et un professionnel ?
B.T. : Aucune. S’il y a une chose certaine, c’est que pour réaliser un film, vous n’avez besoin d’aucun diplôme ou certificat professionnel.
D. : Qu’avez-vous appris durant vos années passées à l’Ecole Supérieure de Théâtre et de Cinéma [Színház- és Filmművészeti Egyetem] de Budapest ?
B.T.: Rien, j’aurais envie de dire. Je vais vous expliquer. J’ai fait Le Nid familial (Családi tűzfészek) en 1977, soit un an avant que je n’entre dans cette école. Et une fois à l’école, ma participation n’y a été que très très sporadique. Disons que j’étais un « visiteur libre » : j’allais très rarement aux cours [rires]. J’ai eu la chance d’avoir pour professeur le cinéaste Miklós Szinetár. Szinetár est un homme très ouvert. Il nous a encouragés, mes camarades de classe et moi, à simplement aller voir ce qui se passait et faire les films que nous avions en tête. Il nous poussait constamment à réaliser les projets que nous avions au fond de nous. C’était aussi simple que cela : pas de grandes théories sur le cinéma ou l’art de la mise en scène. Il me disait tout le temps que je devais apprendre de ma bêtise et de mes erreurs. J’ai suivi ses conseils ! [rires]
D. : Je suppose que vous deviez tourner des films pour obtenir votre diplôme. Quels furent-ils ?
B.T. : Effectivement, j’en ai fait quelques-uns pour l’Ecole : un court, Hotel Magnezit, et, en un sens, Rapports préfabriqués (Panelkapcsolat) et Macbeth. Mais comme je vous le disais, j’allais rarement en cours, et pendant les quatre années passées là-bas, je n’ai jamais vraiment su ce qu’était le programme scolaire. Je ne me souciais que de mes idées, de mes films.
D. : Qu’ont dit vos professeurs de vos films d’examen ? Etaient-ils enthousiastes ? Avez-vous eu de bonnes notes ?
B.T. : Je ne dirais pas qu’ils étaient enthousiastes, non. Ils n’étaient pas fous de mes films. Ils ont juste dit que ça allait. J’ai eu mon diplôme, mais je n’en sais pas davantage en ce qui concerne les notes et ce genre de choses.
D. : Faisons un bond en avant, pour parler de votre travail à la Film Factory de Sarajevo. Le cinéma (et l’art en général) peut-il être enseigné ?
B.T. : Non, c’est impossible. En réalité, je n’essaie même pas d’enseigner le cinéma. Ce que je passe mon temps à faire, c’est de dire aux jeunes gens de l’Ecole d’être eux-mêmes et de faire ce qu’ils sentent et croient être la chose juste. Il faut qu’ils soient assez courageux pour être eux-mêmes et s’exprimer. Comme ils vous le diront, je ne fais pas de « cours », je n’ « enseigne » pas. Je ne leur demande pas de s’asseoir dans une classe pendant une heure pour m’entendre parler de ci et de ça. S’ils en ont marre de moi, ils sont libres de partir et de faire ce qu’ils veulent de leur temps. Je ne souhaite imposer ni ma présence ni mes idées, car cela pourrait être néfaste. Les gens n’ont pas à me suivre aveuglément. La section « média social » de la Film Factory est gérée par les étudiants eux-mêmes : peut-être pouvez-vous les contacter directement pour leur demander ce qu’ils pensent de moi… [rires] Notre désir est que les étudiants aient un lieu pour parler librement de leur expérience à l’Ecole. C’est une garantie de transparence et de démocratie.
D. : Vous ne vous considérez donc pas comme un enseignant. Cela vous met-il en colère s’ils vous appellent « Professeur Tarr » ?
