Premier long-métrage de Ruy Guerra, cinéaste né en 1931 à Lourenço Marques (aujourd’hui Maputo), au Mozambique, Os Cafajestes (La Plage du Désir, 1962) marque le point de départ du Cinema Novo. Ce regard étranger sur la société brésilienne constitue en outre le geste inaugural d’un cinéma de l’indétermination de genre, trait distinctif de la longue filmographie de Guerra, qui s’affirmera encore dans Os Fuzis (Les Fusils, 1964), A Queda (La Chute, 1977) et Mueda, Memória e Massacre (Mueda, Memória e Massacre, 1979/80). D’Os Cafajestes à Quase Memória (Quasi-mémoire), réalisé l’an dernier, sans oublier Quand le soleil dort (1954), court-métrage de fin d’études tourné pour l’IDHEC, et Cais Gorjão (Quai Gorjão, 1947/8), film-essai engagé de jeunesse, cette œuvre d’une richesse inépuisable peut être abordée de bien des manières. Pour l’appréhender dans sa singularité, cependant, il ne faut jamais négliger les multiples escales (le Mozambique, le Portugal, la France, le Brésil, Cuba…) qui ont marqué la vie du cinéaste, ainsi que l’imbrication entre l’innovation formelle et l’engagement politique qui traverse toute son œuvre. Cette analyse se concentrera sur la dialectique, sans conciliation, entre le système de représentation du documentaire et celui de la fiction qui caractérise ce cinéma depuis Os Cafajestes. Elle s’organisera autour des modalités d’interpénétration entre le documentaire et la fiction, liées dans ce film à la construction du point de vue.
Pour Guerra, « il n’y a pas de différence entre le documentaire et la fiction »[11] [11] Guerra, Ruy : Schefer Raquel, Entretien inédit avec Ruy Guerra, Paris : 2013, ma traduction. . Le réalisateur souligne ainsi le lien ontologique entre le réel et l’image cinématographique, en même temps qu’il affirme la présence face au médium d’une matière vive et irréductible au cinéma. Ce principe d’équivalence entre le documentaire et la fiction prend la forme d’une tension entre la base sémantique de l’action et la dimension qui découle du sujet du film. À propos d’Os Fuzis (1964), Roberto Schwarz souligne la manière dont l’alternance entre le documentaire et la fiction recoupe la séparation entre le « monde de l’inertie »[22] [22] Schwarz Roberto. Cinema and The Guns. In Brazilian Cinema / édité par Randal Johnson et Robert Stam. New York : Columbia University Press, 1995 (1982), p. 133, ma traduction. du sertão [zone géographique du Nordeste du Brésil, « l’arrière-pays »] et celui de l’intrigue, ce qui permet à Guerra de traiter et de rendre visibles les contradictions historiques et les forces antagonistes de la société brésilienne du début des années 1960. Un principe similaire était déjà à l’œuvre dans Os Cafajestes.
La première séquence possède une dynamique visuelle singulière : il s’agit d’un parcours nocturne dans Rio de Janeiro, tourné en caméra subjective, d’abord à partir d’une voiture en mouvement, ensuite à travers une série de travellings fluides, caméra au poing. Ce sont des impressions fugitives et lumineuses de la ville, une vision flâneuse et remuante, une perception désordonnée et inquiète, proche du cinéma de John Cassavetes. Ce n’est que quelques temps après que le protagoniste, Jandir (Jece Valadão, qui est aussi le producteur exécutif du film), l’un des cafajestes (voyous), entre en scène, au volant d’un cabriolet. Cette séquence, souvent ignorée, est centrale. Elle présente le système énonciatif du film, fondé sur la dualité, la superposition et le passage non marqué entre le point de vue du narrateur et celui du personnage. C’est la première apparition du plan subjectif indirect libre, forme majeure du cinéma de Guerra. En même temps, ce segment met en interaction les deux principales lignes narratives du film — une ligne plus proche du « documentaire » (la représentation de la ville, de la vie, du peuple ; le monde de l’histoire) ; une autre ligne, plus proche quant à elle de la « fiction » (l’univers de l’intrigue). Finalement, cette séquence présente la fonction que le cabriolet aura dans l’économie narrative du film : celle d’un passeur entre les deux systèmes de représentation en conflit. Technologie moderne qui, tel le cinéma, a contribué historiquement au changement de la perception visuelle et spatio-temporelle, l’automobile nous conduit de l’univers de l’intrigue (représenté à travers les mouvements de caméra) au monde de l’histoire (figuré presque toujours à travers le mouvement de la voiture) et vice-versa. Mais elle déséquilibre aussi les frontières. L’effectivité visuelle et narrative du film découle en effet d’un rapport indéterminé — ainsi que des moments d’interpénétration — entre ces deux sphères. Le modèle d’organisation narrative d’Os Cafajestes se fonde sur un principe d’ouverture de l’univers de l’intrigue au monde de l’histoire, ce qui, en déterminant différents modes d’interaction entre le matériau du film, se trouve à la base de sa dimension politique.
