Cet entretien a été réalisé dans le cadre de l’atelier d’écriture critique de l’ENS de Lyon et du festival Entrevues de Belfort 2020, qui consacrait une rétrospective à Bruno Podalydès.
Débordements : L’organisation d’une rétrospective autour de votre cinéma encourage à considérer l’ensemble de vos films : avez-vous identifié une forme d’évolution dans votre manière d’écrire ?
Bruno Podalydès : Non, mais je me pose parfois la question de la méthode… Je me la pose même à chaque fois, et caresse toujours l’idée que chaque film génère sa propre façon d’être créé. Cette idée me plait bien. Je n’ai aucun rituel d’écriture et je ne saurais pas commenter une évolution possible. J’ai l’impression d’avoir depuis toujours fondamentalement la même approche : un ensemble de notes que je glane au fur et à mesure de mes journées, que j’archive, que j’étiquette pour les retrouver – sinon, les carnets se perdent. Je finis par avoir une sorte de corpus, et je cherche l’élément déclencheur qui permettra que tout s’agglomère. J’essaie ensuite de tout organiser. J’aime assez cette méthode parce qu’elle m’oblige à être un peu absurde, à passer par des notes qui me plaisent mais qui ne sont pas mues par une arche dramatique. Cela me donne une certaine liberté ; je ne me sens pas tenu d’être dans une avancée du récit où chaque scène découlerait de la précédente. C’est aussi une méthode assez douloureuse car, quand on écrit ainsi, on ne sait pas très bien où l’on va. Mais en définitive, je l’apprécie malgré tout, car je suis parfois surpris moi-même qu’un personnage s’impose, et parce que chaque film à la fin me paraît un peu miraculeux.
D : Vous ne partez donc pas d’une idée de lieu ou de personnage, d’un thème particulier ?
B. P. : Non, mais il y a quand même une image forte autour de laquelle le film va se rassembler. Pour Les 2 Alfred, j’avais cette idée des deux singes suspendus à un drone. Je ne sais pas d’où elle est venue, mais elle faisait corps, elle s’incarnait. Mais je ne pars jamais d’un personnage, je n’y arrive pas. Il y a des acteurs avec qui j’ai très envie de travailler, mais cela ne peut pas marcher ainsi. Pour les endroits, c’est la même chose : il y a des lieux que j’adore, mais cela ne peut pas générer une histoire. Le mot clef dans mes notes, le mot porteur que je consulte assez vite si je cherche une idée plus forte dans une scène, c’est « situation de comédie ». Les idées extrêmement concrètes me stimulent bien plus que des messages, des sujets. Je suis persuadé que les situations révèlent les personnages, et je n’ai pas envie qu’ils soient trop définis parce qu’ils deviendraient dès lors trop prévisibles. J’adore chez chacun de nous nos contradictions. On fait le contraire de ce qu’on aurait voulu. On a tellement de richesses et de contre-indications (presque comme pour les médicaments) que c’en est plus stimulant.
D : Vous parliez d’acteurs avec lesquels vous aimeriez travailler. Vous avez très souvent tourné avec les mêmes acteurs, à tel point qu’on évoque souvent votre « troupe ». Est-ce que cette idée de troupe entre d’une manière ou d’une autre dans votre manière d’écrire ?
B. P. : J’essaie de ne pas penser trop tôt aux acteurs, parce que cela fermerait un peu le personnage : je les connais très bien, et je préfère parfois m’inspirer de quelqu’un de la vie de tous les jours, que je connais moins, qui a donc plus de mystères. C’est en cours de route que je me dis : « tiens, lui quand même, il pourrait jouer ce personnage… ». Je vois ce qu’il ou elle ferait, et cela intègre une part d’inconnu qui va me surprendre, dans des petits détails. Chaque fois, c’est une petite musique qui arrive, qui me ravit et que je n’avais pas forcément envisagée. Et puis ce sont des acteurs peu typés, ils sont souples. Par exemple, Jean-Noël Brouté n’est pas catalogué. Ce n’est pas un méchant, un gentil, un salaud. Il peut être très vulgaire ou extrêmement élégant… Je suis content de les appeler, ils peuvent arriver neufs, non chargés de leurs précédents films.
D : À chaque projet, vous travaillez leur potentiel comique de manière nouvelle ? Je pense par exemple à Florence Muller ou Isabelle Candelier, qui sont dans votre dernier film très exubérantes.
