Burlesque pour la liberté

À propos de The Pilgrim (1923), le dernier court métrage de Charlie Chaplin

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le 18 octobre 2023

Il y a cent ans, Charlie Chaplin mettait en scène son ultime court métrage. Si The Pilgrim montre l’aboutissement de plusieurs années de tournages intenses et l’indépendance conquise de Chaplin dans le choix et le traitement de ses sujets, il illustre plus singulièrement encore les insignes puissances poétiques du burlesque. Admiré par les jeunes poètes qui allaient découvrir de nouveaux moyens poétiques dans les manifestations de l’inconscient, le burlesque de Chaplin participa même à caractériser les traits du surréalisme avant le Manifeste d’André Breton en 1924. Cent ans plus tard, il frappe peut-être plus fort encore par son comique profondément surréaliste[11] [11] Le poème d’Aragon Charlot mystique (1920) est à cet égard exemplaire, où les motifs déjà surréalistes de la femme aimée, de la vie moderne frénétique et de la subversion de la logique dans les films de Chaplin fournissent matière poétique. Du reste, c’est aussi en tant que critique de cinéma qu’Aragon a décrit l’admiration qu’il portait pour le « comique avec ses moustaches et ses sourcils ». , car libérateur de toutes les entraves psychiques et morales.

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Avant tout, il est l’histoire d’une libération. Charlot s’est évadé de prison, il échange dans sa fuite son uniforme rayé pour la soutane noire dérobée à un pasteur distrait pendant sa baignade. Quand il s’échappe d’un train pour fuir le shérif, il est reçu à la première gare par le diacre et les dévotes de la petite ville qui attendaient impatiemment l’arrivée de leur nouveau berger : son costume lui assure le meilleur accueil.

Chaplin surréaliste

Ce que The Pilgrim a de plus surréaliste est assurément son gag du chapeau qui a recours aux mécanismes du rêve pour révéler ce qu’il y a d’effrayant dans les valeurs de l’ordre. Invité chez le diacre pour quelque réjouissance, le faux pasteur tente malgré sa gaucherie d’aider Miss Brown, une jeune femme qui lui plaît beaucoup, à préparer le gâteau. À leur insu, un garnement turbulent escamote la pâtisserie sous le chapeau rond dérobé à un invité. Distrait, Charlot le couvre abondamment de crème et de fruits confits. Il essaie ensuite de découper devant les invités les parts impossibles du chapeau, tranche vainement avant de découvrir le gâteau intact sous le couvre-chef. Ici, à un autre niveau d’analyse, on peut sentir la puissante charge inconsciente du gag, en vérité une scène de cannibalisme symbolique. Car il est en fait question d’un hors-la-loi qui découpe un gâteau devenu une tête pour de sages bourgeois garants de la morale s’apprêtant à la dévorer ; c’est le cauchemar d’un condamné à mort, la hantise de la tête coupée mise en scène par un inconscient persécuté (et même si aux États-Unis, on pendait, la guillotine frappe mieux l’esprit par sa sophistication).

Cette tendance paranoïaque du personnage est le principal ressort comique en cela que, même déguisé en pasteur, l’évadé ne cesse d’agir comme le fugitif qu’il est. Il se coince dans la barrière du jardin de Miss Brown et se tient aux barreaux de la billetterie de la gare comme à ceux d’une cellule ; en soutane, il se cache sous le wagon comme un clandestin au lieu de monter à l’intérieur avec son billet. Ainsi, Charlot se conduit comme un fou. Et c’est sans nul doute dans les similitudes notables du geste burlesque exubérant et imprévisible de l’acteur avec le geste irrationnel du malade mental que ce genre cinématographique a tant frappé entre autres le jeune Breton se destinant à la psychiatrie, puis poète particulièrement intéressé par « les grands ‘égarements’ de l’esprit humain[22] [22] André Breton, « L’art des fous, la clé des champs » (1948), in Œuvres complètes, tome IV, Écrits sur l’art et autres textes, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 2008, p. 726-731, notice p. 1358-1359. ». Du reste, dans ses gestes d’enferment hallucinatoire, ne reconnaissons-nous pas que trop bien en Charlot cette condition d’internement particulièrement carcérale des malades mentaux à cette époque ?