En premier lieu, Os Cafajestes est l’histoire d’un complot. Jandir, un lumpen prolétaire, et son complice Vavá (Daniel Filho), un bourgeois dilettante, conduisent Leda (Norma Bengell), la maîtresse d’un riche industriel, à une plage peu fréquentée proche de Rio de Janeiro. L’objectif : la séduire pour ensuite la photographier nue et vendre les clichés à son amant. Dans cette séquence magistrale, décrite par Serge Daney comme un « viol photographique »[33] [33] Daney Serge. Ruy Guerra. La Plage du désir (Os Cafajestes). La maison cinéma et le monde. 2. Les Années Libé 1981-1985. Paris : P.O.L., 2002, p. 335. , culmine le conflit entre le système de représentation du documentaire et celui de la fiction. La dialectique entre ces deux systèmes se décline ici en deux mouvements : celui de la course de Leda derrière la voiture, puis celui du véhicule autour du personnage immobile. Dans la première partie de la séquence, l’errance de Leda, déplacement inutile et incertain sur fond de lutte des classes, est représentée à travers un travelling optique fait à partir de la voiture qui dédouble et devance le mouvement du personnage. Il s’agit de deux mouvements prospectifs qui, s’annulant réciproquement, donnent lieu à une progression figée, immobilisée puisque redondante et sans but. La femme épuisée titube et se laisse enfin tomber sur le sable. Le mouvement connaît alors une libération passagère : la caméra s’éloigne du sujet. Mais, dans la deuxième partie de la séquence, la voiture tourne autour de Leda, dessinant des cercles de plus en plus étroits. La prise de vue constitue ici une procédure méta-narrative : Vává photographie le corps nu de Leda depuis le coffre entrouvert de la voiture. La possession de ce “corps de désir” ne peut se donner dans ce segment qu’à travers le dispositif photographique. Leda est possédée par le regard (le regard de Jandir, celui du dispositif photographique). Ce mouvement rend visible et déstabilise, à travers certaines configurations particulières — superposition optique des points de vue, jeux sur le hors champ, dédoublement du dispositif cinématographique par le dispositif photographique — le processus d’identification cinématographique. Jandir échange le désir de possession de la jeune femme pour un cabriolet, projetant dans cette transaction — une pensée en images du rôle de la valeur dans le procès d’échange — son apparente volonté d’ascension sociale. Le plan-séquence s’achève avec une modification de la vitesse de l’image : l’arrêt sur l’image devient ici l’expression formelle du pathos de Leda.
Le cabriolet est à nouveau un passeur entre le système de représentation du documentaire et celui de la fiction. Cet agencement se fonde sur la superposition optique des points de vue, forme filmique qui découpe des sujets correspondant à des lieux d’observation. La construction de la séquence met en interaction le point de vue des personnages (particulièrement, celui de Leda) et celui du narrateur et de la caméra. Le mitraillage photographique de Leda par Vavá dédouble la tension entre la vision subjective des personnages et la vision « objective » de l’appareil technique. Il y a, dans Os Cafajestes, un glissement énonciatif constant par lequel Guerra rend sensible la confrontation entre les corps et la perception naturelle de l’œil humain avec la modernité technologique (la voiture, l’appareil photographique, la vitesse) et la représentation du mouvement (l’image photographique, l’arrêt sur image, l’image en mouvement), ce qui met en évidence les médiations du processus représentatif et le cinéma comme forme générale de représentation.
Après l’arrêt sur l’image de Leda s’ensuit l’arrêt sur l’image d’un cortège funèbre. Ce jeu sur la fixité et le mouvement constitue une nouvelle ouverture de l’univers de l’intrigue au monde de l’histoire. Le cortège funèbre est en effet une séquence documentaire, comme Guerra me l’a confié lors d’un entretien réalisé à Maputo en 2011. En même temps, elle offre au récit un détour imprévu. Soumise au point de vue de Leda, installée dans la voiture qui retourne à Rio de Janeiro, cette séquence exemplifie la fonction narrative du véhicule précisée ci-dessus. Mais elle donne également forme au passage de Leda d’un sujet vu à un corps-dispositif de vision, ce qu’elle restera jusqu’à l’avant-dernière séquence du film. Dans Os Cafajestes, le monde de l’histoire émerge toujours dans ces moments d’indétermination, à travers un processus complexe de construction du point de vue. La dimension politique du film découle de cette tension irrésolue.