B. P. : Si l’on pense à Isabelle Candelier ou Florence Muller, ce sont des actrices qui adorent composer, être hors d’elles-mêmes. Elles ont un appétit de jeu et de métamorphose énorme. C’est Florence Muller elle-même qui m’a proposé que son personnage ait subi une chirurgie esthétique un peu ratée. Je n’avais pas le budget pour le faire, mais elle s’est scotchée les peaux et a mis une perruque assez rudimentaire ; elle est arrivée à la cantine, les gens ont posé leurs couverts, ne la reconnaissant pas. « Qu’est-ce que cette créature, presque flippante ? » C’était génial. Isabelle, c’est pareil. On est en état de complicité parfaite, d’allégresse. Cela vient naturellement parce qu’il y a de l’amitié, une espèce de connivence très agréable qui nous permet d’improviser. C’est au dernier moment que je lui ai dit de parler espagnol dans Les 2 Alfred, parce qu’elle avait attaqué tellement fort la scène qu’on s’est dit : « autant y aller à fond ». Ils n’ont pas trop le trac, ils osent proposer des choses.
D : C’est une forme de disponibilité, sur le plateau, aux propositions de vos acteurs ?
B. P. : Cela se joue en général au moment de l’essayage des costumes. C’est très souvent à ce moment-là qu’on trouve le personnage avec un comédien. Parce qu’on essaie différentes choses et que l’habit fait le moine : on voit la tendance, l’exagération possible, ou au contraire la réserve nécessaire. C’est dans des détails très concrets qu’on définit un personnage. Il n’y a pas d’improvisation dans mes films au niveau du dialogue ; cela se joue plutôt quand on fait la mise en place le matin, quand on file la scène. On voit si cela peut partir plus loin, ou au contraire s’il vaut mieux jouer de manière plus retenue. On sent cela de manière ultime et au dernier moment, avec la saveur de la première fois. Je ne veux pas répéter mes films. Je préfère qu’on se jette à l’eau, qu’on prenne le risque de découvrir, de ne pas trop réfléchir.
D : Souvent, on dit que votre cinéma est « burlesque » sans véritablement définir ce terme, sans vous questionner concrètement sur ce que cela signifie. Alors, qu’est-ce que c’est pour vous, le burlesque ?
B. P. : C’est vrai que c’est très flatteur. Moi je rêverais de faire des films burlesques. Je ne pense pas faire du cinéma burlesque. J’ai une attirance, une tentation burlesque, et j’essaie qu’il y ait toujours une scène ou deux qui soient burlesques dans mes films. Pour moi, c’est l’engagement du corps, la chute, quelque chose qui se casse la gueule, qui est physiquement raconté sans plus passer par le dialogue. J’essaie d’avoir une scène physique, et c’est vraiment un combat car cela coûte plus cher. Il faut prendre un cascadeur ou mettre au point en amont un mécanisme qui se détruise sans faire mal, qui soit en même temps impressionnant… J’adorerais aller plus loin dans le burlesque, mais il faut vraiment avoir beaucoup d’idées. Disons que c’est ma quête. Mais il y a autre chose : les acteurs burlesques. On n’en a pas tant que cela. Jean-Noël Broutë pour moi est vraiment un acteur de burlesque, il fait avec son corps, il est une dynamique, une souplesse, une création, une invention, dans tous les films. Dans Le Mystère de la chambre jaune, il a une façon très élégante de sauter par-dessus les barbelés. C’est assez précieux.
D : Mais il pourrait aussi y avoir quelque chose d’autre qui définirait le burlesque et qui peuple vos films : ce sont tous ces objets. Le corps est constamment en relation avec des objets concrets.
B. P. : Oui, je crois que le burlesque, c’est détruire. Il y a une forme d’instinct à la destruction, peut-être lié à l’enfance : casser le jouet. Parce que l’enfant sent peut-être qu’il peut le dominer… Si l’on pense aux 2 Alfred, il y a le « Webot », cette espèce de moniteur qui se balade, qui permet à quelqu’un à distance d’être physiquement présent, ce truc débile mais qui existe vraiment… Mon premier réflexe a été de me demander comment le détruire. C’est comme chez Chaplin ou dans À nous la liberté de René Clair : la tentation immédiate, la pente, quoi qu’on fasse, c’est détruire. Mais je respecte beaucoup les objets, et dans la vie je ne les détruis pas du tout, au contraire même. Je pense qu’il faut en prendre soin. C’est la phrase que dit Catherine Deneuve dans Bancs publics : « il faut prendre soin de nos objets ». Quand on dit « l’objet », ce n’est pas l’objet en soit, on inclut son histoire, sa fabrication, son esthétique.