Dans l’église pour donner leur culte à ses fidèles, tout se passe comme s’il prenait soudainement place au cœur d’un procès. Les choristes au nombre de douze sont rassemblés comme des jurés. Face à lui, les fidèles aux mines austères le scrutent avec le regard suspicieux du juge. Confondu, l’ingénu criminel prête serment au-dessus de la Bible comme l’accusé. Sauf que, très vite, l’art burlesque transfigure ces apparences : du tribunal de la pénitence, et sans changer de décor, on passe au théâtre : le chant du chœur, Charlot l’applaudit énergiquement ; son sermon, il l’improvise sur sa scène apostolique dans une magnifique pantomime — cinéma muet oblige — du combat de David contre Goliath dont il consulte le « scénario » dans la Bible grande ouverte derrière lui. Seul un enfant reconnaît dans son sermon un beau spectacle et l’applaudit. Mais, sauf par le théâtre libérateur, on voit en filigrane dans ces situations burlesques partout l’ombre d’une prison.

Burlesque du désert

Autant que le texte sacré de la Bible est changé par le burlesque en pantomime, le genre du western, auquel s’essaie pour la première fois Chaplin dans The Pilgrim, est l’occasion là aussi de tout transformer en jeu. Parti pour récupérer l’argent dérobé à Miss Brown par un ancien compagnon de cellule, il retrouve celui-ci pris au piège dans le saloon au milieu d’un hold-up. Cette scène d’action est l’irruption la plus brusque du western dans The Pilgrim. Charlot transforme à vue d’œil son costume de pasteur, relève son col, plie son chapeau et s’improvise un bouc sur le menton pour enfin se changer en petit Buffalo Bill. Avec sa nouvelle apparence, il interrompt l’attaque et récupère l’argent dérobé de Miss Brown, puis enfin s’enfuit aussi vite qu’il est apparu.

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À l’image de son personnage, précipité au milieu du désert, parmi les cow-boys et les hors-la-loi, le burlesque se déguise en western. Mais il n’est pas question ici de faire un pastiche du genre. Si The Pilgrim associe le western au burlesque, c’est pour désigner plus expressément l’utopie sociale dont les deux sont porteurs.

Démasqué, le fugitif doit être remis en prison. Contre toute attente, le shérif le libère à la frontière avec le Mexique. Sauf que Charlot est si innocent qu’il veut bien être coupable : il ne laisse pas partir son bienfaiteur, le poursuit avant que celui-ci ne l’abandonne pour de bon de l’autre côté de la frontière où son autorité ne vaut plus. Esseulé au milieu du désert, à la limite entre les deux pays, Charlot ne peut se résoudre ni à rester aux États-Unis ni à fuir au Mexique. Devant ce dilemme, il ne lui reste plus qu’à prendre une résolution burlesque, en fait la seule possible : un pied ici, l’autre là, il suit l’invisible frontière en l’enjambant comiquement, sautillant coupé en deux par la séparation imaginaire.

La dialectique du pays et de la liberté individuelle — typique du western — est ici exprimée avec une puissance poétique sans pareille car dans une pure situation burlesque qu’aucun western n’aurait jamais pu employer. Au-dessus de sa frontière invisible, Charlot se fait conscience de la migration humaine articulée moins au territoire qu’à la coexistence : ce n’est pas le désert même du Mexique qui le chasse, mais une fusillade de bandits, et ce ne sont pas les paysages de l’Amérique qui l’angoissent, mais sa justice qui condamne.

Délivrance burlesque

L’écartèlement de Charlot au-dessus de la frontière est l’image d’une liberté qui certes fait défaut, mais qui est aussi le premier pas vers sa réalisation. À la lisière des deux pays, à l’endroit même de cette bande étroite où commencent et prennent fin leurs entraves, son corps en trait d’union devient le lien inattendu au point de leur séparation. Il est le pionnier — western oblige — d’un nouvel espace qui, même infime et invisible encore, ouvre sur un autre monde.

Antiréaliste au possible, burlesque au plus haut point, ce gag est déjà en soi une libération qui s’opère au seul moyen du geste sans limite sinon celles de la fantaisie de l’acteur qui par son art devient « le fou authentique [qui] se manifeste par des expressions admirables où jamais il n’est contraint, ou étouffé, par le but ‘raisonnable’[33] [33] Joseph-Marie Lo Duca cité par Breton dans « L’art des fous, la clé des champs » (1948), Op. Cit.  » Le geste burlesque, acte de liberté absolue, prépare la libération concrète.

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