De la brève existence de Freddie Mercury, né Farrokh Bulsara, Bohemian Rhapsody ne retient que quinze années, de 1970 à 1985. Construit en un long flash-back, le film de Bryan Singer place à son horizon le concert du Live Aid, fameux moment de communion scénique et surtout cathodique organisé par Bob Geldoff et dont les principaux intéressés, à savoir les Éthiopiens, furent radicalement absentés. Ici encore, les affamés ne sont pas le centre des discussions, et il est difficile de ne pas être embarrassé devant les tractations que se livrent musiciens, agents et promoteurs pour reformer Queen puis glisser le groupe à la dernière minute parmi la prestigieuse liste des invités – il ne s’agit bel et bien pour les personnages que de participer à un événement mondain et ainsi entériner leur légende. Loin de chercher à suggérer le moindre cynisme, Singer achève en fait avec ce morceau de bravoure une démonstration assez élémentaire : Freddie Mercury était avant tout un homme de spectacle. Ce qui définirait Queen, ce ne serait d’ailleurs peut-être pas tant l’expérimentation musicale (et notamment la création de ce mini-opéra pop qu’est Bohemian Rhapsody), au fond assez ordinaire à cet âge du rock, que ses différentes techniques d’intégration du public à la performance, dont la rythmique de We Will Rock You et les paroles de We Are The Champions seraient des acmés. Queen, c’est d’abord l’invention de la musique de stade, et Wembley leur offre de ce point de vue un écrin à leur mesure. Il suffit d’ailleurs de voir avec quelle insistance Singer filme les visages ébahis des musiciens entourant Mercury lorsque celui-ci fait crier « hey-ho » à 72 000 personnes pour saisir à quel point ce pouvoir d’entraînement le fascine.
Des derniers moments de Mercury, et notamment de son combat contre le sida, nous ne verrons donc rien, pas plus que nous ne découvrirons la formation musicale d’un talent qui apparaît ici comme naturel. C’est que la loi du biopic est d’aller vite, et de remplacer le labeur par la fulgurance. Ainsi de ce riff de basse, lâché au milieu d’une dispute, et qui séduit immédiatement le groupe – et leur agent, qui sent le bon filon. Le spectateur, lui, y décéléra l’irrésistible pulsation d’Another One Bites the Dust. C’est dans ce genre de scènes évidemment que se loge le frisson propre au genre, qui tient à un phénomène de reconnaissance. La reconnaissance, c’est l’évidence mêlée à la fulgurance. La vie privée, les doutes, la recherche artistique n’ont de sens qu’à se laisser soudain transpercer par le « signe » ou la « chose », comme une fleur trouerait une épaisse couche de neige. Ce n’est pas encore tout à fait ça, il manque les arrangements, la voix, mais c’est mieux encore : l’essence même de l’œuvre, jusque dans la fragilité de son émergence. Le genre fonctionne ainsi, qui alterne tâtonnements, doutes, crises et accélérations soudaines, révélations, épiphanies, ne faisant jaillir l’émotion que dans les frémissements de la nécessité et de l’évidence. Il n’y a guère d’invention dans le biopic, plutôt de la persévérance (« plus aigu », « encore plus aigu » s’agissant ici d’un fameux « Galileo »). On ne cherche pas, on trouve, ou on « retrouve », au présent, dans la conjonction d’une double reconnaissance instantanée – de la part de l’artiste et du spectateur – de la valeur de l’œuvre. Appelons cela la mythologie. Le travail, la technique ou l’économie s’effacent ainsi pour que se manifeste l’exemplarité d’un destin. Lors du Live Aid, cela se traduit on ne peut plus concrètement par la pluie de dons qui commence à s’abattre au milieu du show – la logique de l’industrie culturelle apparaissant alors à nu, là encore avec la plus grande innocence, dans le lien automatique qu’elle vise à produire entre l’affect et l’argent.
A bien des égards, le finale de Bohemian Rhapsody est exceptionnel. Non que l’on ne puisse pas éprouver un certain ennui devant son étirement, voire une certaine répulsion face à certains plans de foule numérique. Mais imagine-t-on un biopic sur Kurt Cobain s’achever par la reprise in-extenso du MTV Unplugged in New York ? Or, c’est bien cela que fait Singer : rejouer en durée quasi-réelle ces vingts minutes légendaires. Certes, il n’isole pas tout à fait la performance du récit. D’un point de vue dramatique, celle-ci est construite comme le point de résolution de tous les conflits, et une manière d’assomption pour Mercury : il renoue avec son groupe après une période d’errance musicale et existentielle ; il présente à son ancienne épouse l’homme qui partage désormais sa vie ; il adresse, à travers l’écran de télévision, un message à sa mère, qui en est émue aux larmes, tandis que son père éprouve la plus grande des fiertés pour ce fils « étrange » qui, in fine et à sa manière, incarnera les valeurs qu’il voulait lui transmettre ; enfin, il écarte par une débauche d’énergie les premiers symptômes de la maladie[11] [11] Parmi les nombreux arrangements factuels auxquels se sont livrés les scénaristes, le plus lourd de conséquence symbolique est la découverte par Mercury de sa contamination par le virus du sida peu avant le concert. . Avec un sens consommé de la perfidie, Singer intègre même un plan sur le producteur qui avait refusé de sortir Bohemian Rhapsody, seul derrière son bureau et bien marri d’un tel triomphe. Tout cela, néanmoins, importe peu au regard du geste qui consiste à reproduire à la fois la performance la plus connue du groupe et les images de celle-ci.
C’est alors que le film, dans sa conformité même aux canons du biopic, parvient à une forme de radicalité. Partant de cette séquence, il est en effet possible de faire l’hypothèse que le genre vise, par-delà les postiches, non le souvenir, non la reconstitution, mais la reconnaissance intégrale du passé. Ou, si l’on veut, une forme profane de résurrection. Ce désir, j’en ai par hasard retrouvé l’écho dans un commentaire (aimé par plus de 900 personnes) publié sur Youtube en-dessous d’un live de Nirvana : « La qualité de cette vidéo est si bonne que j’ai cru que Kurt était encore en vie 🙁 ». Des premiers spectateurs du Cinématographe jusqu’à André Bazin, qui en fit le point de départ de sa conception réaliste du cinéma, l’image mobile a toujours été perçue comme une manière de rendre la mort relative – ou plutôt d’accorder aux morts une nouvelle forme de présence, souvent comparée à celle des spectres mais en réalité indissociable de la matérialité de l’image, elle aussi soumise à l’épreuve du temps. Le grain inscrivait la perte à même la surface – et n’est-ce pas précisément cela qui nous émeut lorsque défilent au générique final d’authentiques archives d’un concert de Queen ? Que l’Histoire récente et le présent soient soumis à un processus d’archivisation globale n’enlève rien à cette mélancolie, au contraire, puisque s’ajoutent bien souvent aux altérations de l’image originelle les cahots de son « transport », ou de son transfert de support à support. Or, même si cela ne tient qu’au crédit accordé à un certain état et un certain usage de la technique, le numérique haute définition apparait aujourd’hui non comme un suaire, mais comme l’Image d’après l’apocalypse, d’après le temps, lorsque les âmes reviendront en pleine gloire. Peut-être l’implacable netteté que recherchent bien des cinéastes contemporains n’a-t-elle pour revers que la crainte d’un effacement pur et simple, et non d’une lente dégradation. Peut-être y a-t-il aussi là le signe que l’image cesse d’être vécue comme chair – peau, dépôt, tombeau – pour devenir vision d’éternité.