B.T. : Absolument ! [rires] En dehors du titre, purement formel, que l’école m’a donné, je n’ai rien d’un professeur. Ce n’est pas mon rôle. Je n’enseigne pas de trucs, de concepts, etc. J’essaie de créer une ambiance dans laquelle les jeunes peuvent développer leur vision et leur sensibilité, et les traduire en films. Je commence à être assez vieux. J’ai fait quelques longs-métrages dans le passé, et j’ai une certaine… « expérience », pourrait-on dire. L’ambiance dont je parle naît de la rencontre entre mes expériences foirées, mes erreurs, et l’énergie de ces jeunes gens.
D. : Êtes-vous alors un mentor ?
B.T. : Je préfère le rôle de « mentor » à celui de « professeur », mais peut-être que le terme est trop fort. Je ne veux influencer personne, vous savez. Je ne veux pas que les jeunes fassent des films comme les miens. Je ne veux même pas que leurs films ressemblent aux miens. Ils ne doivent surtout pas faire des films comme Béla Tarr, Fred Kelemen, Carlos Reygadas, Jim Jarmusch, Gus Van Sant… La Film Factory n’est pas une usine de clonage. Mes collègues et moi essayons de respecter certaines limites. Dans l’idéal, il faut rester un peu en retrait, se retenir de trop intervenir. Nous pouvons vraiment aider ces jeunes quand ils ont besoin de conseils, mais nous pourrions aussi leur faire beaucoup de mal en les poussant trop ou en voulant (peut-être inconsciemment) influencer leurs choix personnels. C’est une position difficile. C’est comme dans la vie de tous les jours, avec nos proches : il est fondamental de comprendre et de respecter les différences. Après Le Cheval de Turin, j’ai décidé d’arrêter la réalisation pour pouvoir passer mon temps à aider les jeunes gens qui veulent faire des films. Tous les jours, je dois donc faire face à des cas particuliers exigeant une attention particulière et des encouragements. Ainsi, je parle de manière très différente à une personne qui vient du Japon et a en un sens une histoire et une culture totalement différentes de moi, et à Lituanien. Mon langage et mon approche sont différents. Il n’y a pas une recette universelle. Surtout pas.
D. : Bien que tout le monde parle des « films de Béla Tarr », vous avez toujours insisté sur le fait que les gens travaillant avec vous en étaient les co-créateurs (je pense, par exemple, au générique d’ouverture du Cheval de Turin). Pourriez-vous évoquer ce travail collectif ?
B.T. : Dire « c’est mon film » me semble ridicule. C’est le film de tous, car la réalisation est un travail collectif exigeant le talent de tous les membres de l’équipe. Non seulement le talent, d’ailleurs, mais aussi la présence physique et spirituelle, le cerveau, la sensibilité, l’empathie de tous les gens sur le plateau. J’ai toujours plus ou moins travaillé avec les mêmes personnes, car je me sens en sécurité avec elles, je sais que je peux leur faire confiance. Sans elles, « Béla Tarr » ne serait jamais devenu cinéaste. Il aurait été seul dans sa chambre comme un imbécile. Evidemment, en tant que cinéaste, j’ai un certain pouvoir, les décisions finales me reviennent ainsi que la responsabilité du film fini ; mais j’ai besoin que mes collaborateurs soient là. Et maintenant, même si je ne tourne plus, je demande encore l’aide de ceux avec qui j’ai fait des films. Fred Kelemen, par exemple, travaille avec moi à l’Ecole de Cinéma de Sarajevo. Il s’occupe des cours « Caméra 1 » et « Caméra 2 ». Puisque nous nous connaissons très bien (je sais comment Fred travaille et ce qu’il est capable de faire, et il sait comment je travaille aussi), il est naturel pour moi de lui demander de partager son savoir technique, son expérience professionnelle et son humanité. Je vous ai parlé de l’ambiance créative que je voulais pour cette école. Et bien, idéalement, c’est le même climat de confiance qu’il y avait sur le plateau de mes films que je cherche à offrir aux étudiants.
Entretien avec Fred Kelemen
Débordements : Revenons un peu sur votre parcours. Comment êtes-vous entré en contact avec M. Béla Tarr?