Dans Os Cafajestes, Guerra a voulu traiter le conflit de classes et le « colonialisme interne » qui, selon Boaventura de Sousa Santos[44] [44] Sousa Santos Boaventura de, Entre Próspero e Caliban: Colonialismo, Pós-Colonialismo e Interidentidade, Novos Estudos, juillet 2003, nº 66, p. 29, ma traduction. , caractérise jusqu’à aujourd’hui certaines configurations de pouvoir de la société brésilienne. Mais, ici, cette question n’est pas seulement présente au niveau thématique (l’opposition de classe entre Jandir et Vává ; l’humilité de ce cortège funèbre ; l’économie de la vengeance dans la séquence finale ; le segment au fort colonial de São Mateus de Cabo Frio). La lutte de classes et ces configurations particulières de pouvoir sont questionnées à partir du champ même de la représentation. Le film explore une équivalence entre les formes du pouvoir et les médiations du processus de représentation à travers l’indétermination entre le documentaire et la fiction — et ses différents niveaux d’interpénétration. Guerra établit ainsi un rapport tacite entre le « temps du drame » et le « temps du peuple », pour reprendre la terminologie employée par Althusser dans son analyse d’El Nost Milan de Bertolazzi[55] [55] Althusser Louis. Le « Piccolo », Bertolazzi et Brecht (Notes sur un théâtre matérialiste). In Pour Marx. Paris : Maspero, 1973, p. 142. . Il faut noter que le cinéaste est loin d’être à la recherche d’une conciliation ou d’une synthèse entre les genres. Au contraire, la puissance politique de son cinéma provient toujours de leur déséquilibre, repris à travers presque une trentaine de films qu’il importe de revoir et de réinterpréter dans leur ensemble. Le cinéma de Guerra est jusqu’à aujourd’hui un cinéma de la non-conciliation : un cinéma qui prend en charge, à travers un ensemble de formes filmiques innovatrices et essentiellement déséquilibrées, les grandes thématiques de notre temps.
En guise de conclusion, j’aimerais retracer le contexte de réception d’Os Cafajestes. Le film a fait scandale lors de sa sortie au Brésil en mars 1962. Dix jours après son avant-première à Rio de Janeiro, à laquelle, selon Daney, Truffaut assiste, son exploitation commerciale est interdite pour freiner une intervention imminente des forces armées. Ce film destiné, selon Guerra, « à contrecarrer le cinéma commercial traditionnel »[66] [66] Guerra Ruy : Benayoun Robert, Ciment Michel, Firk Michèle et altri, Entretien avec Ruy Guerra. Positif, juillet 1967, nº 86, p. 4. a été toutefois salué par le public aussi bien que par la critique au Brésil. Après une grande polémique, qui suscite même la censure de certaines scènes par Valadão sans l’autorisation de Guerra, il est finalement remis à l’affiche à la fin avril 1962.
Os Cafajestes fait partie de la sélection officielle de 1962 du Festival de Berlin. Dans son compte-rendu du festival pour les Cahiers du Cinéma, Luc Moullet lui consacre un petit commentaire assez imprécis : le critique le considère « anodin »[77] [77] Moullet Luc, Berlin. Cahiers du Cinéma, septembre 1962, nº 135, p. 28. . Pourtant, il met en avant la séquence photographique. Deux ans après, le film, classé X, sort en France sous le titre La Plage du Désir. Montré au Midi-Minuit, il passe presque inaperçu, malgré les quelques lignes qui lui sont dédiées par Paul-Louis Thirard dans Cinéma et l’article de Michel Mardore paru dans les Cahiers, où le critique souligne « la stupéfiante réalité de ses images » [et] « un scénario qui contient le mobile et la force première du film »[88] [88] Mardore Michel, Diaphragme à quatre. Cahiers du Cinéma, novembre 1964, nº 160, p. 83. . Ce n’est qu’en 1984, vingt ans après, que le film ressort en France dans le circuit de distribution classique. À cette occasion, Daney lui dédie un article dans sa colonne de Libération. Le critique remarque les joints, que « personne ne fumait encore au Brésil »[99] [99] Daney Serge. Ruy Guerra. La Plage du désir (Os Cafajestes), op. cit., p. 334. , clin d’œil à Splendor in the Grass (La Fièvre dans le Sang, 1961) de Kazan. Daney conclut cet article en constatant la « jeunesse » [du film qui] « vieillit »[,] « ce noir et blanc, ce tremblé amateur, ces audaces qui n’en sont plus »…[1010] [1010] Id., p. 335.
[Cinquième séance : Eduardo Coutinho et le cinéma de la parole.]