A l’occasion du cycle “Brasil !” organisé par la Cinémathèque française du 18 mars au 18 mai 2015, Débordements et Camira publient une série de notes consacrées à quelques-uns des films présentés. Il s’agira à chaque fois de retracer l’histoire de ces films, ainsi que leur trajectoire en France.
Le film s’ouvre sur l’image, tournée en 35mm noir et blanc, d’un Indien seul dans une clairière. Avec des gestes précis, il allume un feu et s’installe. Maintenant en couleurs, le film montre un groupe d’Indiens, adultes et enfants, dans ce qui pourrait être la même clairière. Ils jouent, se baignent dans une rivière, puis quelqu’un ravive une braise. Après l’image violente du passage d’un train à grande vitesse à travers la forêt, le jeu d’alternance noir et blanc / couleurs, qui ponctuera d’ailleurs tout le film, se trouve enrichi par l’arrivée d’images de textures et de provenances hétérogènes — 35mm, vidéo, extraits issus d’émissions télévisées, de films institutionnels, de documentaires, de longs-métrages[11] [11] Notamment Iracema [1974] de Jorge Bodansky et Orlando Senna, Linha de montagem [1982] de Renato Tapajós et Guerras [2005] de Luiz Rosemberg Filho, en plus d’images de films réalisés par l’auteur lui-même, Andrea Tonacci, comme Os Arara [1980-1981]. . Ce n’est qu’après ce montage d’images d’archives, terminé à la 25ème minute du film, que nous voyons apparaître à l’écran le titre : Serras da Desordem.
La variation entre les différentes natures d’images n’a rien d’aléatoire, mais est le produit nécessaire des multiples « sagas » que le film concentre et dont il est issu : l’histoire du protagoniste, celle de la réalisation, par Andrea Tonacci, et finalement celle de la vie du film. Au commencement, il y a l’histoire de Carapiru. Indien Awa-Guajá originaire de l’état du Maranhão, dans le nord du Brésil, Carapiru survit au massacre qui décime sa famille en 1978 et erre seul pendant une dizaine d’années, parcourant quelques deux mille kilomètres, jusqu’à arriver dans un village où il est accueilli par des paysans. Quand l’indigéniste Sidney Possuelo le retrouve, Carapiru ne parle toujours pas portugais, mais a tout de même réussi à établir une relation paisible et affectueuse avec les habitants d’un village qui l’avaient accueilli. C’est donc avec une certaine résistance que l’Indien entre dans la voiture de Possuelo pour être conduit à Brasília.
Second temps : la réalisation du film. Né en Italie en 1944, Tonacci vit au Brésil depuis l’âge de neuf ans. En 1971, il réalise Bang-Bang, film-phare du cinéma marginal. Au tournant des années 1970 / 1980, la recherche du « regard de l’autre », selon une expression de Tonacci lui-même, l’amène à des expériences de cinéma ethnographique (notamment Conversas no Maranhão [1977] et Os arara). Quand Sidney Possuelo raconte à Tonacci l’histoire de Carapiru, en 1993, son cinéma raconte l’histoire des indiens depuis déjà bien longtemps, suffisamment longtemps, d’ailleurs, pour qu’il se soit rendu compte que sa quête du regard de l’autre était utopique, fantaisiste[22] [22] À ce sujet, voir notamment Andrea Tonacci, « Cinema marginal », dans Eugênio Puppo (org.), Cinema marginal e suas fronteiras, São Paulo, Heco Produções et Centro Cultural Banco do Brasil, 2004, pp. 126-128. . Le tournage ne commencera qu’une dizaine d’années plus tard, en 2002, après différentes versions du projet et du scénario. S’étalant sur quatre ans, il connaîtra toutes sortes de difficultés.
Dans Serras da Desordem, le choix d’alterner au montage les différentes textures d’images rend visibles les traces des différentes étapes vécues et par Carapiru, et par le film[33] [33] Aloysio Raulino aura été l’unique chef-opérateur, pour le 35mm comme pour le DV. . Prenons l’exemple du montage d’images d’archives qui clôt la séquence d’ouverture. C’est par celui-ci que le cinéaste rend compte du passage du temps, et pas seulement depuis la perspective de Carapiru, dont on voit quelques plans d’errance entremêlés aux différents extraits. Avec les images d’archives, on voit aussi les dernières années de la dictature militaire (1964-1985) et le « miracle économique », période de croissance et d’industrialisation. Ces images montrent donc l’inauguration de barrages et la mise en fonctionnement de nouvelles usines hydro-électriques, l’exploitation minière dans la Serra Pelada, l’ouverture de l’autoroute « Transamazonienne », les premiers rassemblements d’ouvriers réunis par un certain leader syndical nommé Lula, etc. Dans cet ensemble reviennent de temps à autre des plans d’un train qui traverse la forêt à grande vitesse, rappelant la contemporanéité de ces deux machines modernes, le train et le cinéma. Comme le dit Ismail Xavier, « le train de Turksib (1927) du russe Turin, ou l’Iron horse du western auraient donné à ces plans le caractère épique d’une histoire universelle en marche, annonçant l’arrivée de jours meilleurs au moment où la nature et la communication étaient maîtrisées. Ici [dans Serras da Desordem], c’est la violence qui est mise en relief, l’hystérie de cette cadence régulière présente dans nombre de films de l’histoire du cinéma depuis les Lumière »[44] [44] Ismail Xavier, « As artimanhas do fogo, para além do encanto e do mistério », dans Daniel Caetano (org.), Serras da Desordem, Rio de Janeiro, Azougue Editorial, 2008, p. 13. .