Fred Kelemen : Notre amitié est née d’un regard. En 1990, Béla est venu à Berlin présenter une rétrospective de ses films au cinéma Arsenal. Un jour, par hasard, nous nous sommes retrouvés dans le même café, à quelques tables de distance. Nous ne nous connaissions pas, mais nos regards se sont croisés. Quelques jours plus tard, nous sommes tombés à nouveau l’un sur l’autre – toujours par hasard – au bureau de l’Académie allemande du film et de la télévision [Deutsche Film- Und Fernsehakademie Berlin]. Nous avons alors parlé, et ce fut le début de notre relation, qui se transforma en amitié et en collaboration artistique. C’était il y a vingt-quatre ans, et un long chemin nous a menés jusqu’à notre dernier film, Le Cheval de Turin, dont la première a eu lieu dans la ville où tout a commencé, Berlin.
D. : M. Tarr a insisté sur l’importance de la dimension collective du travail de réalisation d’un film. Pourriez-vous décrire l’ambiance qui régnait durant les tournages ?
F. K. : Un film naît de l’idée ou de la vision d’une personne, qui agit comme une étincelle. Mais pour que cela se concrétise, il faut davantage qu’une idée. Une étincelle non plus ne suffit pas à faire un feu : il faut de l’air, du bois. Un cinéaste a besoin de complices. Bien des idées peuvent traverser nos esprits. Le plus difficile est toujours de les repérer, de les protéger comme un trésor menacé par l’abîme de nos âmes, puis de les ramener sur le rivage de la réalité afin de les rendre visibles. Ce n’est que là qu’elles pourront resplendir dans la lumière miroitante de l’esprit et représenter la beauté de leur origine cachée. Tout cela ne peut être l’œuvre d’une personne seule. Il faut des alliés, une bande de conjurés qui partagent vision, passion, croyance et confiance. Des gens qui sont, d’un point de vue pratique, intellectuel et spirituel, capables de sauver le trésor.
Dans ce monde, il y a une dépendance mutuelle, personne ne peut faire quelque chose tout seul. Durant les tournages de Béla, il y avait donc une atmosphère où se mêlaient dévotion et secret, concentration, prudence et patience. Une forme d’espoir nourri d’anxiété et de joie, aussi. Du moins est-ce mon état d’esprit.
D. : Qu’exigeait Béla Tarr de vous en tant que chef opérateur, et quel niveau de « liberté créatrice » aviez-vous ?
F. K. : Béla n’exigeait rien de moi. Après la lecture du scénario, nous parlions en général de l’aspect que celui-ci prendrait : nous partagions alors notre vision de l’ensemble du film ainsi que des scènes et des plans particuliers. Puis nous réfléchissions à la manière de réaliser cela concrètement.
Ce n’est pas différent d’une danse. Vous choisissez la musique puis l’écoutez. Ensuite, vous vous accordez sur le style, les pas, la chorégraphie, etc. Et puis enfin, vous dansez. Ensemble. La liberté créatrice n’existe que dans le cadre d’une vision partagée et d’un style à propos duquel vous êtes tombés d’accord. Si deux personnes décident de faire un tango, il serait évidemment ridicule, et néfaste, que l’un des partenaires se mette soudain à valser tout simplement parce que ça lui passe par la tête. C’est la même chose.
D. : En plus de réaliser vos propres films (Fate, Frost, Abendland, Krisana…) et de travailler avec Béla Tarr, vous enseignez aussi à l’Ecole de Cinéma de Sarajevo. Avez-vous, jeune, vous-même suivi des cours de cinéma ?