D : Vous parlez de destruction mais il y a aussi un rapport à la fabrication dans vos films. Il y a chez vous un goût prononcé pour le mode d’emploi.
B. P. : Oui, le bricolage. Le mode d’emploi, c’est crucial. Les enfants sont très mal à l’aise avec un mode d’emploi, même un plan de Lego, parce que c’est l’injonction du parfait : « si vous faites comme cela, ce sera bien ». Il y a beaucoup de gens qui refusent par fierté le mode d’emploi, parce qu’il inclut l’acte guidé. Mais il y a en même temps une jubilation à suivre le mode d’emploi car on se met en conformité avec ce qu’on attend de nous… Il y a ce confort génial du truc pensé avant nous, du plan Ikea, où tout s’agence parfaitement ; une forme de confort intellectuel énorme de la route balisée. Certains ne supportent pas l’autoroute. On est obligé d’être très modeste devant un mode d’emploi.
D : À la fin des 2 Alfred, les drones finissent par partir en vrille. Vous avez souvent cette tentation de laisser aux objets leur vie propre.
B. P. : En tout cas l’effet comique pour moi, c’est le décalage entre les aspirations de l’homme et le résultat de ses entreprises – et ce depuis Liberté-Oléron ! Dans Les 2 Alfred, il y a des objets un peu prétentieux qui se veulent high tech comme le webot ou le drone. Ce qui m’amuse, c’est l’écart entre la prétention du projet et le fait qu’il accouche d’une souris.
D : À plusieurs moments du film, un gros drone tombe par terre sans que personne n’y fasse attention, un peu à la manière des bouses extraterrestres dans Coin-coin et les z’inhumains de Bruno Dumont. Serait-ce le symbole d’une forme de menace qui nous tomberait dessus ? A moins que cela dise que les drones aussi peuvent avoir une forme de lassitude ?
B. P. : J’aime bien qu’on puisse avoir d’autres interprétations que la mienne, ne pas éteindre celle des autres. Ces drones qui tombent sans que personne n’y fasse attention, cela me raconte que quelque chose se déglingue et qu’on s’habitue à la déglingue. On continue de faire nos vies, nos trajectoires, alors même que le décor commence à tomber. On ne le relève pas. C’était l’une des sources comiques. Je m’étais basé sur ces trottinettes partout dans Paris, en plein milieu du trottoir, échouées, à bout de course. Les gens passent à côté sans relever leur enchevêtrement.
D : Comment choisissez-vous vos objets ? Il y a forcément une hiérarchie.
B. P. : J’ai remarqué que j’ai un gag marrant (le mot gag me fait peur mais disons plutôt un truc marrant) qui revient régulièrement : dans plusieurs de mes films, il y a un objet trop gros. Par exemple, la boite de mouchoirs d’Adieu Berthe, très grosse pour les gens qui auraient un gros chagrin. Dans Bancs publics il y a d’énormes doses à café, la grosse perceuse, … Le changement d’échelle me faire rire. Il permet de voir l’objet, tout bêtement, parce qu’il prend plus de place. Les capsules à café énormes, on est obligé de les considérer. Mon complice, mon accessoiriste depuis mon premier film, Bruno Lefèbvre, me fabrique la plupart du temps les objets que je dessine. Lui aussi amène de très bonnes idées ; c’est lui qui a fabriqué le petit véhicule qui transporte le téléphone télécommandé à la fin des 2 Alfred. Ou encore l’éjecteur d’œuf… ce qui est drôle, c’est qu’on ait une idée en écrivant et qu’elle finisse par exister. C’est génial, c’est le cinéma. On n’a par ailleurs aucune raison de fabriquer un éjecteur d’œuf, c’est improbable. Mais pris à plusieurs dans le tournage, on finit par croire à l’existence de ces objets-là. La grosse boite à mouchoir a fini par devenir un élément de notre paysage. J’ai dessiné les drones des 2 Alfred, j’avais vraiment une idée précise en tête. On les a fabriqués avec une imprimante 3D. Les objets m’importent autant qu’un décor. Quand je cherchais le décor des bureaux, je suis allé partout. J’ai trouvé des lieux saugrenus, invraisemblables. Par exemple, des bureaux avec du sable, une sorte de plage dans un énorme hangar. Quand ils arrêtaient de travailler, les cadres couraient dans les locaux en maillot de bain. Mais il n’y avait pas d’eau, pas de piscine, rien ! Au tournage, cela aurait été compliqué avec tout ce sable. On a trouvé un espace vide, et il restait une serre qui traînait là. Je me suis dit « tiens ça pourra faire un espace de bureau ». C’est ce qui a fait décor, un village de serres comme autant de cellules.