J’ai évoqué plus haut le fait que le tournage avec Carapiru apparaît dans le parcours de Tonacci à un moment post-utopique, pour ainsi dire. Au lieu de chercher « le regard de l’autre », le cinéaste construit maintenant un personnage opaque. Face à la caméra, il maintient son mystère. L’Awa-Guajá ne parle pas portugais, et Tonacci, quant à lui, ne cherche pas non plus à l’interroger, ni à traduire ce qu’il dit. Dans la géométrie des regards ainsi créée, le spectateur n’a jamais la certitude de ce que voit Carapiru, de ce qu’il pense. Aucune possibilité de transparence, et ceci malgré les séquences en flashback, dépourvues de tout didactisme. Tonacci investit au contraire dans le dévoilement du dispositif cinématographique. Le cinéaste se laisse voir de face derrière sa caméra, premièrement dans un plan très court, au sein du montage d’archives du début, et plus nettement vers la fin. Plutôt que de voir avec les yeux de l’autre, il assume une part de conflit entre la caméra de l’homme blanc et le corps de l’Indien, filmé mais insaisissable. Dans ce contexte, l’image du petit Indien qui lance un regard vers la caméra et lui pointe sa flèche est emblématique. C’est elle qui conduit à la mise-en-abyme du dispositif de tournage : nous voyons Carapiru se déshabiller, prendre ses flèches, s’éloigner du village et entrer dans la forêt. Là, on retrouve le grand corps blanc de Tonacci. Il dirige Carapiru, qui exécute à nouveau les mouvements vus au début du film.
Ce n’est pas un hasard si les plans subjectifs les plus marquants de Serras da Desordem ne sont pas raccordés au regard d’humains, mais à des êtres « inanimés » — le feu, la terre, l’arbre. En réalité, Tonacci met en scène une espèce particulière d’animisme, se reliant à la radicalité du perspectivisme tupinambá qui se base, selon les propositions de Viveiros de Castro, sur l’existence d’une humanité commune aux hommes, aux plantes et aux animaux. La possibilité de voir et d’être vu avec les yeux de l’autre ne se limiterait donc pas aux seuls « humains », mais s’étendrait aux autres êtres de la nature. Il ne s’agit pas d’emprunter les yeux d’autrui pour voir les choses différemment, mais d’affirmer une humanité commune à tous. En ce sens, l’identification du cinéaste à l’Indien est remarquable. Je cite une fois de plus Ismail Xavier : « D’après Tonacci, Serras da Desordem peut fonctionner comme métaphore à son propre parcours de cinéaste : entre 1970 et 2000, son cinéma s’est en effet caractérisé par la marginalité et le nomadisme. S’il a réussi malgré tout à élaborer une oeuvre au long cours, investissant des zones limites et établissant un dialogue avec les cultures indigènes, cela s’est toujours fait sans le soutien des circuits d’exploitation, à la fois loin du public et du débat critique »[55] [55] Ismail Xavier, ibid., p. 22. .
Serras da Desordem reste un film peu vu au Brésil, mais il est vrai que la critique brésilienne tente de corriger son omission initiale. Une rétrospective du travail de Tonacci a eu lieu cette année à la Cinémathèque brésilienne, et depuis quelque temps des festivals lui rendent hommage. Différentes publications ont récemment été consacrées au film et à Tonacci[66] [66] Citons notamment le livre dirigé par Daniel Caetano (Daniel Caetano [dir.], Serras da Desordem, Rio de Janeiro, Azougue Editorial, 2008) et le dossier consacré au réalisateur par la revue Devires (« Tonacci », Devires – cinema e humanidades, Universidade Federal de Minas Gerais, v. 9, nº 2, 2012). . À Paris, le film n’avait jamais été vu publiquement avant mars 2010, lorsque j’ai eu l’honneur de présenter une séance au Cinéma des Ursulines, à l’invitation d’Elisabete Fernandes, dans le cadre des Rendez-vous mensuels du cinéma lusophone. Andrea Tonacci m’avait gentiment cédé la seule copie 35mm « internationale » du film, tirée avec des sous-titres en anglais. Les bobines sont arrivées à Paris par coursier depuis Rome, où elles étaient depuis quelques années stockées dans le garage d’un cousin du cinéaste. Après la projection, à la demande de réalisateur, nous avons déposé ces bobines dans les réserves de la Cinémathèque française, qui ne l’avait jamais programmé jusqu’à présent. L’unique séance de ce film monumental dans le cadre de la rétrospective actuelle ne répare pas ces années d’invisibilité. Il faudrait réaliser une rétrospective intégrale de l’œuvre de ce cinéaste marginal, comprenant des titres moins évidents de sa filmographie. Mais c’est déjà un début.
[Quatrième séance : Os Cafajestes, de Ruy Guerra.]