F. K. : Oui, j’ai été à l’Ecole de Cinéma de Berlin, entre l’automne 1989 et l’été 1994. J’ai commencé à travailler avec des étudiants en 1995 au C.E.C.C. [Centre d’Estudis Cinematogràfics de Catalunya] de Barcelone, à la demande de son directeur Hectór Fáver, qui avait vu Fate au festival de San Sebastian. J’étais d’abord dubitatif, car je n’avais jamais fait ce genre de choses avant, et certains étudiants étaient plus vieux que moi. Mais Hectór m’a offert une liberté totale. Il avait confiance en moi, et c’est ainsi que j’ai commencé à travailler avec des étudiants. L’expérience fut positive à tous les points de vue, et j’ai été invité à nouveau. Pendant plusieurs années, j’ai donc animé un atelier l’été, à Barcelone. Puis d’autres écoles de cinéma, des écoles d’art et des universités de différents pays m’ont à leur tour fait ce type de proposition. Depuis 19 ans maintenant, j’ai eu l’occasion de fréquenter, dans des circonstances variées, nombre d’étudiants, avec des cultures et des histoires très diverses. J’ai beaucoup appris ainsi. C’est un très beau travail, créatif et important. Comme la réalisation, il s’agit de sauver des trésors. C’est un travail concret et spirituel qui exige les mêmes qualités que pour réaliser votre propre film, seulement moins d’ego et plus de patience et d’amour.
D. : Vous considérez-vous comme un professeur ?
F. K. : Je suis un explorateur.
D. : Qu’enseignez-vous aux étudiants de Sarajevo ?
F. K. : Il s’agit là d’ateliers centrés sur le métier d’opérateur. Ailleurs, je fais surtout des ateliers de réalisation, avec une partie d’écriture de scénario et de travail avec la caméra.
Je n’enseigne pas. Je ne donne pas de cours magistraux. L’essentiel ne peut être enseigné, il doit être expérimenté. J’essaie donc d’aider les étudiants à faire ces expériences. Je crée certaines situations, je prépare certains terrains artistiques, spirituels, intellectuels, puis avec les étudiants, nous entrons dans ces territoires. Je leur apporte mon soutien pour traverser ces territoires physiques et mentaux. Dans l’idéal, à la fin, ils ont eu une expérience individuelle qui leur a permis d’acquérir un savoir et de devenir plus forts, moins craintifs, plus sûrs d’eux-mêmes – une expérience qui leur a donné le goût de la joie créatrice. Il est essentiel de faire resplendir notre âme et celle des autres.
D. : En quoi cette façon de faire diffère-t-elle de ce que vous avez connu en tant qu’étudiant ?
F. K. : En bien des façons. J’essaie d’offrir aux étudiants ce que j’espérais apprendre alors, mais qui m’a toujours manqué.
D. : Il est possible d’apprendre à quelqu’un à se servir d’une machine telle qu’une caméra. Mais le cinéma (et l’art en général) peut-il être enseigné ?
F. K. : Evidemment, on peut enseigner à quelqu’un l’utilisation intelligente et habile des outils. La réalisation est bien, entre autres choses, un artisanat. Même le regard et la sensibilité peuvent être améliorés ; on peut aussi aider l’esprit et le coeur à s’ouvrir. Mais le talent ne peut pas être transmis. C’est un don. Et, pour ce qui concerne le cinéma, une certaine « cinématographicité », un certain sens pour cet art très complexe, est nécessaire. Quand quelqu’un a ce don, il doit en prendre soin, le protéger et travailler avec, le libérer aussi pour qu’il puisse s’épanouir.
D. : Quel est selon vous la différence entre un cinéaste « amateur » et « profesionnel » ?
F. K. : Je ne vois pas d’opposition. C’est simplement une question de définition. « Amateur » vient du mot « amour ». Les amateurs sont ceux qui aiment ce qu’ils font, et font ce qu’ils aiment. Dans un sens négatif, évidemment, l’ « amateur » est celui qui travaille hors d’une structure professionnelle. Mais il me semble qu’un professionnel, quelqu’un qui travaille dans une structure professionnelle, peut aussi être un amateur. Pour moi, l’important, c’est de travailler professionnellement tout en conservant le désir et l’amour de l’amateur.
