Peninsula, de Sang-Ho Yeon (sortie le 21 octobre 2020). On n’en finirait pas d’énumérer les défauts de Peninsula, cuisante déception après la bonne surprise du Dernier train pour Busan : de ses courses-poursuites lorgnant vers Mad Max à peine dignes d’un Resident Evil à ses foules de zombies désincarnés, de son rythme qui troque l’alternance de pauses et de tensions de son prédécesseur contre un surrégime permanent. Pourtant, au cœur du marasme, une chose retient l’attention : durant un long finale lénifiant, où la famille recomposée va enfin pouvoir s’échapper de cet enfer, l’adolescente Jooni – peut-être le plus beau personnage du film – lâche à son grand-père mourant : « pour moi, ce n’était pas un enfer. » On pourrait passer sans s’arrêter sur cette réplique, si elle ne revenait quelques minutes plus tard pour clore le film définitivement : une humanitaire tombée d’un deus ex machina prévisible dit au même personnage qu’un nouveau monde l’attend, à quoi elle répond que l’ancien lui allait très bien.
C’est vieux comme Romero : dans un monde infesté de zombies, le vrai danger vient des humains, et ceux qui ont survécu dans la Péninsule sont du pire cru qui soit. Cruels, fourbes, bestiaux, ces résidus de l’armée nationale ont formé une société qui s’avère moins un décalque de la nôtre qu’une communauté primitive, « cueillant » ses ressources et « chassant » ses divertissements dans les ruines environnantes. Et pourtant, dans ce milieu hostile, une famille – une mère, ses deux filles et un vieux soldat fou – a réussi à leur échapper pour vivre en autonomie, dans un monde fait essentiellement d’entraide et de jeu. Les deux sœurs s’adonnent ainsi au slalom automobile nocturne entre les décombres et les créatures, détournant leur attention à coup de voiture téléguidée, ce qui donne lieu par ailleurs à quelques beaux moments, malheureusement vite redondants. Et c’est au cours de l’une de ces virées qu’elles viennent en aide à Jung-seok, ex-soldat mutique en quête de rédemption après n’avoir pu sauver sa sœur et son neveu. Ce dernier découvre le microcosme où vit le clan hétéroclite, et la tendre bienveillance qui les unit. Lui-même sera pardonné d’avoir abandonné cette famille à son sort quatre ans plus tôt, alors qu’il aurait pu les emmener vers le dernier bateau qui quittait la presqu’île.
C’est cette liberté d’aller et venir, ainsi que les liens entre les membres de la famille, qui risquent de disparaître dans le monde qui les attend. Ce monde, Cheol-min, beau-frère de Jung-seok, l’a quitté justement parce qu’il ne pouvait s’y faire une place. Partir de Hong-Kong, où les Coréens sont considérés comme des parias contagieux, pour retourner « chez lui » devait lui procurer l’occasion de devenir riche, mais il y retrouvera surtout un peu de son humanité, en luttant pour sa survie, d’abord, au sein de jeux du cirque mettant des survivants au prise avec des zombies, puis surtout en se sacrifiant pour sauver Jung-seok. Ce dernier commence d’ailleurs l’aventure à l’état de mort-vivant, tiré du sommeil dans son taudis par une poignée de mafieux. La noirceur ironique du film est là : le pire n’est ni le zombie, ni les survivants, mais bien le monde extérieur qui détourne les yeux, dont les institutions tiennent la Corée en isolement depuis quatre ans, comme semble s’en réjouir un communiquant sur un plateau télévisé, tandis que les citoyens hongkongais traitent ses ressortissants comme des pestiférés. A choisir, mieux vaut vivre en humain dans un monde de zombies qu’être pestiféré au sein d’une humanité malade.
Florent Le Demazel
Heureux comme Lazzaro, d’Alice Rohrwacher (sortie le 7 novembre 2018 – diffuser sur arte.tv du 10 au 17 novembre 2020). Lazzaro est l’homme à tout faire d’une communauté de paysans maintenue en servage par une aristocrate déclinante. Son bonheur évoqué dans le titre ressemble à un reflet inversé de celui d’Alexandre Le Bienheureux : comme dans le film d’Yves Robert, son prénom résonne partout dans la vallée pour répondre à telle ou telle tâche. Mais là où le personnage de Noiret, d’un hédonisme gentiment subversif, ne rêvait rien tant que de flemmarder au lit, Lazzaro semble se faire une joie de répondre à la moindre sollicitation, même la plus dégradante. Sa servitude lui convient, comme la seule réalité possible et imaginable : donner son pain au chien du marquis, Tancrède, est pour lui chose normale. Pourtant, lorsque qu’une amitié se noue entre eux, et que l’aristo lui apprend à crier au loup, Lazzaro commence à ne plus répondre comme un chien quand on l’appelle.
Au mitan du film, cette communauté est précipitée du féodalisme dans le présent néo-libéral : au gendarme qui leur promet des salaires et des contrats, le film répond par une scène, très réussie, où des migrants de différentes origines sont amenés à vendre leur main d’œuvre aux enchères pour espérer du travail dans l’agriculture. Alors que la marquise tenait ses serfs par l’endettement perpétuel, les « prolétaires de tous les pays » sont mis en concurrence sur le marché du travail : symbole de ce passage d’un mode de domination à l’autre, c’est le même personnage, Nicola, le percepteur de la marquise, qui s’est reconverti en enchérisseur. Dès lors, comment s’étonner que la famille de Lazzaro soit passée du servage paysan au lumpenprolétariat urbain : leur exploitation passée semble les avoir dégoûtés à tout jamais du travail, agricole en particulier. A cette servitude originelle, ils semblent préférer une liberté fragile faite de menus larcins.
Cette existence déjà précaire est remise en cause par les retrouvailles avec Lazzaro, réveillé par un loup après un sommeil de quinze ans. Sa sœur, Antonia, verra en lui un saint, dont la bonté et l’innocence l’obligeront à remettre en question ses actes. D’une représentation matérialiste claire, le film glisse ainsi vers une dimension à la fois mystique et morale, comme si les membres de sa famille s’amélioraient au contact de Lazzaro. Au morceau de pain donné au chien semble répondre le don de pâtisseries d’Antonia à un Tancrède ruiné : à travers une offrande onéreuse, la famille fait à son tour preuve d’altruisme, qui plus est envers ceux qui l’ont exploitée jadis, retrouvant de fait un surcroit d’humanité.
Cette dignité nouvelle est suivie d’une révélation esthétique, sous les grandes orgues d’une église, comme si cet acte de bonté les avait rendu disponibles, capables d’entendre autre chose que la nécessité matérielle. Et in fine, c’est à ce moment-là que, pour la première fois, une idée politique germera en leur sein : et si on occupait le domaine, laissé à l’abandon, et que l’on produisait sans patron ? Illumination bien vite balayée d’un sourire : « la musique t’est montée à la tête ». C’est qu’on ne se défait pas facilement de sa fidélité aux puissants. A l’image de la conclusion qui voit Lazzaro se rendre dans une banque pour demander que l’on veuille bien restituer sa propriété au marquis déchu. Pris pour un braqueur, il sera lynché par les clients : peu importe qui tient la laisse, le chien reste un loup pour l’homme.
F. L. D.