D : C’est l’objet qui détermine toute une situation ?
B. P. : Peut-être, oui. J’avais un projet de court-métrage pendant un temps, au sein duquel tous les objets prenaient en charge le récit sans passer par des acteurs. Dans une cuisine, quand le presseur de purée levait la main, cela faisait « Heil Hitler », des trucs idiots… Je ne sais plus ce que faisait le coupe-œuf… j’avais plein d’objets qui pouvaient incarner une fonction. Depuis, j’ai envie que les objets soient le vecteur de quelque chose, et que cela soit comique. J’ai des moments de plaisir où l’objet personnifie, personnalise, devient un corps.
D : Dans vos films, tout part de quelque chose d’extrêmement concret. Bécassine, par exemple, est mue par un grand sens pratique. Et à la fois, cette matérialité est contrebalancée par une forme d’élévation ou de grâce. Où pourrait-on situer le point de jonction entre ces deux aspects ?
B. P. : Je pense que beaucoup d’objets sont porteurs du génie humain. J’avais une rouleuse de clope : en refermant la boite, la clope était roulée. Avoir cette idée… c’est génial. Sans passer par le Concorde, il y a plein d’objets géniaux qui me font rire. L’objet est un réservoir d’intelligence. Il contient une histoire déjà humaine ; cette sophistication est souvent le fruit de plusieurs générations. Mais je suis moins admiratif des objets électroniques, des téléphones par exemple. Ce ne sont que des messagers, la plupart des choses qu’on y lit sont ailleurs. Ce sont des pupitres de consultation. Ce n’est plus l’objet lui-même qui est porteur de sa richesse.
D : Vous avez évoqué votre goût pour la magie, pour l’illusion, qui passe par un rapport particulier à l’objet. Les objets permettent d’aller plus loin, d’accéder à une forme d’imaginaire ? Ils sont capables de nous révéler quelque chose ?
B. P. : Oui, je crois. Ils sont déjà porteurs d’une histoire humaine, d’un usage qu’on ne connait plus. La magie, je n’y pensais pas, mais c’est exactement l’illustration de cela. L’idée qu’un objet a des secrets me ravit. J’ai plein de boites à secrets qui contiennent des double-fonds. D’ailleurs, dans la famille des objets, il y a la boite ! C’est un énorme chapitre en soi. J’aime beaucoup la magie des objets, plus que celle des cartes par exemple. J’aime l’idée que l’objet soit plus que ce qu’il n’est, un peu comme une âme. On est plus que ce qu’on est. Par la noblesse de ses matières, son histoire, sa fabrication, son concepteur, son possesseur, l’objet est plus que ce qu’il est… Quand je fais de la magie, j’ai beaucoup de tours où je raconte l’histoire d’un objet : un gobelet, par où il est passé, pourquoi il a cette forme…
D : Tout à l’heure, vous ne vouliez pas parler de « gags ». Qu’est-ce qui vous déplait dans ce mot ?
B. P. : Le mot gag me fait peur et me fait rire à la fois. Quand on me dit « c’est un film avec plein de gags », je ne suis pas sûr que le film soit extraordinaire, j’ai une forme de réticence. Si le gag ne marche pas, c’est comme une histoire drôle qui ne fait pas rire. Il y a derrière le mot un petit côté « artisan pas terrible ». Le gag me paraît toujours isolé, sans aucun lien avec une situation. C’est quelque chose d’un peu bête, extrêmement ponctuel, donc facilement oubliable. J’ai connu pas mal de gens qui cherchaient des gags. Je ne suis au contraire pas mu par l’idée de trouver le truc drôle détaché du reste. Je préfère toujours que ce soit nourri par la situation, qu’il y ait un cheminement. Gag est un peu mécanique ; je me souviens d’un clown qui avait des gags en magasin, quel que soit le contexte. C’était un peu flippant.