Entretien avec Mihály Víg
Débordements : Quelle a été votre formation musicale ?
Mihály Víg : A six ans, j’ai commencé à jouer du violon, pendant à peu près deux années. Puis à douze, j’ai commencé la guitare, et à quatorze, le piano et le violoncelle. Je n’ai pas eu de formation musicale « scolaire » : je suis un autodidacte, ou un amateur, si vous préférez. Mon père, Rudolf Víg, faisait des recherches sur la musique traditionnelle, en particulier gitane, dont il était un spécialiste. Mon enfance a été baignée de musique, notamment classique. Jean-Sébastian Bach était le compositeur préféré de mon père. Mais il aimait aussi le chant grégorien et les classiques du XXème siècle. En ce qui me concerne, j’ai commencé très tôt à travailler avec des musiciens plus accomplis que moi, ce qui m’a beaucoup apporté.
D. : Comment vous, musicien, êtes-vous entré en contact avec M. Tarr, cinéaste ?
M.V. : Il y a de cela plus de trente ans, Béla Tarr a créé un ciné-club et un atelier vidéo au Centre Social Kassák, à Budapest. Il s’est alors entouré de jeunes gens intéressés par le cinéma. A l’époque, Béla était très jeune, mais il avait déjà beaucoup de succès en tant que réalisateur. Grâce à lui, nous avons découvert des classiques de l’histoire du cinéma, et également quelques chef-d’oeuvres qui n’avaient jamais eu de sorties officielles dans les salles hongroises. Nous étions un petit groupe de cinéphiles passionnés qui, en plus de regarder des films, avait la chance d’avoir une vidéo-caméra portable [hordozható videó rekorder] à disposition, ce qui était extrêmement rare dans le pays au début des années 1980. Nous (c’est-à-dire une quinzaine de personnes en tout) pouvions nous servir de cette machine pour faire nos films. L’atelier fonctionnait ainsi : durant une assemblée générale, ceux qui le souhaitaient pouvaient présenter un projet, puis il y avait un vote pour décider qui aurait la caméra et commencerait à filmer. Après le tournage, nous commentions les rushs. Mon ami Zoltán Gazsi était un membre actif de l’atelier de Béla. Avec cette caméra, il enregistrait les concerts de bien des groupes de rock alternatif hongrois, y compris le mien, « Balaton ». J’ai aussi joué dans un autre groupe, « Trabant ». À ce moment-là, « Trabant » ne faisait pas de concert : on diffusait notre musique via des cassettes clandestines [samizdat] faites-maison. Un jour, Béla a écouté une de nos cassettes, et une chanson lui a plu au point qu’il a demandé à Zoltán de me contacter. Béla et sa femme, Ágnes Hranitzky, m’ont accueilli dans leur appartement. Je me souviens qu’il y avait une bouteille de champagne sur la table. J’avais déjà rencontré Béla bien des fois au ciné-club, mais c’est ce jour-là que nous avons vraiment fait connaissance. Béla et Ágnes m’ont dit qu’ils préparaient un nouveau film – Almanach d’automne (Őszi almanach) – et m’ont demandé si je voulais en composer la musique. Non sans audace, j’ai accepté. Et depuis, j’ai composé la musique de tous leurs films.
D. : Lors de notre entretien, Béla Tarr a insisté sur l’importance de la dimension collective du travail de réalisation d’un film. Que vous demande-t-il à vous, musicien ?
M.V. : Béla est très déterminé, et ses idées quant à ce qu’il faut faire ont toujours été très claires. Malgré cela, il souhaitait que ses collaborateurs apportent leurs propres opinions. Après avoir attentivement écouté ce que chacun proposait, il acceptait ou refusait. Étant réalisateur, il est le responsable du film. Cela dit, un bon film n’est possible que s’il y a une bonne équipe. Personne ne doit traîner sur le plateau sans rien faire. Tout le monde doit travailler et contribuer. Durant les tournages des films de Béla, j’ai vraiment appris comment travailler dur, avec tout le monde, afin d’accomplir quelque chose.
