Berlin (10. 11. 1974 – 28. 1. 1975) – Exercices en neuf parties : dormir sous l’eau et voir des choses qui se déroulent au loin — titre original : Berlin (10. 11. 1974 – 28. 1. 1975) – Übungen in neun Stücken : Unter dem Wasser schlafen und Dinge sehen, die sich in weiter — est le dixième film de l’artiste pluridisciplinaire allemande Rebecca Horn, née en 1944 à Michelstadt. Depuis la fin des années 1960, celle-ci s’attèle à la fabrication de ses « body sculptures » : des équipements vestimentaires et prothétiques par lesquels elle transforme sa silhouette et octroie des fonctions insolites aux différentes parties de son corps. Parce qu’elle mobilise le corps, cette production nativement sculpturale fût immédiatement mise en œuvre sous la forme de performances, performances que Rebecca Horn a, très tôt, eu l’idée de filmer. En 1970, elle réalise Einhorn — déambulation champêtre d’une créature anthropomorphe vêtue d’un costume futuriste, et coiffée d’une corne d’environ quatre-vingt centimètres de haut.
À l’instar de Joan Jonas (artiste et vidéaste new-yorkaise de huit ans son aînée), Rebecca Horn fait partie de cette première génération de plasticiennes qui, dans les années 1970, ont pensé la place de l’image audiovisuelle autour ou au sein de leur travail en art contemporain : sculpture, body art, performance, installation… Mais elle se maintient à la marge de l’art video — en plein essor depuis le milieu des années 1960 — en faisant le choix de n’utiliser que de la pellicule jusque dans les années 2000. Ses premiers films peuvent apparaitre comme de proches dérivés de cette forme cinématographique très mineure qu’est la captation. C’est à partir de cette forme qu’elle s’orientera plus tard vers la mise en scène de longs métrages sur pellicule 35 mm, avec La Ferdinanda (1981) et Buster’s Bedroom (1990).
Avec la collaboration d’Helmut Wietz, qui vient alors de filmer Coyote, I like America and America likes Me de Joseph Beuys, Exercices en neuf parties a été tourné pendant l’hiver 1974-1975 dans un appartement berlinois. Les performances qui s’y succèdent ont été produites pour la caméra, dans la perspective de la réalisation d’un film avec toutes les opérations qu’elle suppose (cadrage, montage… : ce film est d’ailleurs assez découpé). En d’autres termes, le cinéma n’y est pas qu’un moyen de sauvegarder une démarche artistique allogène, il est impliqué dans le processus de création d’Exercices en neuf parties. Dès lors, cinéphiles et critiques de cinéma peuvent bien considérer ce film comme relevant pleinement de leur domaine de spécialité. Mais le risque de cette approche serait de désavouer le chemin singulier par lequel Rebecca Horn surgit dans ce domaine, à partir de l’art contemporain. Un autre horizon critique du visionnage pourrait être de mieux comprendre ce qu’elle nous dit du cinéma en le conviant de cette façon, depuis sa position de sculptrice et performeuse.
Rebecca Horn a probablement envisagé l’appareil cinématographique comme on peut le faire de ses body sculptures : comme un objet sculptural, aussi bien qu’un instrument. Le décor d’Exercices en neuf parties est l’indice d’une aperception plasticienne de l’objet-caméra : avec ses deux fenêtres, son grand miroir et le couloir sombre qui s’y reflète, il évoquera volontiers l’intérieur d’un instrument d’optique. En même temps, cette caméra et le système d’enregistrement sonore rejoignent l’outillage éclectique dont l’artiste se sert pour modifier les fonctions sensorielles et motrices de son corps. La première séquence d’Exercices en neuf parties met en scène ses fameux Handschuhfinger : ses extensions de doigts créées en 1972, qui lui permettent de « toucher les murs avec les deux mains en même temps ». Pour la captation audiovisuelle de cette performance, le point de vue (à distance, centré) et le point d’écoute (très proche des murs que caresse l’artiste) ont été dissociés. Grâce aux outils du cinéma, Rebecca Horn obtient une nouvelle prothèse qui prolonge ses interminables doigts, augmente les facultés de son corps, son aptitude à toucher le nôtre : depuis les confins de l’image, le voilà qui nous effleure les oreilles.
Les faits artistiques dont témoigne Exercices en neuf parties se situent bien sur le fil entre la performance et la mise en scène cinématographique. Nul besoin qu’ils s’agrègent à l’une plutôt qu’à l’autre ; c’est sur ce fil, qu’il faut placer son regard. Exercices en neuf parties est un film, incontestablement ; mais c’est aussi à travers toute la série d’agencements plastiques et instrumentaux qu’elle met en place autour de la caméra que Rebecca Horn y interpelle le cinéma, pour le faire apparaître comme un milieu technique favorable au développement de sa démarche, axée sur la relation des corps entre eux et avec l’espace.