Si le documentaire cherche sans cesse à atteindre le réel, les films d’Eduardo Coutinho empruntent pour ce faire les voies les plus diversifiées. En utilisant comme outil la parole filmée, le réalisateur invite à un véritable voyage au sein de la mémoire des personnages, et ce dans le but de réveiller les souvenirs lointains qui leur permettront de restituer leur histoire. Cette expédition, partagée avec le spectateur à travers un minimalisme esthétique remarquable, ne s’autoproclame pas représentante de la vérité du monde. Il s’agit de la vérité d’un moment spécifique, celui de la rencontre entre le cinéaste et les interviewés. À partir de ce voyage, les mémoires les plus variées s’inscrivent dans le temps, avec pour but que l’histoire des peuples s’enrichisse de versions autres que l’officielle.
L’œuvre d’Eduardo Coutinho peut être également appréhendée comme une métaphore de la vie du cinéaste, ainsi que des moments les plus dramatiques de l’histoire du Brésil. La culture brésilienne participe en effet de chacune de ses productions. En cherchant la polyphonie de l’individu, les caractéristiques les plus représentatives de la culture brésilienne se font jour dans les discours de chaque personnage. Plusieurs Brésil se dévoilent ainsi à travers des films tournés depuis le nord-est du pays jusqu’à la zone sud de Rio de Janeiro.
Refusant de représenter les êtres comme des modèles figés, Coutinho met en évidence leurs contradictions. Les interviewés, confrontés au regard attentif du réalisateur, se dévoilent. Face aux films de Coutinho, le spectateur se laisse emporter par les paroles des interviewés, partageant leurs drames, leurs inquiétudes et leurs valeurs. Ce qu’invente Eduardo Couthino est un cinéma de la rencontre. Il ne s’agit pas uniquement de la rencontre entre le réalisateur et des réalités inexplorées par le cinéma, mais également de la rencontre du spectateur et l’inconnu qui l’entoure.
Cabra Marcado para Morrer et la préservation de la mémoire du Brésil
Cabra Marcado para Morrer (1984) est peut-être le documentaire le plus emblématique de l’histoire du cinéma brésilien. En proposant une façon complètement inédite de représenter les « citoyens ordinaires » – comme le dit Coutinho –, ce film porte également témoignage d’un des moments les plus critiques de l’histoire du Brésil : la dictature militaire. Le projet filmique, initié dans les années 1960, s’est d’ailleurs transformé au fur et à mesure que le pays entrait dans cette période sombre.
D’abord conçu comme la représentation fictionnelle de l’assassinat d’un leader paysan du nord-est, le film a basculé de la fiction au documentaire. Lors du tournage des premières scènes, l’équipe s’est retrouvée obligée de quitter les lieux de manière précipitée afin de ne pas se faire arrêter par l’armée. La raison officielle pour justifier l’arrêt de la production était que le film constituait une menace communiste pour le pays.
Réfugié au sein de la TV Globo, Couthino a développé une méthode de tournage très particulière, qui mélangeait les techniques du journalisme audiovisuel avec celles du cinéma documentaire. Le réalisateur a passé neuf ans plongé dans cette expérimentation cinématographique, en essayant de trouver des manières hybrides de représenter l’ « autre » à l’écran.
C’est dans les années 1980, à la fin du régime dictatorial, que Coutinho décide de reprendre le tournage interrompu de Cabra Marcado para Morrer, et ce afin de découvrir ce que les paysans ayant participé au projet sont devenus. La figure d’Elizabeth Teixeira, la veuve du paysan assassiné, symbolise tout le processus de transformation que le film a subi, depuis sa conception jusqu’à sa sortie. Elizabeth en effet a dû abandonner sa famille, se réfugier dans une autre ville et changer de nom. Ce film, qui témoigne de la résistance des artistes face à la dictature marque une authentique rupture au sein du cinéma brésilien. Véritable document historique, il montre plusieurs versions d’une des périodes les plus terribles de la politique du Brésil, en plus de promouvoir une ouverture remarquable aux autres champs de l’art, et même de la science.
Du privé au public
Edifício Master (2002) marque une autre rupture. Plutôt que de filmer une favela, comme il l’ avait fait pour ses deux productions précédentes – Santo Forte (1999) et Babilônia 2000 –, le réalisateur s’est penché sur l’univers serein de la classe moyenne, en filmant les habitants d’un immeuble de Copacabana. Pour ce documentaire, il est resté fidèle au principe du tournage en un lieu unique. Le fait de se concentrer sur un espace social donné permet, selon le réalisateur, de connaître plus en profondeur l’univers représenté. Et filmer la classe moyenne constituerait, toujours selon Couthino, une rupture considérable avec les documentaires réalisés dans le pays, dédiés pour la plupart à la question de la pauvreté du peuple.
« Qui est l’être le plus misérable de la terre ? C’est l’être de la classe moyenne. Parce que le pauvre, l’exclu, le prolétaire, pour le chrétien ou pour le révolutionnaire, c’est le sel de la terre. La classe moyenne est un zéro absolu, personne ne s’y intéresse. C’est la plus impuissante des catégories, elle ne peut pas changer les choses, elle n’a aucun intérêt historique »[11] [11] LINS, Consuelo. O documentário de Eduardo Coutinho : televisão, cinema e vídeo, p. 140. Rio de Janeiro: Zahar, 2007 (traduction de l’auteur).
Dans cet entretien avec la chercheuse Consuelo Lins, Coutinho fait preuve d’un remarquable sens de la provocation. Il souhaite se défaire des limites imposées par les modes de représentations instaurés au sein de la production artistique brésilienne, afin de montrer qu’il est possible de porter un nouveau regard sur la société. Tout cela avec un minimalisme esthétique et une acuité inégalés.
Filmer l’intimité des gens sans succomber au sensationnalisme pratiqué par les Reality Shows diffusés à la télévision : tel était le défi de l’équipe d’Edifício Master (2002). Il est apparu que les habitants des 23 appartements, distribués sur 12 étages, ne se connaissaient même pas. Les confessions les plus intimes en disent beaucoup plus sur l’isolement de l’individu au sein de la société moderne que sur sa vie privée. La question qui se pose à l’équipe est alors la suivante : jusqu’à quel point exposer des drames confiés à la caméra sans dégrader l’image de ces gens ? Le documentaire Edifício Master (2002) est ainsi un véritable exercice d’équilibre entre le monde privé et la sphère publique, entre notre désir voyeuriste de connaître la vie des gens et la préservation de leur intimité. La frontière entre ces deux univers se révèle parfois très floue et le spectateur se retrouve souvent perdu au milieu de cette ligne brouillée qui sépare ces deux mondes toujours imbriqués.