Quant à la composition, cela se passe ainsi : d’abord, je lis le scénario et / ou le livre dont il est tiré. Puis, je discute avec Béla, en gros, sans entrer dans les détails, de ce qu’il a en tête. Le scénario à la main, il me dit où il souhaite de la musique. Après cela, je commence à ébaucher quelques morceaux, puis il choisit ceux dont il a besoin.
Je sais que Béla compte sur mes idées, qu’il me fait complètement confiance. Il me laissait beaucoup divaguer, travailler de mon côté, à mon propre rythme. Si la musique lui semblait bonne, il l’acceptait immédiatement. Quand il ne l’aimait pas, il la refusait sans cérémonie. C’était toujours très direct. Pour L’Homme de Londres (A Londoni férfi), il a rejeté beaucoup de mes idées, considérant qu’elles n’étaient pas « assez effrayantes ». Pour Les Harmonies Werckmeister (Werckmeister Harmóniák), au contraire, la première fut la bonne.
D. : La musique est donc faite avant le tournage.
M.V. : Oui, elle est achevée avant le tournage. La musique joue d’ailleurs souvent au moment où la caméra tourne. Puis, durant la post-production, nous synchronisons plus précisément la musique et les images. Nous ajoutons aussi des sons d’ambiance, l’atmosphère jouant un rôle essentiel dans les films de Béla. Tous les deux, nous aimons beaucoup passer du temps à travailler sur les bruitages : les grincements, sons électriques, cliquetis, vents, pluie,…
D. : En tant que compositeur, étiez-vous invité sur le plateau ?
M.V. : J’ai suivi chacun des tournages pendant au moins quelques jours, même si je ne jouais pas dans le film. C’est une chose que Béla comme moi considérons importante. Etant ami avec bien des acteurs et des membres de l’équipe, c’était d’ailleurs toujours un plaisir de les rejoindre.
D. : Pensez-vous qu’il y a quelque chose de spécifiquement hongrois dans les musiques que vous avez composées pour les films de Béla Tarr ?
M.V. : J’espère sincèrement qu’il y a beaucoup de la Hongrie dans cette musique, mais j’ai en même temps essayé d’atteindre un certain niveau d’ « universalité ». Vous savez, j’ai écrit durant ma carrière beaucoup de mélodies pentatoniques et diatoniques. Je pense que la musique se basant sur des proportions harmoniques peut être simple et universelle, comme une équation mathématique. En même temps, tout le monde est touché par sa langue maternelle et la culture de son propre pays. Et, d’ailleurs, la musique folk est simple, cristalline, profonde et universelle : tous les peuples sur Terre chantent les mêmes thèmes, et expriment leurs émotions à travers la musique, quand bien même ils parlent des langues différentes.
D. : Comment mesurez-vous votre contribution aux films ?
M.V. : Il faut d’abord dire que nous parlons ici de l’heureuse rencontre de trois individus : Béla Tarr, László Krasznahorkai, et mon humble personne. Quand nous travaillons ensemble, il y a des choses que nous n’avons pas besoin de nous dire, car nous les savons déjà, au fond de nous. Celui qui fait tenir ce groupe, et lui permet de travailler, c’est Béla. Chacun de nous offre alors ce qu’il a de meilleur, sans rien « voler » aux autres. László offre ses romans, je donne la musique, et Béla se charge d’organiser l’incroyable somme de travail que la réalisation de ses films exige.
D. : Vous avez aussi joué dans les films de Béla Tarr, en particulier Sátántangó, dans lequel vous incarnez l’un des principaux personnages. Comment avez-vous été dirigé ?