D : Est-ce qu’à l’écriture, vous laissez l’idée comique vivre pour elle-même, ou est-elle toujours pensée en rapport à une avancée dramatique ?
B. P. : L’idée plaisante, c’est d’espérer qu’on puisse avoir droit à un dérapage, une sortie de route. J’adore les digressions, elles me font rire. C’est cela qui est si amusant pour beaucoup de gens : on est embarqué malgré soi dans des choses qui nous entraînent plus loin, on tombe alors dans le total dérapage. Mais il faut malgré tout, dans un long métrage, que l’échappée soit acceptée.
D : « L’un n’empêche pas l’autre », c’était le titre de la chronique que vous avez tenue dans les Cahiers du cinéma, au milieu des années 1990. Il correspond très bien au personnage d’Albert Jeanjean, mais aussi à d’autres personnages. Alexandre aussi aimerait ne pas avoir à faire de choix.
B. P. : À l’indécision, je préfère l’idée d’irrésolution. « Ne pas se résoudre à… », avancer sur deux skis. Je trouve souvent que l’irrésolution est une forme d’honnêteté intellectuelle. Je pense que beaucoup de gens se racontent qu’ils ont choisi, qu’ils ont tranché. Parce que c’est affirmer un pouvoir. Mais c’est une illusion, on est sacrément ballotté de toute façon. Choisir, c’est renoncer, et c’est ce qui est douloureux… mais s’il faut renoncer aux Rolling Stones pour aimer les Beatles, c’est un peu bête. Cette injonction au choix est très prégnante, dans plein de domaines. Il faut lutter contre ce truc très adolescent, mais qui continue toute la vie, de devoir trancher à propos de choses qui ne s’opposent pas, en réalité. Beatles ou Rolling Stones, Laurel ou Hardy, le café ou le chocolat, … J’ai coutume de penser qu’on peut aborder des choses très différentes et que si l’on aime Ozu, cela n’exclut pas d’aimer Zidi, pour rester dans les Z… « Ne pas se résoudre », j’aime assez l’idée. J’aime ce temps suspendu où l’on considère tous les possibles. Bien sûr, quand je fais un film, je suis constamment tenu de décider pour tout. Mais je m’arrange quand même pour que ce soit éventuellement les événements qui décident pour moi : la météo par exemple. Et je sais que cela m’ira très bien. Je suis toujours dans l’idée d’accompagner mais pas de trancher au sens autoritaire, contraire au mouvement des choses ou des gens.
D : « Il faut admettre sa propre évidence », comme vous l’écriviez dans votre chronique. C’est ce vers quoi tendent vos personnages ?
B. P. : Oui, et puis c’est peut-être une réaction à ce à quoi j’ai été éduqué. Il ne fallait pas suivre sa pente. J’ai eu une éducation catholique et tout se faisait toujours dans l’effort, il fallait aller contre ses penchants, synonymes de facilité. À la limite, si l’on était un peu bon en anglais, il fallait travailler l’espagnol. À l’école, n’en parlons pas… mais c’est vrai dans plein d’autres domaines. Mes propres pentes, je les ai découvertes très tard. C’est rigolo de voir où va son évidence, d’y aller, donc de vivre, plutôt que de toujours essayer d’atteindre autre chose… cela m’amuse et me touche. « Ne pas monter bien haut peut-être mais tout seul ».
D : Vos personnages, au-delà de cette irrésolution, s’attachent à de tout petits détails, de tout petits objets ; ou bien sont mus par de grands idéaux, vont vouloir embrasser l’intégralité du monde mais se retrouvent dans un tout petit ruisseau. On pourrait presque parler d’un comique de l’anecdotique.
B. P. : Oui. C’est faire avec ce qu’on a : c’est l’idée de s’en remettre à la météo par exemple. Je disais à notre équipe sur le tournage de Dieu seul me voit : « c’est un cadre, il est merdique, mais c’est notre cadre ». En quelque sorte, « c’est une anecdote, elle est merdique, mais c’est notre vie ». On est obligé de s’approprier et d’aimer ce qu’on traverse, car j’ai l’impression que c’est une source de bonheur. On a toujours le rêve d’autre chose, d’être en dehors de notre vie. C’est un excellent moteur, on fait de belles choses grâce aux rêves. Mais, malgré tout, on est dans une disjonction permanente entre ce qu’on vit et ce à quoi on aspire. C’est ce qui peut nous faire souffrir. Donc j’aime assez cet état où l’on se rend compte que ce n’est pas terrible, mais que c’est là.