M.V. : Adolescent, j’étais extrêmement intéressé par le théâtre. J’ai joué trois ans dans des compagnies d’amateurs. Je pouvais donc facilement m’imaginer faire l’acteur. Il y a eu des auditions pour Sátántangó, et ils m’ont dit que je pourrais être dans le film si j’étais capable de connaître les monologues par coeur. À la fin, ils m’ont choisi, je suis donc devenu Irimiás…
En ce qui concerne le tournage, l’équipe était toujours ponctuelle et méticuleuse. Ils étaient d’une rapidité et d’une efficacité stupéfiantes, toujours prêts à tourner même au milieu des immenses plaines hongroises [puszta]. On m’a simplement demandé d’être moi-même, et dire les dialogues comme s’ils venaient de moi. Béla évidemment me donnait des consignes, mais le plus souvent, il me laissait le temps de trouver la solution par moi-même. En tout cas, il y a eu beaucoup de répétitions et de prises.
D. : Quelle était l’atmosphère sur le plateau des films de Béla Tarr ?
M.V. : Les tournages avaient toujours lieu dans des décors naturels, sur des terrains difficiles. Nous avons beaucoup visité la campagne. L’équipe et les acteurs vivaient ensemble : ils mangeaient et dormaient ensemble, au même endroit, tous les jours. Les journées de travail faisaient 16 heures, il y avait du stress, une pression constante. Tous les jours, nous parcourions des routes cabossées, plusieurs heures durant, pour aller et revenir du lieu de tournage. Je parle en l’occurrence pour Sátántangó, dont j’ai suivi toute la réalisation, mais les conditions n’étaient pas très différentes pour les autres films de Béla. Le froid, la pluie, le vent, la lumière, une machine qui ne fonctionne plus : il y avait toujours quelque chose pour rendre notre tâche plus difficile. Malgré cela, l’ambiance était en général bonne. Nous avions le sentiment que quelque chose de bien sortirait de ce labeur. Evidemment, Béla était complètement lessivé.
C’est durant le tournage de Sátántangó que j’ai compris qu’un réalisateur était un homme qui tenait en équilibre, à l’envers sur son front, la Grande Pyramide de Gizeh. Dans ces conditions, nous faisions tout notre possible pour aider Béla. La barre était placée très, très haut. Nous devions travailler avec ardeur pour parvenir à notre but. Et ce n’était pas un problème.
D. : Votre musique participe pour beaucoup à l’ambiance « apocalyptique » des films de Béla Tarr. D’où vient ce sentiment de tristesse ? Y a-t-il un moyen de le guérir ?
M.V. : Il me semble qu’à partir de la moitié du XXème siècle, toutes les oeuvres d’art sérieuses parlent d’une crise incroyablement profonde. Ce faisant, ces oeuvres se sont éloignées du public, qui ne voulait pas entendre de mauvaises nouvelles. Mais la crise était là, et elle l’est toujours ; il suffit de regarder autour de nous pour en voir les signes. Bien qu’ignorer la catastrophe est naïf (ou simplement stupide), ceux qui essayent d’évoquer les désastres imminents sont accusés de faire trop de bruit pour rien. « Oiseaux de mauvais augure », ainsi sont-ils souvent nommés. On peut évidemment toujours espérer qu’un jour, un Deus ex machina réglera nos problèmes, mais je n’y crois pas. Il ne faudrait donc pas stigmatiser les gens désenchantés, ou qui ont perdu cette naïveté. Par ailleurs, je trouve qu’il y a un certain humour dans les films de Béla, en particulier dans Sátántangó. Et puis vous pouvez sentir qu’il y a pour les personnages de l’amour, de la compassion et de la solidarité.
Quant à savoir s’il y a un remède à la souffrance, je crois qu’en effet, il y aurait une solution. Si soudain nous devenions tous « normaux », nous donnerions ce dont nous n’avons pas besoin à ceux qui sont dans le besoin. Mais cette phrase minable illustre peut-être à quel point il est difficile d’être optimiste de nos jours.