D : La voix, la parole, est l’élément sonore prégnant dans vos films. Les personnages échangent beaucoup. Mais souvent, la parole ânonne, hésite, n’arrive pas à dire ce qu’elle voudrait.
B. P. : Pour moi, les dialogues, c’est de l’action. Évidemment, il n’y a pas un mec qui court avec un flingue, mais l’action est prépondérante dans le dialogue. J’en fais ma matière première. C’est ce qu’il y a de plus vivant, c’est là où je prends le plus de plaisir. C’est d’ailleurs le champ que je partage avec mon frère, notre terrain commun. Denis écrit les dialogues avec moi, la dialectique, le ping-pong des répliques, c’est là où tout prend vie. Cela continue de me fasciner, à quel point on peut toujours réduire les dialogues : on passe d’une scène de cinq pages à deux pages… C’est beaucoup de travail mais c’est vivant, elliptique, j’aime qu’on imagine beaucoup plus que ce qui est dit. C’est l’éternelle jouissance du langage, d’arriver à dire en trois mots ce que d’autres diraient en trois phrases. C’est le nerf de la guerre. Et c’est très curieux parce que j’ai tout le souci inverse en permanence. J’essaie constamment d’aborder une scène si possible sans dialogues. J’y arrive rarement. Je m’intéresse beaucoup à la BD et je ne supporte pas les BD avec beaucoup de bulles. J’ai ce souci de me passer de la parole, et malgré tout c’est elle qui triomphe ! Mais j’essaie en tout cas de faire en sorte que mes dialogues ne soient pas trop émetteurs de messages signifiants ou moraux.
D : En même temps, dans beaucoup de situations, les corps peuvent aussi être un frein : Albert Jeanjean va jusqu’à vomir. Il y a une trivialité du corps, comme une rigidité qui peut empêcher la communication ou la rendre problématique. Mais votre cinéma reste celui de la rencontre. Qu’est-ce qui relie les personnages entre eux, finalement ? La danse ?
B. P. : Ah oui ! Je crois que la danse nous sauve. Je pense à une scène dans Liberté-Oléron… les parents sont un peu accablants, et je ne voulais pas que ce soit un couple qu’on rejette. Ma façon de nous les faire aimer un moment a été de les faire danser ensemble, un soir tous les deux avec le phare en poster derrière. Il y a un jeu de séduction entre eux, de complicité de couple auquel les enfants n’ont pas accès. A ce moment-là, c’est la danse qui les sauve, aussi maladroite, aussi éphémère soit-elle. Peut-être que j’ai ça, une tentation, une pente, la danse. Comme quelque chose de fondamentalement paisible.
D : À propos de paix, j’ai lu quelque part que vous affirmez faire des « films de paix ». Est-ce que vous pourriez préciser ?
B. P. : C’était en opposition aux films de guerre. Cela se dit un peu moins peut-être… Je fais des films de paix parce que je ne m’ennuie pas dans la paix. Beaucoup d’êtres humains peuvent avoir la tentation de la guerre pour rompre avec le cours du temps et créer de l’action. Moi je sais que je ne me lasserai jamais de filmer un square avec des enfants qui jouent, des amoureux sur un banc, des joueurs d’échec. Filmer la paix, je le sens profondément. Le petit bateau dans le bassin. C’est peut-être ennuyeux parfois parce qu’il ne faut pas avoir peur des conflits, il faut trouver de l’adversité. Mais je trouve qu’il y a tellement de conflits dans la vie qu’on n’a pas besoin de conflits internationaux au cinéma. Au contraire, ces derniers nous empêchent de penser à notre propre destin. Parce que la guerre est un aimant tellement facile… on entend aujourd’hui, pour parler de la pandémie, d’un « conseil de défense ». Il y a une tentation de la guerre dans le langage qui nous détourne, nous aimante vers quelque chose d’extérieur à nous. Comme si l’on devait subir quelque chose au-dessus de nous : l’épidémie. On reste malgré tout maîtres de la situation. On n’a pas à employer ces mots qui nous éloignent de nos propres responsabilités.